Alors que le gouvernement présente son " plan de cohésion sociale ", qui peut aujourd’hui sérieusement prétendre que la France n’a pas besoin de réformes libérales ? Certains agitent le spectre de l’ultralibéralisme.
Mais quand les dépenses publiques atteignent 54 % du PIB, est-ce être ultralibéral que de penser que trop c’est trop ? On rejoint ainsi l’opinion de la grande majorité des Français, riches et pauvres, qui se sentent accablés d’impôts et de charges. Mais aussi celle de beaucoup d’experts qui pensent que la dimension prise par la sphère publique, tant sur le plan fiscal que réglementaire, est une des causes du chômage persistant.
Hélas le terrain est miné. Trop de réformes libérales contre-productives, trop de tentatives velléitaires ou mal préparées, trop de confusions et de maladresses ont, il faut bien le dire, discrédité aux yeux d’une majorité de l’opinion française non seulement l’idée de libéralisation mais même celle de réforme !
La tentation est dès lors de jouer l’immobilisme, ou de n’entreprendre que des réformes homéopathiques, en restant prêt à les retirer au moindre frémissement. Inutile de dire qu’une telle politique, celle du chien crevé au fil de l’eau, serait catastrophique pour la France.
En regard, s’exprime dans certains milieux de la majorité l’aspiration inverse : celle de réformer à tout va, n’importe quoi, n’importe comment. On réclame à corps et à cris " des réformes, des réformes ! " sans même dire lesquelles. Aux yeux de certains libéraux, tout ce qui bouge est bon. Un certain libéralisme brouillon s’apparente ainsi au " bougisme " dénoncé par Pierre-André Taguieff.
Pour les ministres qui n’ont d’autre souci que de bouger, la solution de facilité consiste à suivre les propositions de leurs services, à prendre ce qui se trouve, comme on dit " dans les tuyaux ". Contrairement à ce qu’on imagine, nos grandes administrations ne sont pas statiques : elles sont elles-mêmes des machines réformatrices. Mais leurs projets sont le reflet de la culture propre à ces institutions et, faute d’impulsion politique forte, suivent peu ou prou la même logique qui a présidé aux réformes opérées dans leur secteur depuis vingt ou trente ans. C’est dire que moins qu’un remède au mal, elles en sont plutôt la cause. Témoin les innombrables réformes pédagogiques opérées à l’Education nationale. On tremble d’entendre annoncer, avant même que la nouvelle équipe ait pu prendre ses marques, une réforme des programmes, certainement concoctée par les services avant son arrivée.
La voie de l’immobilisme et celle de la réforme à tout va risquent d’avoir le même résultat : on essayera d’abord le réformisme brouillon, puis, face à la levée prévisible de boucliers, on se résignera à ne rien faire.
La nécessité d’une réflexion stratégique
C’est pourquoi il est temps que la réforme libérale fasse l’objet, non seulement d’incantations désordonnées mais d’une véritable réflexion stratégique.
D’autant que beaucoup de réformes prétendant aller dans ce sens, réalisées au cours des dernières années, se sont avérées contre-productives ou porteuses d’effets pervers. La privatisation de TF1 a installé la contestation au cœur même de la " chaîne de référence " : ne pouvait-on se douter que, bien plus encore que l’État, un groupe de travaux public, aurait un déficit de légitimité à combler dans un milieu journalistique dominé par la gauche ? La libéralisation du prix des carburants a fermé la plupart des stations d’essence hors des grandes villes, l’instauration d’opérateurs autonomes en matière de rail ou d’électricité n’a amené que des complications. Il faudrait évoquer aussi certaines expériences étrangères de privatisation des services publics peu concluantes.
Quelle stratégie faut-il donc suivre ?
