Un article de Philippe Floirat pour Liberté Politique.
J’aime passionnément L’Amérique. Je ne lui dirai jamais assez merci d’avoir aidé à chasser l’envahisseur nazi de mon pays, puis d’avoir tenu en respect la menace communiste (notamment grâce à son dernier grand président, Ronald Reagan).
Et je lui rends aussi grâce, ce n’est pas rien, d’avoir depuis l’enfance nourri mon imaginaire : Judy Garland, Liza Minnelli, Stevie Wonder, Diana Ross, Steinbeck, Chester Himes, Edgar Poe, Supertramp, Chaplin, Clark Gable, John Ford, Howard Hawks, Hemingway, Fitzgerald, Faulkner, Chandler, Hammett, Tom Wolfe, Dos Passos, Truman Capote, Melville (Herman, hein, pas Jean-Pierre), John Huston, Joseph Mankiewicz, Isaac Asimov, Frank Herbert, Clint Eastwood, Anthony Mann, Charlton Heston, Disney, James Stewart, Gregory Peck, Liz Taylor, Gary Cooper, Gene Tierney, Sidney Poitier, Humphrey Bogart, Kirk Douglas, Bette Davis, Steve Mc Queen, Robert Mitchum, Sterling Hayden, Neal Adams, Simon et Garfunkel, les Talking Heads, Bruce Springsteen (et quelques dizaines d’autres) ont joué dans la constitution de mon bagage personnel un rôle au moins aussi grand que Franquin, Goscinny, Téléphone, La Fontaine, Molière, Feydeau, Louis Pergaud, Brel, Proust, Mirbeau, Melville (Jean-Pierre, hein, pas Herman), Jean Ferrat, Reggiani, Clouzot, les Renoir (père et fils), Monet, Degas, Henri Verneuil, Jacques Demy, Henri Salvador, Julien Clerc, Yves Simon, Maxime Le Forestier, Gabin, Bourvil, Lino Ventura, Paul Meurisse, Balzac, Maupassant, Flaubert, Mauriac, Zola, Leo Malet, Gaston Leroux, Saint-Simon, Pierre Michon, Jean-François Revel, Brassens, Joséphine Baker, Audiard, Delon, Belmondo, Nougaro et Louis Jouvet (et quelques centaines d’autres). Je l’admire aussi, cette Amérique, pour avoir su incarner (pendant un temps et même imparfaitement) une forme d’idéal chrétien : les pèlerins du May Flower, fuyant la corruption du monde ancien pour en bâtir un nouveau, fondé sur des valeurs évangéliques retrouvées, figurent en bonne place dans mon panthéon personnel, quelque part entre Jeanne d’Arc, Pascal, Colbert et Charles de Gaulle.
J’ai poussé mon zèle américanophile jusqu’à épouser une Américaine (pour être tout à fait honnête, une Sud-Américaine, mais quand même). Après quasiment 30 ans de vie commune, j’en suis toujours aussi content.
Ça vous suffit comme ça ? Ai-je ainsi suffisamment montré patte blanche et prouvé que je n’ai rien de commun avec la masse de ces franchouillards souffrant, comme le veut un cliché particulièrement tenace, d’anti-américanisme primaire ? Et ai-je le droit de dire, avec la déception et la rancœur des amoureux transis, que l’Amérique d’aujourd’hui me f… fiche la trouille ?
L'image ci-dessus illustre à elle seule mon sentiment de trahison :
La femme au portrait, donc l’héroïne de l’année 2020 selon le magazine Time, est Assa Traoré, sœur d’Adama Traoré, décédé en 2016 lors d’une interpellation par la gendarmerie en banlieue parisienne. Je n’ai rien à ajouter à ce que l’on sait de cette histoire : Adama Traoré était une petite brute, membre d’une fratrie (issue de parents polygames) qui terrorisait depuis des années tout son voisinage. Pour enrichir un CV ressemblant déjà à un extrait gore du Code pénal (vols, extorsions, menaces de mort, etc.) ce sympathique personnage avait saisi l’occasion d’un de ses passages en prison pour violer à plusieurs reprises un codétenu, tabassé par un des membres de la fratrie lorsqu’il se décida à porter plainte.
