La fin de la grande grève à la SNCF et à la RATP a quasiment coïncidé avec la mise en ligne du cinquième rapport du Conseil d'orientation des retraites. Une quinzaine de jours plus tard, en dépit des concessions de grande ampleur faites par la direction [1], un nouveau préavis de grève vient d'être déposé à la RATP ; quant à l'Opéra de Paris, la grève de quelques enragés fait qu'il continue à fonctionner par intermittence et dans des conditions de fortune.
Dans ces conditions, il n'est pas inutile de revenir sur la réforme des retraites, sans se limiter aux régimes spéciaux, que le gouvernement et l'Elysée ont eu tort de traiter séparément [2].
Chacun connaît le triangle des retraites : l'âge de cessation d'activité, le taux de prélèvement, et le montant de la pension mensuelle. L'objectif des pouvoirs publics était, et reste – officiellement – d'amener les Français à augmenter fortement le premier, de façon à ne pas avoir à majorer lourdement le second, ni à diminuer douloureusement le troisième.
Le Conseil d'orientation des retraites (COR), dans son rapport du 21 novembre, constate que l'effet des réformes de 1993 et 2003, complétées par quelques mesures ponctuelles, n'a pas été et ne sera pas conforme à cette volonté : il est modeste en ce qui concerne l'âge de retrait du marché du travail, conséquent pour ce qui est des ressources affectées aux retraités, et va fortement dans le sens d'une paupérisation relative de ces citoyens.
L'évaluation pourrait être encore améliorée, mais elle est déjà claire, et le temps nous est compté : il faut d'urgence diagnostiquer quelles erreurs stratégiques ont été commises, et mettre au point des axes de réforme autres que ceux qui ont conduit à l'échec.
L'erreur conceptuelle et stratégique qui a été commise se comprend en observant le COR présenter les trois sommets du triangle des retraites, qu'il a rebaptisé abaque : il voit en eux les trois leviers d'action [3] dont disposeraient les pouvoirs publics. En réalité, seul le taux de prélèvement peut être fixé par les pouvoirs publics ; les deux autres variables prennent des valeurs qui résultent du comportement des travailleurs et des employeurs autant que de décisions prises par le législateur et l'autorité réglementaire. Quant à ces décisions, elles sont nombreuses et variées : par exemple, les règles d'indexation des salaires portés au compte de chaque assuré ont une influence importante sur le niveau des pensions, mais elles se combinent avec une dizaine d'autres paramètres (les barèmes de décote, de surcote, le nombre d'années d'assurance requis pour avoir droit au taux plein à un âge donné, cet âge, les règles d'indexation des pensions, le nombre maximal d'annuités prises en compte, les dispositions qui président à la valorisation de l'éducation d'enfants, etc.). Les choix effectués par les assurés jouent également un grand rôle.
Autrement dit, le gouvernement et le COR sous-estiment gravement le rôle des dizaines de millions d'acteurs directement concernés. Cette attitude s'observait déjà en 2003, quand le Premier ministre et le ministre des Affaires sociales de l'époque assuraient aux Français : nous allons sauver vos retraites. Qu'on le regrette ou qu'on s'en réjouisse, il n'est pas au pouvoir de l'Etat de sauver la retraite des Français, pas plus qu'il n'est en son pouvoir de leur assurer un niveau de vie élevé : il peut seulement mettre en place des institutions et des règles du jeu rendant plus ou moins facile l'obtention d'un bon revenu d'activité et d'une retraite confortable par ceux qui veulent retrousser leurs manches ; le reste dépend de la façon dont les acteurs jouent leur jeu.
Système D
En matière de croissance économique, le système D permet parfois d'obtenir de bons résultats malgré l'inadaptation des institutions. S'agissant des retraites, les sottises du législateur sont plus sûrement lourdes de conséquences : si les pouvoirs publics ne comprennent rien au film, le système D parvient moins bien à compenser.
Que devraient donc comprendre nos dirigeants ? Que les êtres humains agissent majoritairement avec courage et efficacité s'ils voient clairement que leur bien-être et celui de leurs proches dépend de leur comportement. S'ils disposaient d'un système de retraites par répartition simple, mettant en œuvre le principe cher au président de la République – en travaillant plus intelligemment, plus intensément et plus longtemps, on améliore sa situation à la retraite comme durant la vie active – alors les Français sauveraient eux-mêmes leurs retraites.
Hélas, un patchwork de 200 régimes, rendu incompréhensible par des décennies de réformes empilées les unes sur les autres, ne permet pas aux Français de se sentir acteurs de leurs propres retraites. Ils ont le sentiment de participer à une sorte de jeu de hasard aux règles absconses et fluctuantes ; dès qu'ils en ont la possibilité, en joueurs prudents ils empochent leurs gains et quittent la table de jeu. C'est ce que dit la présidente de la CNAV, avec d'autres mots : ils ont peur que surviennent des changements qui leur seraient défavorables, et liquident donc leur pension dès que possible.
La technique des réformes paramétriques est à bout de souffle. Elle peut susciter des grèves et des manifestations, comme en 2003 et comme aujourd'hui, mais elle ne peut pas amener les Français à prendre en mains leurs problèmes de retraites. L'atout de la France, ce sont les hommes et les femmes qui la peuplent ; cet atout est neutralisé dans le domaine des retraites par l'absurdité, l'injustice et la complication du système. Une refondation s'impose.
*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Lyon 3.
[1] Il apparaît de plus en plus probable que les contreparties accordées par la RATP, mais aussi la SNCF, conduiront à augmenter les coûts plutôt qu'à les diminuer. Ainsi par exemple les cheminots pourront-ils obtenir une pension supérieure de 10 % à celle d'aujourd'hui, en effectuant deux années et demi de service supplémentaire (Les Echos du 6/12/2007) : cela revient à les faire bénéficier de la surcote en sus de leurs anciens avantages...
[2] Depuis des années, je préconise une réforme big-bang , adoptée par référendum, unifiant la totalité des régimes, et convertissant en points du nouveau régime unique tous les droits obtenus dans les anciens régimes par les cotisations versées avant le big-bang. Le Sénat s'intéresse à cette manière de faire, puisque Dominique Leclerc, le sénateur rapportant sur les aspects assurance vieillesse du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2007, écrivait dans son rapport : À la lumière des difficultés rencontrées pour mener à son terme le dossier des retraites à la RATP ou celui des régimes ASV des professions médicales conventionnées, il faut peut-être réfléchir à l'opportunité de recourir à une méthode opératoire plus rapide et plus efficace, de type big-bang. À une date donnée, on changerait ainsi de système, sur le modèle du passage du franc à l'euro, le 1er janvier 2002. Ce scénario éviterait d'avoir à gérer pendant des années des conflits à répétition.
[3] Ve rapport du COR, p. 71, disponible sur le site de ce Conseil.
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