"Priez pour moi, afin que je ne me dérobe pas, par peur, devant les loups." Lors de la messe inaugurale de son pontificat en ce beau 24 avril 2005, Benoît XVI avait demandé aux fidèles, venus très nombreux lui accorder leur confiance, de le soutenir par leurs prières.
Avec beaucoup de joie et de ferveur, encore toute interdite par les événements si forts qu'avaient été la mort de Jean-Paul II et l'élection d'un pape allemand, la foule avait promis et adhéré à la supplique du serviteur des serviteurs. Nouveau "pasteur" ayant revêtu le pallium, Benoît XVI avait expliqué dans son homélie le sens symbolique des brebis dont il avait à paître le troupeau.
Le risque de ne plus se taire
Étrange pressentiment que cette métaphore des loups ! Le Christ lui-même ne l'avait-il pas utilisée dans une des paraboles les plus singulières de l'Évangile ? Elle prend aujourd'hui une épaisseur douloureuse avec la levée de bouclier de la presse et du monde islamiste étrangement alliés. Comment, devant ce qu'on est obligé de considérer comme un discours de "haut vol", comme un discours historique, peut-on en arriver à cette dose d'incompréhension ? et de surinterprétation ?
Au moment où l'on commence à admettre avec Luc Ferry [1], après André Malraux en 1956 déjà [2], que l'islam porte en lui des germes de totalitarisme, cet islamisme fanatique dont on a encore pleuré il y a peu les ravages américains, alors qu'on nous rebat les oreilles de la faute d'un Pie XII qui se serait tu sur les horreurs du nazisme, voilà qu'un pape, en Bon Pasteur, ose dire ce que beaucoup pensent, avec toute la force de la vérité, lui le "collaborateur de la vérité" et qu'on le hue [3]! Quelle injustice criante [4] ! Les loups sortent, et hurlent toujours avec les loups. Dans une sorte d'affectif anesthésiant et d'émotion ambiante malvenue, l'essai de comprendre, l'effort d'intelligence lumineuse faits par le pape sont poignardés...
L'écueil de l'"absolue transcendance" de Dieu
Reconnaissons-le, la vérité, glaive à double tranchant qui va au cœur des choses, n'est pas aimée. Pire, nous n'avons même plus la culture pour comprendre la hauteur de vue à laquelle nous emmène le pape.
Et pourtant, comme elle a été dite avec beauté et bienveillance cette vérité : qu'y a-t-il d'offensant et de faux à dire que l'islam enferme Dieu dans "une absolue transcendance" ? N'est-ce pas la foi basique de tout croyant musulman, et pas seulement celle d'un islamiste ?
Quand le fondement de toute la foi musulmane est la phrase : "Je ne crois pas qu'il y ait d'autre Dieu que Dieu seul", n'y a-t-il pas bien là profession de foi par une négation ? par une exclusion ? Cette profession de foi musulmane ne s'inscrit-elle pas bien contre la profession de foi chrétienne d'un Dieu un et trine à la fois ? Est-ce tellement faux de dire que les musulmans considèrent leurs aînés chrétiens comme "des idolâtres" en adorant précisément Dieu Trinité ?
Adoration soumission ou adoration d'union ?
Ne peut-on plus dire, sous peine d'être taxé d'intolérant ou de dogmatique, que de là, découlent effectivement deux visions opposées de l'adoration religieuse ? En effet, alors que l'adoration musulmane est soumission, la conception de l'adoration chrétienne est toute différente et liée à une Révélation progressive. À l'allégeance à un Dieu transcendant, que la créature veut bien faire légitimement et librement à son créateur, correspond dans la religion chrétienne, dans "un deuxième pas" une promesse d'union, une promesse d'amour, un "bouche à bouche" entre le créateur et la créature, une communion, dont Benoît XVI a parlé avec tant de poésie depuis longtemps. Cette communion-là est grande, elle est cette participation inouïe à la vie même de Dieu et Dieu y introduit gratuitement sa créature raisonnable. L'homme, miroir de Dieu, peut effectivement s'unir au bien et à la vérité.
C'était le message même que le pape était venu dire aux jeunes européens lors de son homélie finale à Marienfeld aux JMJ de Cologne : "Je trouve une très belle allusion à ce nouveau pas que la dernière Cène nous pousse à faire dans les différents sens que le mot "adoration" a en grec et en latin. Le mot grec est proskynesis. Il signifie le geste de la soumission, la reconnaissance de Dieu comme notre vraie mesure, dont nous acceptons de suivre la règle. Il signifie que liberté ne veut pas dire jouir de la vie, se croire absolument autonomes, mais s'orienter selon la mesure de la vérité et du bien, pour devenir de cette façon, nous aussi, vrais et bons. Cette attitude est nécessaire, même si, dans un premier temps, notre soif de liberté résiste à une telle perspective. Il ne sera possible de la faire totalement nôtre que dans le second pas que la dernière Cène nous entrouvre. Le mot latin pour adoration est ad-oratio – contact bouche à bouche, baiser, accolade et donc en définitive amour. La soumission devient union, parce que celui auquel nous nous soumettons est Amour. Ainsi la soumission prend un sens, parce qu'elle ne nous impose pas des choses étrangères, mais nous libère à partir du plus profond de notre être"... Cela, et on peut le dire tranquillement, est inconcevable dans la foi musulmane.
Ni fidéisme, ni rationalisme : pour une troisième voie de "l'ample raison"
Fort de tous ces présupposés, Benoît XVI met cependant moins en cause l'islam, et au fond son fidéisme, qu'une autre forme de pathologie de la raison dont l'Occident est désormais atteint et qui empêche tout dialogue entre les cultures.