A ce jour, que je sache, malgré tout le raffut médiatique alimenté par Ass a Traoré pour réhabiliter son frère avec l’aide active de l’extrême-gauche française, il n’a jamais été prouvé que les gendarmes aient fait autre chose que leur travail. Ils furent cependant traînés dans la boue par plusieurs médias (Time n’est qu’un exemple parmi d’autres) présentant Adama Traoré comme un martyr et sa sœur comme une réincarnation de Jean Moulin, en plutôt mieux. Qu’on ne vienne pas m’opposer que cette couverture est de l’ordre de l’anecdotique : Time est un hebdo tiré à plusieurs millions d’exemplaires et donne, avec quelques autres, le ton du politiquement correct aux USA, et même au-delà. Je me demande comment réagiraient les GIs qui, en 1944, débarquèrent sur les plages normandes et s’y firent tuer pour libérer la France, en voyant aujourd’hui certains de leurs descendants tresser des lauriers à des voyous dont l’obsession est de démolir mon pays de l’intérieur. Sur un plan spirituel, je suis tenté d’y trouver une illustration particulièrement culotée d’Esaïe 5:20 et de Proverbes 17:15. En relisant ces versets, je me dis qu’à la place de certains journalistes, dont ceux de Time, je m’inquièterais pour ma santé.
Et s’il n’y avait que cela ! J’ai vraiment l’impression que la France est en train d’essuyer une rafale d’injures de ce que toute la planète compte de bonnes consciences progressistes (exerçant leur prétendu magistère moral notamment dans le monde anglo-saxon) qui ne craignent pas de patauger dans une absurdité quasi-criminelle. Ainsi, cet ancien président américain démocrate[i] (j’ai revu sa photo récemment, servie en gros plan lors de l’inauguration d’un somptueux palais des congrès, devant abriter les services d’une église évangélique) qui fustigeait avec mépris la soi-disant intolérance envers l’islam d’une France où l’on ne compte plus les meurtres, y compris ceux de femmes et d’enfants, que leurs auteurs commirent en vociférant Allah Akbar [ii]. Ou plus récemment ce titre du New York Times : "La police française tire et tue un homme après une attaque mortelle au couteau dans la rue", donnant à croire que le vrai crime était celui des policiers et pas celui de l’homme en question, qui venait d’égorger l’enseignant Samuel Paty. Ou enfin cette journaliste du Washington Post reprenant une fake news déjà relayée par la Ministre pakistanaise des droits de l’homme (non, ce n’est pas un gag) selon laquelle la France commencerait à ficher les écoliers musulmans. Une resucée du mensonge de cette extrême-gauche selon qui la France traite les musulmans d’aujourd’hui comme elle traita les Juifs d’hier, contraints au port de l’étoile jaune. Un comble, quand on sait combien d’antisémites décomplexés cette même extrême-gauche compte dans ses rangs. Mais chut, il ne faut pas trop le dire : on mettra ainsi les cris de « Sales Juifs » qui retentirent lors d’une manifestation organisée par le Comité « Justice pour Adama »[iii] sur le compte d’un ou deux types à l’humour potache, sans rapport avec l’ambiance générale de la manifestation. On se sent soulagé.
Il me semble qu’il y a un angle de compréhension spirituelle pour expliquer cette accélération brutale du France bashing, mais qui suppose de parler préalablement d’un sujet longtemps tabou pour les évangéliques : la politique. Je m’y sens autorisé (entre autres) par les récents messages d’un pasteur très estimable, le Québécois Claude Houde, qui l’aborda ouvertement lors des dernières présidentielles américaines. Il est possible, comme il l’a fait, de parler de politique sans en faire, au sens de : sans vouloir à tout prix imposer sur tel ou tel sujet d’actualité particulier une opinion ponctuelle et partisane, dite de « droite » ou de « gauche ». Mon propos est plutôt d’essayer de revenir à la genèse ces deux notions, finalement assez récentes, et d’en tirer des conclusions pour aujourd’hui. Enfin bon, soyons clairs : le lecteur s’apercevra rapidement (s’il ne l’a déjà fait) de quel côté mon cœur balance.
En août 1789 (la fureur sanglante de la Révolution a déjà commencé à percer, mais pas dans les proportions infernales qu’elle atteindra trois ans plus tard, avec Danton et sa « deuxième révolution », prélude de la Terreur) les députés de l’Assemblée constituante, dont la feuille de route était de poser les fondements d’une monarchie constitutionnelle, tranchèrent d’une question cruciale, celle des droits que le roi conserverait dans ce nouveau cadre (notamment un droit de veto lui permettant de refuser l’entrée en vigueur de nouvelles lois). Les députés situés sur les bancs de droite, toujours respectueux de la monarchie et tremblant à l’idée de s’attaquer frontalement à une institution vieille de mille ans, votèrent en faveur du droit de veto. Ceux de gauche, partisans de la table rase et des lendemains qui chantent, votèrent pour limiter ce droit au maximum. De cette époque sont héritées les idées d’une droite par nature conservatrice (voire réactionnaire) et d’une gauche par nature progressiste.