Tout d’abord ne jamais perdre de vue que le libéralisme bien entendu a une finalité sociale. Il faut non seulement le penser mais le répéter. Tout le débat sur la révision des 35 heures a été biaisé parce qu’il fut abordé par la droite dans une optique " punitive ", on n’y rappelait presque jamais que le but de l’assouplissement ne pouvait être que l’amélioration du pouvoir d’achat. Les économistes savent qu’il y a un lien direct entre la hausse inconsidérée du SMIC et la stagnation de la masse des salaires ( par le biais du volant de chômage) : il ne faut pas chercher d’autre raison au fait que la part salariale dans la plus-value soit plus élevée dans les États-Unis de George Bush que dans la France de Jacques Chirac : cela doit pouvoir être expliqué à l’opinion. Mais encore faudrait-il que nos gouvernants l’aient compris : l’importante hausse du salaire minimum prévue en juillet permet d’en douter. Qui osera comme l’ont fait les Anglais mettre en vente les logements HLM à des pris avantageux ? Voilà bien pourtant un exemple de libéralisme social.
Plus difficile : les réformes ne doivent pas prendre une tournure antinationale. Les grands libéraux anglo-saxons, Reagan et Thatcher furent des nationalistes. Il est probable que sans la guerre des Malouines, celle-ci n’eut pas pu accomplir son programme de réformes, très impopulaire. La tendance en France est à l’inverse. Nous sommes encore marqués par l’esprit de Vichy qui ne concevait les grandes réformes que sur fond de repentance, un climat d’humiliation nationale : " Vous allez voir ce que vous allez voir, on va vous faire marcher au pas, il faudra vous résigner à vous mettre aux normes ". Hier Berlin, aujourd’hui Bruxelles ! L’idée qu’il faut punir le peuple français de ses excès sociaux, le castrer de sa " différence " supposée, accompagne héla trop souvent le discours réformateur. On ne aurait mieux faire pour le rendre indigeste. Il n’est naturellement pas question de déclarer la guerre à qui que ce soit. Mais si le ministre des Finances annonce une politique industrielle vigoureuse, affichant le souci de préserver le patrimoine national, son discours réformateur risque d’être mieux entendu : Nicolas Sarkozy semble l’avoir compris si l’on en juge d’après ses positions dans les affaires Alstom et Sanofi-Aventis. La réforme du statut de l’EDF (à supposer qu’elle s’impose) passerait sans doute mieux si elle s’accompagnait d’une ambition positive, comme la relance du programme nucléaire.
Une finalité sociale
Le libéralisme ne doit jamais perdre de vue sa finalité sociale, il ne saurait apparaître comme antinational. Ceci posé il ne faut pas tout réformer. Une bonne stratégie doit établir une hiérarchie entre les réformes les plus nécessaires et celles qui le sont moins. Selon quel critère ? Deux suffisent : réduire les prélèvements obligatoires (autrement bien sûr qu’en accroissant les déficits), relancer l’emploi. Non seulement ces objectifs se rejoignent : la lourdeur des charges est la principale entrave à l’emploi, mais ils correspondent aux deux principales aspirations des Français, au moins dans le domaine économique et social : il n’est pas nécessaire de donner avec ostentation dans la " politique de proximité " pour le savoir. Au demeurant les Français ne sont pas mauvais juges : les deux handicaps essentiels de la France sont bien aujourd’hui ceux d’un chômage persistant ( et bien plus élevé que ne le laissent apparaître de chiffres biaisés par toutes sortes d’artifices) et de dépenses publiques excessives.
L’autre critère est celui du coût social. Il y a moyen pour un gouvernement peu inspiré de lancer des réformes n’apportant strictement rien ni en termes d’impôts ni en termes d’emploi, tout en suscitant le mécontentement maximum : le transfert des personnels de l’éducation nationale aux collectivités locales en est un exemple parmi d’autres. La bonne réforme est celle qui fera avancer le plus les problèmes évoqués au coût social le plus réduit. Et si, comme il faut le craindre, le conflit est inévitable, on ne saurait l’aborder sans une réflexion tactique forte : chercher le meilleur terrain pour ne pas avoir à reculer, éviter comme on le fit en novembre 1995 d’attaquer sur plusieurs fronts à la fois. Les gouvernants ont pris l’habitude de laisser ces questions à l’improvisation et c’est dommage.
