La parole de Dieu n'est pas à vendre. Il reste que sa diffusion passe par des moyens éditoriaux qui ne peuvent s'affranchir des lois économiques, mais aussi déontologiques. Et c'est là que le bât blesse. La publication d'un document religieux majeur, l'Abrégé (ou compendium) du catéchisme de l'Église catholique, donne lieu à l'une de ces querelles regrettables dont le microcosme catholique français a le secret. Nous ne joindrons pas nos voix à la polémique militante, mais nous ne pouvons pas éluder certaines questions.
AU POINT DE DEPART, UN CONSORTIUM
Un consortium constitué des trois principaux éditeurs religieux français : Bayard, Le Cerf et Fleurus-Mame, a signé avec la Librairie éditrice vaticane un contrat par lequel leur est attribuée l'exclusivité de l'édition, de la publication et de la vente de ce Compendium pour la France. Sont associés à l'entreprise un éditeur belge (Fidélité) et un éditeur suisse (Saint-Augustin) pour leurs pays respectifs. Ce contrat a été signé, disent-ils, sous l'égide de la Conférence épiscopale française ; ce ne serait pas anormal puisque les évêques sont les premiers responsables de l'enseignement de l'Église dans leurs diocèses.
Annoncé de longue date, répondant à un vrai besoin, demandé par Jean-Paul II puis promu par Benoît XVI lors des dernières JMJ, l'ouvrage s'annonçait comme un best seller (450.000 exemplaires vendus en deux mois en Italie) ; les éditeurs français n'ont donc pris aucun risque. Ils en avaient plutôt sous-estimé le succès : un premier tirage de 100.000 exemplaires mis en place au début du mois de septembre a rapidement été suivi d'un second de même importance. Et ce, malgré un prix élevé : il est en effet vendu 18 euros. Gros grain de sable qui va gripper la machine pourtant bien huilée des éditions religieuses françaises.
Parallèlement, une autre édition francophone a vu le jour, demandée par la conférence épiscopale du Bénin qui a fait publier un Abrégé pour son propre pays, mais aussi pour le compte du Cameroun et sans doute d'autres pays francophones d'Afrique. Elle a confié la réalisation de l'ouvrage à un éditeur local, les Éditions catholiques du Bénin, qui l'a sous-traitée à un prestataire français et fait imprimer en France. Le texte est évidemment identique. Seules différences : l'absence de préface, un peu moins de pages, plus une, mais de taille, le prix fixé à 7 euros, c'est-à-dire moins de la moitié de l'édition officielle française...
Un tel écart a suffi pour qu'un importateur étranger voie la faille et vende cette édition sur l'Internet, non sans réussite : il semble que de nombreuses collectivités françaises se soient approvisionnées directement auprès de lui au lieu de passer par les éditeurs "officiels".
Ces derniers n'ont pas manqué de réagir avec véhémence, dénonçant une "édition pirate" et un acte de "contrebande" (pas moins !) qui concurrencent leur produit de manière "déloyale". Déterminés à éliminer l'intrus, ils intentent une action en justice. Et mobilisent tout l'establishment, la presse institutionnelle avec La Croix(du groupe Bayard) en tête, mais aussi Libération qui s'en amuse, le Syndicat national de l'édition et le réseau des librairies religieuses où, pourtant, on n'a jamais vu l'ombre d'un exemplaire de l'édition béninoise. Pendant ce temps, une pétition circule, qui dénonce la situation et s'offusque d'une telle réaction.
LES FAUSSES PISTES A ELIMINER
Une observation liminaire s'avère nécessaire. Tous les textes officiels de l'Église sont librement disponibles, non seulement dans leur langue originelle mais aussi en traduction dans les langues les plus courantes ; chacun peut y accéder, soit directement sur le site Internet du Vatican, soit sur les sites propres des diverses congrégations, et les télécharger, au moins pour son usage personnel. Ainsi du Compendium que l'on trouve, en français, sur le site de la Congrégation pour le clergé, en attendant qu'il le soit sur celui de la Congrégation pour la doctrine de la foi à l'instar du Catéchisme de l'Église catholique.
De plus, le Vatican a pour usage de ne pas demander de droits d'auteurs sur les textes officiels qui sont publiés par des éditeurs commerciaux, afin d'en faciliter la diffusion. Toutefois il peut arriver qu'il y fasse exception ; ce serait d'ailleurs compréhensible lorsqu'il s'agit d'ouvrages importants qui requièrent un gros travail éditorial, comme le Catéchisme ou le Compendium. Les droits sont alors régis par les contrats d'édition conclus par la Librairie éditrice vaticane dans le cadre de ses fonctions statutaires.
Présentement, le caractère partiel et contradictoire des informations disponibles sur ce point précis ne permet pas de lever le doute ; néanmoins, on supposera provisoirement que des droits d'auteur sont versés au Vatican, et que les normes de la profession ont été appliquées.