C’est là que les choses se compliquent. Il me semble qu’une erreur fréquemment commise est de penser qu’à toute époque, les idées de droite et de gauche restent grosso modo les mêmes, et ne font que se moderniser marginalement en fonction des goûts et des couleurs de chaque nouvelle génération. Or, c’est dans sa nature même, la gauche bouge sans cesse, car la notion de changement est consubstantielle à celle de progrès: elle est ainsi sans cesse à l’affût de la nouvelle idée, de la nouvelle philosophie, du nouveau projet, de la nouvelle réforme qui permettra enfin de résoudre le problème de l’injustice qui, figurez-vous, s’acharne à survivre aux décombres de l’Ancien Régime et à la décapitation du tyran.
Cette survivance n’étonnera pas un croyant qui sait que l’action politique n’apportera au mieux que des améliorations relatives et partielles : Soljenitsyne, chrétien orthodoxe et contempteur du projet communiste qu’il connaissait de l’intérieur, rappelait ainsi dans son « Archipel du Goulag » que le mal traverse le cœur de chaque homme (et, implicitement, qu’on ne change pas ce dernier avec les oukases du Comité central). La gauche pure et dure, elle, conserve contre vents et marées sa foi dans le progrès (j’emploie le mot foi à dessein) et, à chaque échec ou demi-réussite, relance sa quête éperdue de LA solution révolutionnaire qui amènera enfin le bonheur à l’humanité et permettra la naissance de l’Homme Nouveau. Un bref survol de l’histoire de cette gauche, forcément réducteur, donnera néanmoins une idée de ses mutations successives, particulièrement visibles dans ses franges les plus radicales : libérale dans sa jeunesse, elle s’appropria ensuite le projet marxiste (qui occupa longtemps la quasi-totalité de l’espace à gauche) et, après l’échec patent de ce dernier, bascula à partir des années 50/60 dans le tiers-mondisme décolonisateur puis, au sein des sociétés occidentales, dans le gauchisme culturel (qualificatif emprunté au sociologue Jean-Pierre Le Goff et renvoyant, pour faire simple, à ce que l’on appelait autrefois la gauche morale ou la gauche caviar[iv]), délaissant les questions économico-sociales (sur lesquelles le communisme s’était cassé les dents) pour s’attaquer au sociétal, c’est-à-dire à la refonte des mœurs. Et, pendant ce temps-là, cette pauvre droite à la remorque en fut systématiquement réduite à recycler les miettes intellectuelles abandonnées par la gauche, selon le principe qui veut que « L'affaire des progressistes est de continuer à commettre des erreurs, celle des conservateurs est d'éviter que les erreurs ne soient corrigées ». La citation est de l’écrivain anglais Chesterton. Elle n’est qu’à moitié drôle, et met le doigt sur ce mouvement sinistrogyre qui pourrait presque suffire à résumer l’histoire des idées politiques dans les démocraties modernes : à bâbord, toute.
Il importe donc de comprendre qu’être « de gauche » (ou « de droite ») ne veut plus dire la même chose aujourd’hui qu’à l’époque de la Révolution ou même de Clémenceau. Il m’arrive parfois de rêver (c’est mon côté taquin) qu’un savant fou ayant inventé une machine à voyager dans le temps permette à Christiane Taubira d’aller faire la promotion du mariage homosexuel (mesure emblématique de la gauche d’aujourd’hui) face à Robespierre, Saint-Just, Couthon, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois et tous les joyeux lurons du Comité de salut public. Le scénario le plus probable est qu’elle subirait immédiatement le même sort tragique que Marie-Antoinette et ferait le voyage retour en deux colis séparés. On pourrait aussi imaginer ce grand homme de gauche, le très patriote Emile Zola, l’auteur de « J’accuse », écumant de rage en découvrant les pitreries de l’ancienne ministre Najat Vallaud-Belkacem. Plus sérieusement, rappelons le cas d’Aragon qui dissimula fort longtemps son homosexualité à ses compagnons de route communistes, lesquels n’y auraient vu qu’un détestable vice bourgeois, incompatible avec la morale ouvrière de l’époque. Son Coming Out, en 1970, provoqua dans son milieu politique un rejet dont on n’a guère idée aujourd’hui. Qui s’en offusquerait en 2021, ou alors seulement pour taxer d’homophobie toute personne n’applaudissant pas spontanément à ce refus libérateur de l’archaïque norme hétérosexuelle ?