Le dimanche précédent (10 septembre), du haut de ses soixante-dix-neuf ans, Benoît XVI l'avait déjà rappelé avec force, en secouant plus de deux cent cinquante mille Munichois : l'Occident était "sourd à Dieu", plus exactement "dur d'oreille" ! Affirmer cela, c'était reconnaître tristement que les pays originellement amis de la raison ont commis l'acte insensé de liquider Dieu. Aussi, pour Benoît XVI, le lent étiolement de cette raison même est-il bien entamé ! Elle ne participe plus de la lumière créatrice, ne se laisse plus rencontrer, irriguer, intimement. Il y a comme quelque chose de l'ordre de l'automutilation à prôner coûte que coûte une posture d'autonomie, un dégagement de tutelle, qui, en réalité, s'oppose à la raison même. Quelle déraison, de fait, que de refuser ce qui nous rend profondément raisonnable. Renvoyant donc dos à dos deux conceptions erronées de la raison, deux conceptions menant à des impasses, le pape en vient, par une démonstration subtile, à une troisième voie.
Benoît XVI, en réalité, appelle de ses vœux une confiance en une "large raison". Cela devrait lui attirer une infinie gratitude plutôt que des quolibets ou des demandes d'excuses. Mais, on le voit par la polémique déclenchée, cette "large raison" [5], fruit magnifique de la rencontre de l'esprit grec et d'un christianisme audacieux, christianisme de la communion, cette "large raison"est moribonde depuis la grande amputation historique de sa part divine.
Pourtant, si nous voulions laisser entrer Dieu, nous participerions en réalité au Logos, à cette raison créatrice qui se donne gratuitement, nous participerions à l'être même de Dieu, source de tout et ami des hommes. L'appel vibrant à un élargissement du concept de raison ne laisse pas de rappeler le conseil de Jean-Paul II au seuil du nouveau millénaire, celui d'"avancer en eaux profondes". Amplitude, largeur, profondeur de la raison... voilà ce sur quoi le pape nous demande de changer vraiment.
Acceptons la correction. Ne regimbons pas à ce que dit le Saint-Père, dans un discours brillant fait pour un parterre de savants et de scientifiques qui l'ont applaudi de manière très nourrie : oui notre raison est malade, elle se rétrécit gravement. Avec l'évidement de sa part essentielle, elle se meurt. Mais, entrons dans l'espérance, elle n'est pas encore morte ! Le Pape nous renvoie à notre responsabilité, à nous occidentaux, pour corriger ce qui rend difficile le dialogue avec les autres cultures, et l'islam est autant une culture qu'une religion. Cette correction passe par repositionner le divin à la source de la raison.
Ce débat regarde-t-il ceux qui ne croient pas en Dieu ? Le Pape répond en exprimant sa nostalgie d'une Université, où "le scepticisme le plus radical ne refusait pas de s'interroger sur Dieu en s'appuyant sur la raison". Attitude qualifiée de nécessaire et de raisonnable... Mais sommes-nous raisonnables ?
"Une raison qui est sourde au divin et repousse les religions dans le domaine des sous cultures est inapte au dialogue des cultures." Ce que dit le Pape à l'Europe, dans une "urgence cruciale", ne "se dérobant pas [6]" à sa tâche immense et lourde de veilleur, c'est que le miracle est encore possible : ephata !
*Hélène Bodenez est professeur de lettres à Saint-Louis de Gonzague (Paris)
© Photo : KNA
Pour en savoir plus :
■ Notre dossier sur la Controverse de Ratisbonne
Notes[1] "On a au fond quelque chose d'effrayant qui est, quasiment, l'équivalent de la montée du nazisme, peut-être même en pire, parce que plus nombreux, et avec les objectifs à peu près comparables..."RTL, mardi 7 février 2006.
[2] "Sous-estimée par la plupart de nos contemporains, cette montée de l'islam est analogiquement comparable aux débuts du communisme du temps de Lénine." Élisabeth de Miribel, transcription par sténo. Source : Institut Charles de Gaulle, cité par Valeurs actuelles n°3395.
[3] Le dernier argument en cours ces dernières heures c'est de dire que le pape n'était plus préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, et qu'il aurait dû par conséquent être plus diplomate. C'est oublier qu'il a en tant que prêtre, comme tous les prêtres, les trois munera en partage : "Munus regendi", "Munus docendi", "Munus sanctificandi" - "charge de gouverner, charge d'enseigner, charge de sanctifier". L'enseignement, ce qu'il sait faire magistralement, est bien de son ressort. De plus l'Université de Rastibonne dans laquelle il donnait cette leçon était un lieu d'enseignement dogmatique. Étonnantes ces analyses qui prétendent exercer une sorte de magister du Magister !
[4]Ce vendredi 15 septembre, l'écrivain italien Umberto Eco a estimé sur France Inter qu'"à propos du discours du pape, on a joué le même jeu qu'avec les caricatures hollandaises. Un petit épisode est déformé pour déclencher un mouvement gouverné par des fondamentalistes. Le pape aurait pu énoncer le théorème de Pythagore, et il y aurait eu quelqu'un capable de démontrer que c'était une attaque raciste".
[5] Pour "l'élargissement de notre concept de raison et de son usage" - "Nicht Rücknahme, nicht negativ kritik ist gemeint, sondern um Ausweitung unseres Vernunftbegriffs und - gebrauchs geht es".
[6] Lecture du dimanche 17 septembre : "Le Seigneur Dieu m'a ouvert l'oreille et moi je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé", Isaïe, 50.
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