[Archives - 5/10/2007] - Les grandes lignes de la réforme des régimes spéciaux sont maintenant connues : passage de 37,5 à 40 du nombre d'années ouvrant droit au taux plein, création d'une décote et d'une surcote, indexation des pensions sur les prix.
Soit un copier-coller de la réforme des retraites de la fonction publique réalisée par la loi de 2003. La création d'un régime additionnel (par capitalisation) basé sur les primes, récemment envisagée par Xavier Bertrand, accentue encore l'air de déjà vu. Seule innovation, le ministre souhaite la fin des retraites couperet (mise à la retraite automatique à un âge donné si l'intéressé remplit les conditions d'obtention d'une pension). Les sénateurs spécialistes des retraites, Dominique Leclerc, Nicolas About et Alain Vasselle, ont prévenu le gouvernement qu'ils n'accepteraient pas une réformette . Ne serait-ce pas ce qui est, comme on dit, dans le tuyau ?
En effet, une fois de plus, la préparation de la réforme s'effectue sans clarification conceptuelle, sans analyse des enjeux.
La première question à se poser est : qu'est-ce que la retraite par répartition ? Réponse : c'est un échange entre générations successives. Les adultes mettent au monde des enfants, les élèvent, financent leur formation (près de 7 % du PIB chaque année) ; quelques décennies plus tard, ces investisseurs, ayant arrêté leur activité professionnelle, comptent pour vivre sur les dividendes de leurs investissements, c'est-à-dire sur les cotisations des nouveaux actifs.
Un tel échange n'a rien à voir avec l'entreprise ni avec la branche professionnelle. D'ailleurs, la plupart des régimes catégoriels sont en déconfiture : parmi les régimes spéciaux, c'est le cas pour les mineurs, les marins, les cheminots, sans compter une centaine de régimes en extinction (plus personne n'y entre) comme celui de la SEITA. On a commencé par créer des régimes catégoriels, rien d'étonnant à cela : l'humanité progresse en faisant des essais, et en tirant les leçons de ses erreurs. L'important est de ne pas s'obstiner dans les voies sans issues : errare humanum est, sed perseverare diabolicum. Or la réforme en cours, comme les réformes antérieures, consiste bel et bien à persévérer dans l'erreur en maintenant des régimes catégoriels !
La gravité de ce choix stratégique n'est visiblement pas perçue par nos dirigeants. Ils bénéficient d'une conjoncture favorable : un début de quinquennat, et une opinion publique sensibilisée aux privilèges des bénéficiaires de régimes spéciaux, prête à soutenir une vraie réforme. Or ils s'apprêtent à gaspiller ce potentiel en faisant des changements juste suffisants pour persuader l'homme de la rue que le problème a été traité, alors que rien d'important n'aura été réalisé. Ce faisant, ils savonnent la planche sur laquelle des successeurs plus conscients des problèmes et des enjeux voudraient s'aventurer : un gouvernement décidé à faire une vraie réforme – la mise en place d'un régime national unique de retraites par répartition – trouvera une opinion publique démobilisée, convaincue que le nécessaire a déjà été fait, et les bénéficiaires des régimes spéciaux auront alors beau jeu de refuser leur intégration à un régime national. Quand on sait à quel point il est difficile de réaliser des réformes en France, dilapider en pure perte le capital que représente la conjoncture favorable actuelle constitue une faute lourde de conséquences pour les générations futures.
La deuxième question porte sur la répartition des rôles entre répartition et capitalisation, entre loi et convention collective : des dispositions catégorielles en matière de retraites peuvent-elles relever de la répartition ? La réponse est : non. La répartition relève de la loi, qui doit être la même pour tous. Notre sens de l'équité n'est pas seul à nous le dire : c'est inscrit dans la partie de notre Constitution dont il est impossible de changer comme de chemise, à savoir la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, dont l'article 1er proclame que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits , et dont l'article 6 précise la loi [...] doit être la même pour tous . En revanche, l'instauration d'avantages spécifiques à une entreprise ou à une branche professionnelle relève de la négociation collective : les partenaires sociaux ont toute liberté pour instaurer par convention collective de tels avantages relatifs aux retraites, à l'aide évidemment de fonds de pension.