Cela dit, trois fausses pistes sont à écarter dans le procès fait à l'édition béninoise.
1/ Une édition "pirate" ? Non évidemment. L'édition béninoise est parfaitement régulière : elle a été réalisée avec l'accord du Vatican, dans le même cadre que l'édition française ; l'éditeur est connu et référencé ; l'imprimeur aussi ; le dépôt légal a bien été effectué.
2/ Une violation de la loi Lang sur le prix unique du livre ? Pas davantage, quoi que que prétendent les éditeurs français. C'est l'éditeur qui fixe le prix auquel les diffuseurs et libraires sont tenus de vendre son ouvrage, sous réserve d'un rabais limité à 5%. À éditeur différent, produit différent et prix différent : on en a de multiples exemples avec tous les ouvrages de littérature dont les droits sont tombés dans le domaine public.
3/ Violation du contrat d'exclusivité ? Probablement pas, dans la mesure où le contrat conclu par les éditeurs français ne concerne pas, a priori, la "vente en ligne" réalisée par un commerçant installé hors de France et qui s'approvisionne ailleurs. Il appartiendra aux tribunaux éventuellement saisis de se prononcer sur ce point au vu du contrat qui sera produit et dont les bénéficiaires n'ont évidemment pas dévoilé toutes les clauses ; mais il y a fort à parier, compte tenu d'une jurisprudence maintenant bien établie (1), que ce moyen fera long feu, en particulier au regard du droit européen de la concurrence.
En revanche, les éditeurs français pourraient bien être accusés devant les mêmes juges, avec quelques bonnes raisons, d'abus de position dominante et de pratiques anti-concurrentielles.
OU SONT LES PROBLEMES ?
Ils sont au nombre de deux.
D'abord le prix ! Un rapide calcul, reposant sur les paramètres standards de la profession, le montre. Prenons pour hypothèse un tirage à 200 000 exemplaires dont le taux d'invendus et de retours techniques sera minimal (10%, soit 180.000 ventes), s'agissant d'un ouvrage très attendu et à durée de vie longue ; tous les coûts ont été rapportés à l'unité vendue :
- l'investissement éditorial est très faible puisque le texte, y compris la traduction et l'index thématique, a été intégralement établi à Rome et qu'il est simplement reproduit ; le poste le plus onéreux, sans être considérable, est probablement celui de l'iconographie ; on peut estimer cet investissement à 20.000 euros, soit 0,11 euro par exemplaire ;
- les droits d'auteur sont habituellement compris entre 6 et 12% du prix de vente HT (2) ; sous la réserve indiquée plus haut, on retiendra 10%, soit 1,71 euro par exemplaire ;
- les coûts d'impression sont parfaitement connus, et pour un tel tirage peuvent être arrêtés à 230.000 euros, soit 1,28 euro par exemplaire ;
- les coûts de distribution ne comportent ni marketing ni promotion, à ce que l'on sache ; seuls sont à prendre en compte les coûts de mise en place et de commercialisation qui sont payés sous forme de marge laissée au distributeur et au libraire, marge habituellement comprise entre 30 et 40% du prix de vente HT ; pour une marge moyenne de 35%, ils s'élèvent à 6 euros par exemplaire.
Les charges externes se montent donc à 9,10 euros par exemplaire ; et par différence la marge brute des éditeurs à 7,96 euros, c'est à dire à 46,7% !
Bien sûr, il leur faudra acquitter leurs propres frais généraux que les modèles habituels forfaitisent à 25% du prix de vente HT. Après cette déduction, ils se gardent néanmoins une marge nette (avant impôt) de 21,7%, à raison de 3,70 euros par exemplaire vendu ; soit un résultat global de plus de 660.000 euros. Et si le Vatican n'a pas prélevé de droits d'auteurs, la marge nette augmente à due concurrence pour passer à 5,4 euros par exemplaire, soit 32%, et atteindre au total près d'un million d'euros. Quoi qu'il en soit, à ce niveau, on est en droit de s'interroger.
Si les éditeurs français avaient voulu sortir un livre au prix le plus faible possible, c'est-à-dire au prix coûtant, même avec des droits d'auteur, le calcul montre qu'ils auraient pu le vendre à 6 euros (3)... Et à ce prix, porter le tirage à 3 ou 400.000 sans craindre de saturer la demande !