Le gauchisme moderne (et sa forme la plus aboutie, le mouvement Woke), aux préoccupations essentiellement sociétales, est ainsi devenu la tête chercheuse de toute la gauche, son indicateur avancé. Sa stratégie est finalement assez basique : les prolos passent à la trappe (d’autant plus que ces pèquenauds effrontés, non contents de n’avoir même pas fait Sciences Po, ont une furieuse tendance à tordre le nez en reniflant les nouvelles recettes de la bourgeoisie éclairée[v]) et doivent céder la place, dans les projets de la gauche progressiste, aux véritables leviers du grand changement : vivent, entre autres, la discrimination positive, le mariage homosexuel et la cause LGBT ! Pourquoi n’y a-t-on pas pensé plus tôt ? On est libre de voir dans cette nouvelle mutation du progressisme une tentative de sublimation du marxisme, discrédité par la divulgation des horreurs du stalinisme et du maoïsme, avec tout un lot d’intellectuels notamment français[vi] à la manœuvre. Pour faire simple, les idéologues progressistes voient les sociétés occidentales comme un entrelacs d’insupportables rapports de domination, dont des institutions qui les structurent (l’état, la nation, la famille traditionnelle, l’école, bien sûr la police, etc.) sont les gardes-chiourme, et les minorités (ethniques, religieuses, sexuelles, etc.) les victimes par essence. L’objectif des progressistes est donc la déconstruction desdits rapports de domination et des institutions qui les garantissent, préalable nécessaire à une véritable émancipation de l’humanité. Les progressistes purs et durs, les vrais de vrais, les tatoués, dépassent même le champ du politique au sens traditionnel du terme et font de leur mieux (à la façon de ces barbouzes de la grande époque qui, de l’autre côté du rideau de fer, aimaient bien poser des micros dans les chambres à coucher) pour dénicher la contre-révolution dans l’intimité des pensées de Monsieur Tout-le-monde : « Dites, mon vieux, on vous a vu traîner à la Manif’ pour tous, vous ne seriez pas un peu fasciste et homophobe, sur les bords ? Ça se soigne, vous savez. »
Exprimons cela en d’autres mots, plus directs : toute une frange de la gauche moderne, notamment aux USA, est saisie d’une frénésie destructrice. Comme enragée par ses échecs successifs, elle n’a plus qu’une seule stratégie : démolir. Je cite ici une journaliste que j’aime bien, Elizabeth Levy, qui saisit avec son humour corrosif l’effrayant paysage mental de ces nouveaux marchands de bonheur : « Rien, dans l’édifice baroque que l’on appelle modernité occidentale, n’échappe à votre fureur éradicatrice. La langue est sexiste, la grande culture raciste, l’intimité fasciste, la nation nationaliste, la laïcité blessante et la différence des sexes transphobe. Changement de propriétaire, virez-moi ces vieilleries et tout le reste – la galanterie, le second degré, la controverse, la psychanalyse, les arrière-pensées, la choucroute, les animaux de ferme, les frontières, Balzac, Molière, les talons hauts, les phrases comportant plusieurs subordonnées, chacun complétera à sa guise. »
Et, comme souvent pour les nouveaux courants d’idées, cette gauche-là (j’insiste sur le fait que l’on parle ici de ce qu’il faut nommer par pudeur la gauche de la gauche[vii], et qu’il subsiste[viii], notamment en France, une gauche républicaine comptant toujours nombre de personnalités respectables) fermente d’abord dans les milieux intellectuels et artistiques américains, avant de se répandre dans tout l’Occident par vagues concentriques. La couverture de Time ne fait ainsi que grossir un bric-à-brac idéologique où s’entassent déjà la tristement célèbre théorie du genre (l’égalitarisme féroce de la gauche radicale lui rendant insupportable l’altérité des sexes), le culte obséquieux et électoraliste des minorités (ethnico-religieuses mais aussi – surtout ? – sexuelles), un antiracisme obsédé par la couleur de peau (il aurait donné envie de vomir à Martin Luther King), une écologie caricaturale voyant dans l’homme un animal comme les autres (seulement plus nuisible), une prédilection pour la repentance collective et forcée (magnifique exemple de double oxymore), un féminisme paranoïaque et dénonciateur des masculinités forcément toxiques… N’en jetez plus. Tocqueville, réveille-toi, ils sont devenus fous.