Cette analyse montre à quel point les responsables politiques ont des idées confuses concernant la répartition des rôles entre le législateur et les partenaires sociaux. Englober le personnel de la SNCF, de la RATP, de la Banque de France, des industries électriques et gazières, etc., mais aussi les agriculteurs, les professions libérales, les commerçants et artisans, dans un régime national unique, relève du seul législateur. Celui-ci peut naturellement prendre l'avis des responsables des organisations syndicales, patronales, agricoles, et de professions indépendantes, comme celui de juristes, d'économistes, de politologues, d'élus locaux et d'électeurs de base, mais son travail ne consiste en aucune manière à négocier. Le principe de la fusion de tous les régimes spécifiques dans un régime national unique relève d'ailleurs, en bonne logique, du référendum, auquel l'article 11 de notre Constitution permet de recourir pour des réformes relatives à la politique économique ou sociale de la nation et aux services publics qui y concourent .
En revanche, savoir s'il convient de permettre à des conducteurs de train ou à des salariés actifs d'EDF de pouvoir partir à la retraite à 50 ans relève de la convention collective : l'État n'a pas à s'en mêler en tant que législateur, mais en tant qu'actionnaire. Il est donc stupéfiant de voir le ministre des Affaires sociales songer à instaurer pour les bénéficiaires de régimes spéciaux une retraite additionnelle basée sur les primes : cela relève de Bercy, représentant l'État actionnaire. Malheureusement, quand la clarté n'a pas été faite sur les concepts et les principes, la confusion des rôles s'en suit rapidement.
Cela nous amène à une troisième question, la nature des engagements pris par les régimes de retraite par répartition. Doit-on appliquer la formule des prestations définies, qui fait des cotisations la variable d'ajustement, ou celle des cotisations définies, dans laquelle la caisse répartit ce qu'elle reçoit grâce à des cotisations dont le taux est fixé ? La loi, qui devrait selon la Constitution établir les principes en matière de sécurité sociale, est muette à ce sujet. Par glissements successifs, on en est arrivé à une formule de prestations apparemment définies mais en réalité modifiables selon la volonté du prince : les textes fournissent les règles de liquidation applicables aujourd'hui et les assurés sociaux, induits en erreur par des présentations lénifiantes, peuvent penser naïvement qu'elles seront encore en vigueur quand ils prendront leur retraite, bien que cela soit invraisemblable. En fait, les adhérents valident des annuités dont le législateur pourra dire ensuite qu'elles ont plus ou moins de valeur : ils sont livrés à l'arbitraire du pouvoir politique. Les cotisants également, rien ne limitant le taux des prélèvements auxquels ils sont soumis. Sommes-nous encore dans un État de droit ?
Pour les adhérents des régimes spéciaux, cela se traduit par la perspective d'une amputation très inégalitaire des droits à pension qu'ils pensaient avoir accumulés. Une amputation injustement répartie a déjà été pratiquée par la loi de 1993 en ce qui concerne les salariés du privé, et par celle de 2003 pour les fonctionnaires.
Pour comprendre ce qui se passe, il faut avoir présent à l'esprit le concept d'équivalent patrimonial des droits à pension, ou patrimoine retraite, base de l'analyse économique des retraites depuis plusieurs décennies ; le législateur suédois l'a intégré, mais il reste étranger à son homologue français. Depuis bientôt un siècle, à la suite de Irving Fisher, les économistes établissent une équivalence entre un flux de revenus et un capital. Les organismes d'assurance vie utilisent couramment cette équivalence pour convertir une somme d'argent en une rente viagère. Le patrimoine retraite est la somme qui, ainsi convertie, procurerait les pensions attendues. Quand une loi dispose que vous recevrez moins que ce qui était prévu jusque là, votre patrimoine retraite diminue. La prodigalité avec laquelle les droits à pension ont été distribués pendant plusieurs décennies fait qu'il est impossible de ne pas amputer les patrimoines retraite – c'est la raison pour laquelle nos régimes ne sont pas à prestations définies, mais à prestations apparemment définies.