Ces critères amènent à remettre en cause certaines réformes, pourtant dans l’air du temps, au contenu symbolique fort mais dont le coût politique risque d’être élevé. Osons le dire : il n’est pas sûr qu’il soit bien utile de changer le statut de la fonction publique ou même celui d’EDF et de la SNCF, quelles que soient les pressions européennes en ce sens: le coût politique exige en tous cas qu’on en mesure le rapport en termes de réduction des dépenses publiques ; une réforme de l’éducation nationale qui ne conduirait pas à des économies serait une occasion bien inutile de troubles. Rien de plus pernicieux qu’une réforme qui soit seulement idéologique, qui amène des problèmes là où il ne s’en posait aucun.
Il est aussi des réformes dont le principe n’est pas contestable mais dont le moment peut n’être pas opportun. Faut-il aujourd’hui pousser les fonds de pension, qui sont une manière de subventionner l’épargne, au moment où celle-ci est pléthorique et la consommation atone ?
Le mouvement endogène de certaines administrations, que leur culture propre porte depuis des décennies à pousser dans un sens qui génère toujours plus de dépenses, doit être détecté et contrecarré : ainsi l’intercommunalité, marotte du ministère de l’intérieur, qui génère toujours plus de structures ou l’action sournoise en faveur de l’hôpital public, dont le prix de journée est pourtant supérieur à celui des cliniques privées poursuivie avec persévérance par les services du ministère de la santé.
A fortiori faut-il mettre fin au projet absurde de décentralisation lancé par l’actuel gouvernement et qui ne peut qu’inciter les collectivités locales à générer de nouvelles dépenses. Que les déficits interdits aux autres collectivités que l’État soient reportés sur ce dernier ne doit pas faire oublier la responsabilité des entités non étatiques, collectivités locales et Sécurité sociale. Que la grande majorité des régions soient passées à gauche devrait permettre à un gouvernement de droite de renverser hardiment la vapeur en contrôlant, comme le font la plupart des pays, les niveaux de dépenses et d’impositions des pouvoirs locaux, ce qui n’a jamais été fait jusqu’ici en France.
Le souci de contrôler les dépenses publiques ne doit pas cependant pas faire recourir à des facilités qui sacrifieraient l’avenir du pays. La politique familiale, gage d’un maintien du niveau des naissances, doit être préservée. Les dépenses militaires doivent faire certes l’objet d’une rationalisation toujours plus poussée mais ne sauraient pour autant servir de variable d’ajustement, comme ce fut le cas au temps de la gauche.
Que reste-t-il donc à faire ? Beaucoup. Une réforme enfin sérieuse de l’État, ayant pour principal objectif de limiter le nombre de fonctions et donc de fonctionnaires, ce qui passe par une remise à plat des procédures, y compris les plus menues. C’est la seule manière de ne pas passer à côté de la chance historique offerte par le passage de la moitié des agents publics à la retraite d’ici 2015. L’encouragement systématique à la création d’entreprises et le desserrement des contraintes de toutes sortes qui entravent l’initiative. Un meilleur contrôle des dépenses de santé, un réexamen de l’assiette de cotisations sociales, que l’on pourrait asseoir, comme le proposa une fois Valéry Giscard d’Estaing sur la partie du salaire dépassant le SMIC (si tant est que celui-ci doivent être maintenu en l’état), un meilleur contrôle des nombreux abus des systèmes sociaux. Le travail, comme on le voit, ne manque pas. Mais l’opinion ne doit jamais perde de vue que le but de ces réformes est l’augmentation de son pouvoir d’achat et de l’emploi. Ce n’est qu’en gardant obstinément les yeux fixés sur leur finalité sociale que l’on pourra faire accepter aux Français des réformes libérales.
Roland Hureaux est essayiste. Dernier ouvrage paru, Les Nouveaux Féodaux, le contresens de la décentralisation (Gallimard 2005)
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