Et tout cela avec le secours d’un vocabulaire comminatoire et empruntant au lexique de la vérité révélée, où les mots diversité et métissage[ix], répétés ad nauseam, apparaissent dotés en soi d’une indiscutable vertu sanctificatrice leur permettant de légitimer tous les discours. Cette gauche-là veut tout casser mais, qu’on se le dise, elle le fera d’abord pour notre bien, et donc si nécessaire malgré nous. Elle rêve de voir le monde accoucher d’une humanité régénérée, à l’image de ces publicités Benetton, bigarrées et donc forcément cool (suis-je le seul à me sentir vaguement dégoûté par leur ambiance glauque de promiscuité sexuelle ?). Elle aspire, de toute son énergie, au grand soir qui verra disparaître toutes les permanences forcément discriminantes du monde ancien, prélude indispensable à l’avènement de l’Homme Nouveau : son identité sera fluide (la féminité, la masculinité et les responsabilités qui vont avec ? Des boulets à traîner !) ; il sera enfin délesté du fantôme des générations passées (la culture, la transmission, l’héritage, la continuité historique, tout ça, c’est bon pour les ringards), débarrassé d’une partie encombrante de son présent (les relations interpersonnelles authentiques, difficiles à bâtir, cédant la place aux réseaux sociaux, où chacun peut vagir « Moi je » et hurler au fascisme lorsque l’on discute ses opinions) et sera enfin libre de bâtir le seul avenir qui vaille, fondé sur une écologie extrémiste, ressemblant furieusement à une gnose dégoulinante d’idolâtrie.
On touche ici, je le crois, à un point essentiel, assurant la transition entre les lignes qui précèdent et celles qui suivent : le progressisme d’aujourd’hui a la texture, le goût, l’odeur et la couleur d’un mouvement essentiellement religieux, au sens le plus intolérant et même sectaire du terme. C’est là une caractéristique fondamentale des nouveaux progressistes : s’opposer à leurs idées, se risquer seulement à émettre quelques réserves, c’est se déclarer ennemi du Vrai, du Beau, du Juste et du Bien. Essayez voir : « Heu, vous êtes sûr que le mariage homosexuel est une vraie libération, et qu’il permettra l’épanouissement de ses bénéficiaires ? » ou bien « Dites, franchement, faire de l’avortement un acte à peine plus anodin qu’une séance chez le dentiste, vous croyez vraiment que cela servira la cause des femmes ? » ou encore « Vous pensez qu’une immigration hors de contrôle rend les Français, et les immigrés eux-mêmes, plus heureux ? » … les accusations de haine et de racisme tomberont comme des couperets. Discuter les vérités progressistes, ce n’est pas poser les bases d’une réflexion ou d’un débat apaisé : c’est être un salaud. Sartre et son « Tout anticommuniste est un chien ! » a laissé derrière lui une postérité certes intellectuellement plus limitée, mais tout aussi agressive.
Cette religiosité du progressisme s’expliquerait-il par une adhérence fortuite avec le puritanisme américain, ou carrément par une perversion de ce dernier ? Il y a en tout cas, indéniablement, une tonalité messianique dans les discours des écologistes les plus durs (écoutez les vitupérations de Greta Thunberg, on s’attendrait presque à la voir convoquer le feu du ciel comme un prophète de l’Ancien Testament), les saillies les plus loufoques des féministes (Libérons enfin le monde du patriarcat et de ses souillures !) et les coups de masse des renverseurs de statues, qui n’ont que le mot repentance à la bouche. Mais attention, hein, pas de malentendu sur le sens ainsi modernisé du mot religion: le Dieu des chrétiens n’est pas invité à la fête. Dans le cas où vous ne l’auriez pas déjà compris, le christianisme n’est lui aussi qu’un instrument d’oppression, ontologiquement coupable d’homophobie, d’islamophobie, de transphobie et d’autres horreurs. Tandis que l’islam bénéficie de la part des progressistes d’une indulgence surprenante, dont il faudra un jour qu’on m’explique les raisons. Je n’ose penser que la gauche radicale ne fait que révéler ainsi, inconsciemment, sa fascination native pour la violence.
