Le rapport Fagniez, remis au Premier ministre le 27 juillet, préconise une modification de la loi bioéthique de façon à rendre possible ce qu'il est convenu d'appeler le "clonage thérapeutique". Rappelons que le clonage consiste à remplacer le noyau d'une ovule par celui d'une autre cellule : le résultat est un peu le même que celui d'une fécondation in vitro, la cellule ainsi obtenue se mettant à se diviser comme le fait un ovocyte dont le noyau a été modifié par l'irruption d'un spermatozoïde.
Si l'amas cellulaire est implanté dans un utérus pour qu'il s'y développe, on parle de clonage reproductif ; s'il est utilisé pour faire des expériences ou prélever des cellules qui seront cultivées dans le but d'obtenir un tissu que l'on puisse greffer sans risque de rejet sur la personne qui a fourni le noyau initial, on appelle ce clonage "thérapeutique".
Depuis des années, le discours convenu présente le clonage thérapeutique comme étant le "bon" clonage, destiné à sauver des vies, par opposition au clonage reproductif, condamné comme comportement d'apprenti sorcier. Le rapport Fagniez (député UMP du Val-de-Marne) reprend cette rengaine. D'un côté l'objectif serait noble : sauver des vies humaines grâce au progrès scientifique ; de l'autre, il s'agirait d'une intention dévoyée : la volonté de se reproduire à l'identique, de créer un autre soi-même. J'avoue que cette opposition ne me convainc guère.
La stratégie du "défenseur mou"
Tout d'abord, elle me rappelle trop la technique classiquement utilisée pour venir à bout d'un interdit moral : on crée une opposition factice entre deux aspects de la transgression, l'un qui serait bon et devrait être rendu licite, l'autre qui serait mauvais et dont on garantit, la main sur le cœur, qu'il n'est pas question de lever l'interdiction. Cette façon de procéder est fort habile : elle permet aux défenseurs mous de l'interdit, ceux qui ont peur de passer pour des "réac", de laisser faire, en expliquant qu'ils ont sauvé l'essentiel. Bien entendu, quelques années plus tard, ceux qui avaient juré ne vouloir que le premier pas réclament que l'on fasse le second, et ils n'ont guère de difficulté à l'obtenir, l'interdit ayant largement disparu de la mentalité collective.
Le mariage des homosexuels et le droit des couples homosexuels d'adopter des enfants est un exemple parmi d'autres de l'efficacité de cette stratégie : on commence par obtenir le mariage, ou une union officielle qui y ressemble fort, en jurant ses grands dieux que l'on ne veut rien de plus ; puis, le climat psychosociologique ayant été transformé par cette première victoire, on exige et l'on obtient l'adoption.
Faut-il rappeler que cette technique est, depuis des siècles, la préférée des séducteurs ? Obtenir une caresse en promettant de ne pas aller plus loin, puis, les sens de la belle ayant été habilement excités, jeter ses promesses de sagesse par dessus les moulins : n'est-ce pas le B. A. BA de la filouterie amoureuse ?
Le faux critère d'"intention"
Venons-en maintenant au cœur du problème. Les Casanova à la petite semaine ont raison sur un point : peloter est moins grave que dépuceler. Tandis que le clonage thérapeutique, à mon sens, ne l'est pas moins que le clonage reproductif.
D'où procèderait la différence sur laquelle se basent d'innombrables comités pour conseiller d'accéder au désir de certains chercheurs ? Leur critère est l'intention supposée des acteurs. Un scientifique serait, par nature, un être épris du désir de percer les secrets de la nature pour, grâce à ses découvertes, améliorer la vie de ses semblables, et le cas échéant la sauver. C'est donc la lutte contre la maladie d'Alzheimer, contre différentes sortes de cancer, ou le sauvetage des grands brûlés, qui vient justifier ce que Pierre-Louis Fagniez appelle "une transgression assumée" (La Croix du 27 juillet 2006). À l'inverse, implanter l'embryon relèverait d'un projet procréatif malsain, incompatible avec l'indispensable différentiation parent-enfant, puisqu'il s'agirait d'avoir un enfant exactement semblable à soi.
Il s'agit là, on le voit, du procès d'intentions : les unes sortent blanchies de la procédure, et les autres font l'objet d'un verdict de culpabilité. Je ne crois pas que ce soit aussi simple, et surtout, je ne pense pas que les intentions soient l'élément clé du débat.