Les réformes de 1993 et 2003, et la réforme projetée des régimes spéciaux, ont eu et ont pour but et pour effet de réduire les patrimoines retraites existant comme de ralentir le rythme de leur constitution à l'avenir. C'est la raison pour laquelle, nonobstant toute chicane juridique, ces réformes ont, fondamentalement, un caractère rétroactif. Concrètement, Isidore, salarié d'EDF depuis 20 ans, croyait avoir signé pour percevoir en échange de son travail, non seulement son traitement mensuel, mais aussi une rente viagère à compter de son cinquante-cinquième anniversaire, sur la base de 2 % de son traitement de fin de carrière pour chaque année travaillée. Or ce salaire indirect va être réduit : au lieu de 2 %, il ne touchera que 1,875 %. Pour 20 années travaillées avant la réforme, sa rente est donc ramenée de 40 % à 37,5 % de son salaire : il perd 2,5 % de son traitement pendant plus de 25 ans. En supposant qu'il ait comme perspective 3 000 € par mois en fin de carrière, cela fait 22 500 €, soit 6,3 % de son patrimoine retraite. Cela sans compter l'effet de la décote, qui accentuera la ponction, plus ou moins selon l'âge qu'avait Isidore lors de son embauche.
Le cas d'Anatole, 54 ans, 35 ans de service, est tout à fait différent : l'entrée en vigueur des nouveaux barèmes devant être progressive, il perdra beaucoup moins, par exemple 0,3 % de son patrimoine retraite. Telle est l'inégalité de traitement : les personnes proches de la retraite perdent peu, et le taux de la ponction augmente au fur et à mesure que l'on s'en éloigne. Clémente pour les quinquagénaires, la réforme est beaucoup plus dure pour les quadragénaires et trentenaires.
Si les adhérents des régimes spéciaux protestent contre cela, on les comprend. L'esprit de nos institutions étant une répartition équitable des sacrifices entre les citoyens, au prorata de leurs capacités, on voit mal comment justifier le caractère inégalitaire des réductions de droits opérées par les lois de 1993 et 2003 et projetées pour les régimes spéciaux. De même qu'il était injuste de faire porter le poids des ajustements, en 1993, sur les seuls salariés du privé, puis, en 2003, de ne pas traiter les régimes spéciaux autres que ceux des fonctionnaires, de même la méthode adoptée dans les trois cas est-elle difficilement acceptable.
La Suède a fait autrement
Aurait-on pu faire autrement ? Oui : la Suède l'a fait. Son principal régime, avant la réforme de 1998, ressemblait assez au régime général français ; le Parlement suédois a voté en 1994 le principe de la création d'un régime par répartition unique à cotisations définies dont relèveraient tous les habitants du pays ; puis, après une minutieuse préparation, il vota en 1998 la loi établissant précisément le régime par comptes notionnels qui fonctionne aujourd'hui ; les services procédèrent alors à la transformation en capital retraite inscrit sur un compte notionnel tenu par la caisse nationale de sécurité sociale de tous les droits à pension acquis jusque là dans les régimes par répartition ; ce gros travail s'acheva en 2002 ; depuis le 1er janvier 2003, il n'y a plus trace en Suède d'un régime catégoriel : le principe de l'égalité devant la loi est pleinement mis en œuvre. Ceci n'empêche évidemment pas l'existence au niveau des entreprises ou des branches de fonds de pension permettant de servir des salaires différés sous forme de rentes viagères : cela relève de la négociation collective, très développée dans les pays nordiques.
Certes, la France n'est pas la Suède. Mais la déclaration de François Fillon (le 25 septembre, à l'occasion du soixantième anniversaire de l'AGIRC) rejetant catégoriquement la fusion des multiples régimes français en un unique régime par points — formule à peu près équivalente à celle des comptes notionnels — est navrante par la faiblesse des raisons invoquées. Les régimes complémentaires français, AGIRC et ARRCO pour les salariés du privé, sont des modèles de bonne gestion, tout simplement parce que les régimes par points à cotisations définies sont gérables, à la différence des régimes par annuités ; leurs excédents offrent un contraste saisissant avec les déficits des régimes spéciaux et du régime général (environ 5 milliards pour les premiers, et autant pour le dernier) et avec la mauvaise santé du régime des fonctionnaires de l'État, qui requiert du contribuable ou des emprunts du Trésor public le financement d'une cotisation patronale supérieure à 50 % du traitement !
Autrement dit, deux choses manquent actuellement aux responsables politiques français pour prendre de bonnes mesures en matière de retraites : des idées claires, permettant d'effectuer avant de légiférer les distinctions conceptuelles et les analyses requises ; et le sens des réalités, qui conduit à distinguer ce qui a fait ses preuves de ce qui ne marche pas.
*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Lyon III.
Pour en savoir plus :
■ Jacques Bichot, Régimes spéciaux et pénibilités du travail : la facture à la collectivité future
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