C’est ici que commence ma crise d’angoisse, et le sujet essentiel de ce texte (je remercie au passage le lecteur d’avoir tenu jusqu’ici) : avec le mot religion. Il y a en effet de quoi s’inquiéter pour le monde protestant (et je parle ici des protestants – et des évangéliques – français), par nature davantage perméable aux discours progressistes que des formes de christianisme plus ancrées dans la tradition. Est-ce chez moi une tendance à la paranoïa, ou commence-t-on déjà à voir, à la façon de ces éruptions cutanées qui révèlent de mauvaises fièvres, des poussées de « Wokisme » dans nos églises ? A titre d’exemple frappant, parlons des réactions quasi-hystériques que provoqua l’affaire George Floyd sur nos réseaux sociaux évangéliques. Il n’est ici pas question de relativiser le crime atroce en question et de nier sa nature profondément raciste, mais simplement de rappeler que le Minnesota est en Amérique, pas en France. Et, que je sache, dans mon pays, on n’a jamais vu de fous furieux en cagoules pointues se mettre à brûler des croix et lyncher des victimes sans défense, dont le seul crime était de ne pas avoir la bonne couleur de peau. Il y a certes des racistes en France (comme partout ailleurs) mais il n’y a jamais eu d’apartheid ni de racisme systémique dans ce pays. Et réagir au meurtre de George Floyd comme cela fut fait, sans rappeler cette vérité basique, revient à y importer artificiellement une névrose propre à l’histoire américaine et à se vautrer dans un antiracisme de carnaval, dont on se demande s’il ne sert pas d’abord à procurer un bénéfice narcissique à des belles âmes de circonstance. Est-ce à cette histoire que l’on doit d’avoir vu, dans plusieurs églises et sur des médias chrétiens, se tenir ensuite des débats profonds (forcément profonds) sur le racisme, comme si ce dernier se répandait tout à coup partout dans l’hexagone, tel une variante virale du péché originel ? Explique-t-elle aussi la projection d’images édifiantes (notamment celles de policiers s’agenouillant devant une foule de manifestants noirs, prises bien sûr en Amérique, pas dans le Val-de-Marne) lors de la récente inauguration d’un centre évangélique pourtant bien français ? Je n’en sais trop rien. Je sais seulement que ces discussions fiévreuses, faute d’un minimum de recul géographique et historique, me paraissent trop faire écho aux discours Woke (ces gens-là voient des racistes partout, VOUS l’êtes sans doute sans le savoir, surtout si vous prétendez le contraire, et surtout si vous êtes un homme blanc d’âge mûr) pour être absolument dignes de confiance.
A mon sens, cet exemple seul montre que le risque est réel, et ne résulte pas d’une génération spontanée. Le terreau est là. Laissons de côté ses composants les plus triviaux : la tendance naturelle de nombre d’évangéliques à tourner leurs regards vers l’autre côté de l’Atlantique, en soi tout à fait respectable (il est logique que des évangéliques français, trouvant parfois pesante une société où ils sont minoritaires, affichent leur empathie pour une grande puissance où ledit protestantisme est dominant) ; et la fascination naïve des jeunes générations pour le pays des X-Men et des Avengers (je n’ose pas dire « d’Hemingway », ce serait trop beau). Il y a plus préoccupant que cela, notamment une raison difficile à avaler, mais qu’il est trop tard pour avancer en prenant des gants : l’appauvrissement culturel qui dévaste l’Occident depuis plusieurs décennies n’épargne pas les chrétiens, et nous rend tous d’autant plus démunis face à un déluge incessant de divertissements de masse (publicités, séries télévisées, romans de gare, films à succès etc.) dont le contenu idéologique, souvent proche de la propagande progressiste pure et simple, me laisse souvent pantois. Ainsi, tels blockbusters faisant de la masculinité un concentré systématiquement toxique de brutalité, de lâcheté et de sottise, la seule affection qui vaille étant celle entre femmes. Telle série dont le héros promène un regard scandalisé sur une France quasi-fasciste et étouffant ses minorités religieuses (surtout l’islam, la religion des opprimés, ben tiens). Telle autre, au succès planétaire, dont l’héroïne découvre au hasard d’une séquence la preuve que les services secrets russes ont manipulé une certaine élection présidentielle de 2016. Tels films à prétention réaliste (je suis tombé récemment sur deux exemples, quasiment coup sur coup) où des prédicateurs chrétiens du XIXème siècle américain sont présentés comme des manipulateurs agressifs avec la bave aux lèvres. Et bien sûr tous ces artistes engagés aux déclarations aussi prévisibles et peu variées qu’un menu SNCF : de préférence contre les discriminations de genre, le patriarcat, l’islamophobie, l’homophobie, les violences policières (je rappelle au passage qu’en France, ce sont les policiers qui passent leur temps à éviter les projectiles) et bien sûr le fameux privilège blanc; et pour la cause LGBT, la GPA, la PMA et la libération de la Palestine du joug fasciste israélien. La liste n’est pas exhaustive, pour la compléter vous pouvez vous référer notamment aux discours dégoulinants prononcés lors des cérémonies des Oscars, des Césars ou du Festival de Cannes. Mais on les comprend un peu, ces artistes, allez : quoi qu’ils pensent vraiment de ces sujets (à supposer qu’ils pensent quelque chose), ils ont tout intérêt à demeurer sur les sentiers balisés du politiquement correct pour éviter de voir leurs carrières démolies. Les réseaux sociaux (et derrière eux, aux manettes, une poignée de milliardaires libertaires de la Silicon Valley, à l’air faussement cool) sont devenus la chambre d’écho de professionnels du lynchage qui lapident comme ils respirent.