Réfléchissons donc sur les intentions. Celles des chercheurs sont-elles vraiment par nature angéliques ? Comme le dit Jacques Testart, l'un des pionniers de la fécondation in vitro, la recherche fondamentale sur l'embryon à beaucoup à faire sur l'animal avant qu'il devienne indispensable de travailler sur l'embryon humain. Alors ? alors, parmi les chercheurs, il y en a qui sont prêts à surfer sur la vague de la transgression si cela leur attire une publicité qui flatte leur ego et attire les crédits. Des acteurs utilisent bien à des fins semblables leurs péripéties matrimoniales et leurs aventures extra-conjugales ... Quant aux intentions de ceux qui pourraient avoir recours au clonage reproductif, relèvent-elles forcément d'une sorte de mégalomanie ? Pourquoi un couple confronté à un problème de stérilité masculine ne pourrait-il pas hésiter, avec des intentions parfaitement pures, entre le recours au don de sperme, qui pose certains problèmes, notamment à la personne qui en est issue, et le clonage, qui en pose d'autres ?
Et puis surtout, la question du projet n'est pas la plus fondamentale. L'interdiction de l'expérimentation sur l'embryon humain a une tout autre raison d'être : il s'agit d'indiquer institutionnellement, juridiquement, que l'homme n'est pas un moyen pour d'autres hommes, mais un être qui a droit au respect parce qu'il est de l'ordre des fins et non des moyens.
Ce respect, où devons-nous le faire commencer ? Force est de constater qu'entre l'œuf fécondé et le vieillard agonisant, il n'y a pas de discontinuité. Il y a deux fractales, l'une au début, l'union des chromosomes, et l'autre à la fin, la mort, et entre les deux ce sont des évolutions. Nous n'avons donc pas d'autre solution pour respecter l'humanité que de la respecter du début à la fin. Or une expérimentation qui a pour effet certain de provoquer la destruction de l'être sur laquelle elle est pratiquée n'est pas véritablement une marque de respect !
Sacrifice animal ou humain ?
Mais les progrès de la biologie et de la médecine s'effectuent en sacrifiant la vie de millions d'animaux : pourquoi pas celle de quelques milliers d'amas cellulaires qui ont moins de caractéristiques communes avec l'homme doté de conscience que, par exemple, un singe adulte, dont on nous dit qu'il a l'intelligence d'un enfant de quatre ou cinq ans ? La réponse à cette question est d'une importance capitale aujourd'hui où nous savons que notre espèce résulte d'une évolution, qu'elle a des ancêtres communs avec d'innombrables autres mammifères, et des ancêtres communs assez proches dans le temps avec les grands singes. En somme, il s'agit de savoir ce qui nous distingue de l'animal, ce qui fait que nous devons respecter l'humain, même à l'état embryonnaire, même à l'état grabataire.
Cette question, à mon humble avis, ne possède pas de réponse strictement philosophique. Si l'on fait abstraction de la religion, la réponse est existentielle : nous sommes différents parce que nous avons décidé d'être différents. Une phrase célèbre doit être prise au sérieux : "L'existentialisme est un humanisme." C'est vrai, tout simplement parce que l'humanité est existentielle. La spécificité humaine se prouve par des actes, comme le mouvement se démontre en marchant. Et le premier de ces actes est le respect des autres membres de l'espèce. Il existe d'autres actes importants, comme l'activité scientifique, la production artistique, l'amour désintéressé, la réflexion, la religion, qui prouvent la singularité de l'homme, mais la pratique du respect de tout ce qui est humain, que l'on soit sûr ou non qu'il s'agit déjà ou encore d'une personne, revêt une importance particulière.
L'espèce humaine est différente des espèces animales parce qu'elle s'en est différenciée (peut-être avec l'aide de Dieu, laissons cette question de côté). Cette différenciation est en partie génétique, en partie culturelle. L'outil, le langage, les connaissances, ne nous sont pas spécifiques, mais le développement que nous leur avons donné est spécifique. Sans doute trouve-t-on aussi chez certains animaux des éléments de respect des autres membres de l'espèce, mais là encore l'homme a été beaucoup plus loin. Il a proscrit moralement l'anthropophagie, le meurtre, l'infanticide, l'esclavage, l'abandon des sujets faibles, malades ou blessés. Il a donné des sépultures à ses morts. Un jour il proscrira moralement l'avortement et les autres opérations destructrices du fœtus puis de l'embryon. C'est ainsi que se construit l'espèce dont les membres se respectent les uns les autres, en attendant, peut-être, de s'aimer les uns les autres.
Jusqu'à présent, il y a eu un "sens de l'histoire". L'humanité (la qualité d'être humain) se crée historiquement, et nous sommes les acteurs de cette création. Bien entendu, ce grand courant est accompagné d'une multiplicité de "contre-courants", comme le sont les courants marins ou atmosphériques dominants. Mon sentiment est que la pratique et l'autorisation légale du clonage thérapeutique ne constituent qu'un des contre-courants de l'histoire du respect d'elle-même par laquelle l'humanité se façonne.
*Jacques Bichot est professeur à l'Université Jean Moulin (Lyon 3)
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