Ces éditeurs se sont donc adjugés une rente de situation que chacun qualifiera à son gré, mais qui contredit ouvertement l'objectif que le pape, au nom de l'Église et en vue de son bien commun, a assigné au Compendium : pouvoir être mis à la portée du plus grand nombre, de la façon la plus accessible. De fait, les éditeurs européens ont généralement fabriqué deux éditions, une "haut de gamme", à un prix qui n'est cependant pas supérieur au prix français (18 euros en Italie, mais 13 euros en Allemagne par exemple) et une "bon marché" pour une diffusion large (9,50 euros en Italie, et 6,90 euros en Allemagne). Pourquoi les éditeurs français ne l'ont-ils pas fait ? Est-il légitime que leur soit laissée, ou qu'ils se soient octroyés à eux-mêmes, la faculté de se constituer ce qu'il faut bien appeler vulgairement une "vache à lait" au détriment du public catholique ?
Deuxième question, la politique éditoriale des services de la Conférence épiscopale française.
Il s'agit moins ici de porter un jugement que d'examiner aussi objectivement que possible une réalité qui pose problème. Trois politiques sont en théorie possibles.
L'actuelle, qu'elle soit voulue ou subie, s'avère scabreuse. Son dysfonctionnement en effet n'est pas sans rappeler des précédents fâcheux qui, pour n'être pas entièrement comparables, ne sont cependant pas dénués d'analogie : par exemple la publication du missel Ephata en 1988 ou celle de la Bible des Peuples en 1999, l'une et l'autre par Fayard qui, on l'aura noté, n'appartient pas au petit monde des éditeurs religieux, et contre lequel des campagnes intenses avaient été déclenchées, pas entièrement désintéressées. Malgré les polémiques où chaque protagoniste avait sa part, et au-delà d'arguments juridiques ou politiques qui se sont souvent révélés médiocres, on a quand même découvert alors des situations qui eussent mérité davantage de clarté et de rigueur.
Y a-t-il quelque chose de similaire dans la présente affaire ? Par exemple une tentative d'évincer du marché un ou plusieurs éditeurs qui ne font pas partie du sérail ? Ou bien des royalties qui seraient versées à un organisme quelconque, et pour quelle raison ? Ou simplement, la volonté de tel ou tel éditeur du consortium de soigner sa mauvaise santé financière ? Questions que l'opacité du dossier laisse ouvertes, hélas.
On est donc en droit de s'interroger sur le contrôle que la CEF exerce, ou n'exerce pas, sur des éditeurs qui se disent catholiques et qui monopolisent la publication d'ouvrages "officiels" dans de telles conditions, dès lors qu'ils affirment opérer sous son égide ? En fin de compte, qu'il y ait contrôle ou non, ce qui vient de se passer démontre l'existence d'un sérieux problème, et conduit à récuser cette mauvaise habitude du monopole, concédé on ne sait comment aux uns et refusé aux autres, fût-il temporaire ou tournant comme cela s'est parfois trouvé.
Une autre politique est possible, celle que suit la conférence épiscopale américaine : à la différence des conférences européennes, elle est son propre éditeur. Que cette voie soit également parsemée d'obstacles non moins délicats à franchir ne fait aucun doute ; et que la CEF ne souhaite pas s'y aventurer, on peut le comprendre : que lui faudrait-il se réserver et que laisser aux autres éditeurs, catholiques ou non ? Quelle part reconnaître à la liberté d'entreprendre dans ce domaine ? La frontière serait délicate à tracer, et vraisemblablement toujours contestée.
Reste une troisième voie, raisonnable et prudente : celle de la liberté de publication sans exclusivité ; et dans le cas où l'exclusivité apparaîtrait indispensable pour des raisons objectives, que celle-ci résulte d'un appel d'offres lancé en bonne et due forme par la CEF, sur la base d'un cahier des charges précis. Il appartient ensuite à chaque éditeur de faire son métier et d'apporter une réelle valeur ajoutée : pour un ce sera la rapidité de mise en place, pour un autre ce sera la modestie du prix de vente en vue d'une diffusion massive, pour un troisième ce sera l'appareil des notes et commentaires, etc. Le public n'en sera pas moins bien servi ; et chacun y gagnera, notamment en transparence.
Ne serait-ce pas le corollaire normal des objectifs que se donne l'Église en vue de l'accessibilité maximale des documents proposés aux fidèles ?
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(1) Cf. par exemple ce qui est arrivé aux constructeurs automobiles qui se prévalaient également de contrats d'exclusivité avec leurs concessionnaires à l'encontre d'importateurs étrangers qui commercialisent leurs véhicules en France.
(2) Sachant que le prix public de l'édition officielle est de 18 euros, et la TVA de 5,5%, le prix HT qui sert de base aux calculs s'élève à 17,06 euros.
(3) En effet, bien que ce ne soit pas parfaitement logique d'un strict point de vue économique, les postes de charge les plus lourds sont toujours calculés en pourcentage du prix de vente ; d'où leur grande variabilité. Certains taux auraient sans doute été revus à la hausse, principalement les coûts de commercialisation, mais sans changer significativement le résultat. C'est ce qui explique d'une part la course aux best seller qui font vivre la profession, d'autre part et surtout la force des éditions à bon marché.
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