Tout cela secrète une atmosphère poisseuse, un bruit de fond obsédant, un climat de dictature diffuse qui incitent les chrétiens à se sentir honteux de ce qu’ils sont. Plus insidieusement encore, je m’aperçois (c’est là, en tout cas, mon ressenti personnel) que nous sommes incités, sous pression et par manque de lucidité biblique, à nous approprier ces discours dans ce qu’ils peuvent avoir, du moins en apparence, de spirituellement comestible. Après tout, ne peut-on pas dire que Jésus, à sa façon, était profondément féministe (je l’ai lu sur Facebook) ? Aurait-il forcément désapprouvé la GPA, qui n’est pas un adultère, techniquement parlant (j’ai entendu ces propos, quasi-littéralement, dans la bouche d’un pasteur évangélique) ? N’aurait-Il pas spontanément participé aux manifestations de « Black Lives Matter » (mouvement dont j’ai récemment vu un autre pasteur évangélique faire la promotion sur les réseaux sociaux) ? Ne se serait-Il pas, en parfaite résonance avec notre époque victimaire, prononcé solennellement contre toutes les formes de discrimination, notamment à l’encontre des minorités sexuelles, et bien sûr en faveur du mouvement « MeeToo » (… dont j’ai vu faire la promotion dans une église évangélique) ? A l’instar de notre bon Pape François, n’aurait-il pas rebondi sur les vagues d’indignation provoquées par les attentats islamiques pour nous rappeler à notre devoir d’Amour du prochain, en soulignant que les Chrétiens eux aussi ont leur part de responsabilité dans cette violence ? N’aurait-il pas, en écho à feu Stéphane Hessel, scandé « Indignez-vous ! » pour condamner l’occupation de la Palestine par Israël ? N’aurait-Il pas souscrit, l’écologie politique figurant obligatoirement dans la panoplie du chrétien vraiment moderne, à l’impérieuse nécessité de lutter contre le réchauffement climatique, et de s’engager à fond pour le développement durable ? Après tout, qu’y-a-t-il de mal à tout cela ? C’est même plutôt sympa ! Et de plus cela évite de se faire traiter, comme par réflexe, de fasciste ou de suppôt du Rassemblement national (parti pour lequel, je m’empresse de le préciser, je n’ai JAMAIS voté ; le lecteur saura ainsi que je suis resté, en dépit de mes positions tranchées sur certains sujets, quelqu’un de parfaitement fréquentable).
Mais je préfère conclure ici ce billet d’humeur, dont la rédaction et la relecture me donnent presque envie de prendre une double dose d’antidépresseurs. Cette conclusion me semble s’imposer d’elle-même : le risque aujourd’hui le plus grand, pour les protestants (et plus encore pour les évangéliques, dont l’enthousiasme naïf se montre, selon les jours, stimulant ou franchement inquiétant) est de s’aventurer en toute bonne foi sur le terrain glissant du progressisme politique, sans doute au pire moment pour le faire. Ma conviction est que si chaque croyant, individuellement parlant, est libre de voter pour qui il veut (et de s’engager dans une carrière politique s’il le souhaite), voir des leaders embarquer collectivement leur congrégation dans une telle aventure, que ce soit officiellement ou en adoptant subrepticement les éléments de langage du discours progressiste (que l’on croie vraiment à ce dernier, ou que l’on y voie une façon habile de ratisser large en recherchant l’adhésion de certains publics) me semblerait de très mauvais augure. Notamment en France, un pays qui a suffisamment de travers et de problèmes bien à elle, et n’a vraiment pas besoin qu’on l’accable en y important les névroses d’une civilisation qui n’est pas la sienne. Le comble (je formule ici une opinion personnelle, comme d’ailleurs dans tout le texte qui précède) est que cette France, traînée dans la boue pour cause de résistance viscérale à ce progressisme dévoyé, l’est en grande partie à cause de son passé chrétien : elle fut fondée sur le christianisme et, quoi qu’on en dise, en reste largement imprégnée. De là (entre autres exemples) l’opposition massive à la loi sur le mariage homosexuel : ces millions de manifestants n’étaient pas tous membres des Assemblées de Dieu, loin de là ! Ils comprenaient seulement que, sous leurs yeux, se commettait une folie (à laquelle je ne peux m’empêcher de noter la réaction lisse, peu tranchée, de nos pasteurs, sur ce sujet-là comme sur d’autres[x]).
Voilà, c’est dit. Ouf, ça fait du bien.
[i] Un dénommé Barack Obama. Je reste estomaqué par l’admiration que ce personnage (dont la trace laissée dans l’histoire devra plus à sa couleur de peau qu’à ses qualités de chef d’état, même enjolivées par un indéniable talent d’orateur) aura suscitée, y compris dans les milieux évangéliques français. On a les héros qu’on peut. Personnellement, j’aurais plutôt choisi Lincoln, F. Roosevelt, Eisenhower ou Reagan, mais je ne reprocherai à personne d’avoir des goûts, disons, moins haut-de-gamme (et vlan).
[ii] Il semble donc, dans l’esprit de cet éminent personnage, que le problème de la France n’est pas l’Islamisme, mais l’islamophobie. Le lecteur est ici invité à faire un peu de « géopolitique-fiction » : supposons que des chrétiens coptes égyptiens mettent volontairement le feu à une mosquée du Caire. Essayez d’imaginer la suite, et de ne pas faire de cauchemar la nuit d’après.
[iii] Manifestation à laquelle participèrent des Evangéliques. Si, si.
[iv] Il s’agit là d’un raccourci qui n’engage que moi. Le lecteur se fera une opinion en lisant les toujours excellentes interventions de Jean-Pierre Le Goff dans le Figaro, et son livre « Malaise dans la démocratie ».
[v] Oui, parfaitement, la BOURGEOISIE éclairée. Le gauchisme est une affaire bien trop sérieuse pour être confiée à des ouvriers, des chômeurs en fin de droit ou des caissières de chez Carrefour. Lire à ce sujet l’excellent essai du journaliste américain Thomas Frank, « Pourquoi les riches votent à gauche ».
[vi] Je ne prétends pas ici avoir décortiqué la fameuse « French Theory », tout au plus avoir lu (un peu) Foucault, et certainement pas l’avoir intégralement compris. Mais qui peut prétendre avoir vraiment compris Foucault, dont les écrits sont parfois si obscurs qu’on se demande s’il y a vraiment quelque chose à y comprendre ! Je note simplement que les intellectuels de gauche citent régulièrement cette école de philosophie comme une de leurs sources d’inspiration.
[vii] Les gauchistes ont une sainte horreur de l’expression « extrême-gauche », l’épithète « extrême » étant déjà attribué au camp d’en face, avec lequel il est formellement conseillé d’éviter toute ressemblance, même dans le vocabulaire. On protège sa réputation comme on peut.
[viii] Pour l’instant.
[ix] Il me semble que les mots « diversité » et « métissage » méritent une petite réflexion, dépassant la vertu quasi-magique que le discours progressiste leur prête spontanément. De ma part, aucune réticence de principe à ces deux mots (ce qui me vaudrait d’ailleurs de douloureux problèmes conjugaux), simplement le désir de comprendre pourquoi ils imprègnent aujourd’hui les discours publics en général, et évangéliques en particulier. Laissons de côté une évidence presque hilarante, savoir qu’un métissage obligatoire et systématique serait précisément le moyen le plus efficace de faire disparaître toute vraie diversité. Et posons-nous la question: POURQUOI y voir un progrès EN SOI, et prêter ainsi implicitement aux mariages inter-ethniques (puisque c’est bien de cela qu’il s’agit) un « supplément d’âme », un « plus » que n’auraient pas M. et Mme Michu, tous deux fonctionnaires, blancs et natifs de la France profonde ? C’est un mystère pour moi que de voir cette notion parfois adoptée par les évangéliques comme un signe de vitalité, alors que leur première préoccupation devrait être de voir, dans leurs églises, des mariages qui DURENT, loin de toute considération ethnique. Quant à la « diversité »… Quelqu’un pourrait-il enfin m’expliquer DE QUOI on parle, EN QUOI la France en serait dépourvue a priori, et POURQUOI il nous faudrait « davantage de diversité » ? Je commence sérieusement à me demander si on ne laisse pas cette question flotter volontairement dans une certaine ambiguïté, de peur de découvrir derrière ce mot un contenu assez éloigné des valeurs que nous ont léguées Matthieu, Marc, Luc, Jean, Paul et les autres (individus que tout bon progressiste considèrera inévitablement comme d’odieux homophobes).
[x] J’exclurai de cette constatation un pasteur tout à fait respectable, celui de l’église « Porte ouverte » de Mulhouse, dont le message du dimanche 24 octobre, courageux, m’aura fait un bien fou. Et inspiré un peu d’espoir.