Source [Valeurs actuelles] Comment en est-on arrivés là ? Silencieux depuis deux ans, Patrick Buisson signe une somme colossale, la Fin d'un monde, dans laquelle il remonte aux causes de notre décadence. Entretien exclusif.
Valeurs actuelles. Qu’avez-vous pensé de la tribune des généraux ?
Patrick Buisson. Une chose m’a sauté aux yeux dans cette tribune, c’est l’emploi du mot “déclin”. Pourquoi cette pudeur de la part des militaires, qui n’ont pas la réputation de fouler le champ lexical en ballerines ? Pourquoi ne pas nommer les choses comme elles doivent l’être ? Nous sommes une nation décadente. Nous sommes une société décadente. Toute la question est de savoir comment nous en sommes arrivés là.
Pourquoi consacrer un livre à ce que vous appelez les « quinze piteuses », la période 1960-1975 ? Est-ce là, pour vous, le début de la décadence ?
Parce que pour avoir vécu ces années-là, j’ai eu le sentiment immédiat d’un grand collapsus sur lequel je n’arrivais pas à mettre un nom mais qui me faisait pressentir les limites entre un avant et un après. Tout s’est noué ou plutôt dénoué à ce moment-là, au cours de ce que le grand historien Pierre Chaunu a appelé « l’instant du malheur ». En l’espace de quelques années, on ouvre le comptoir des soldes qui s’emballe aussitôt en une grande braderie : la seconde mort de Dieu dont l’enterrement religieux, comme il se doit, a pris devant l’histoire le nom de “concile Vatican II”, la destruction programmée du catholicisme rituel et festif des petits et des humbles – celui des Rogations et de la Fête-Dieu, celui des saints intercesseurs et du rosaire -, le krach de la foi, l’offensive libertaire contre la verticalité et le “nom du père” en tant que principe et source d’autorité, la destitution biologique, juridique et sociale de la paternité avec la pilule et la déchéance du pater familias, la dissolution de la famille au nom du droit au bonheur individuel, le sexe comme ersatz de l’amour, le remplacement des traditions populaires par une culture de masse importée de l’étranger, l’ethnocide des campagnes, la fin des paysans et la déconstruction des paysages, soit, dans la novlangue techno, le remembrement qui a saccagé la France à la fin des années cinquante.
En quoi cette grande braderie, dont vous nous faites visiter les rayons les uns après les autres, éclaire-t-elle la crise, ou plutôt les crises, que nous vivons aujourd’hui ?
Ce qui m’a frappé, c’est le désarroi voire la panique qui s’est emparée de l’appareil d’État et de la population, sans commune mesure avec ce qui s’était passé lors de la grippe asiatique de 1957-1958 ou la grippe de Honk Kong de 1969-1970. Pour la première fois, face à un événement imprévu, l’histoire nous a présenté la facture de la sortie du religieux, du “grand désenchantement” diagnostiqué par Max Weber au début du siècle dernier. Nous nous sommes alors aperçus que le fait de “vivre à nu”, selon la belle formule de Marcel Gauchet, sans la protection des dieux, avait un coût, que cela se payait en difficulté d’être soi individuellement et collectivement. Pour s’être délestée des grands récits qui donnaient du sens à la vie et à la souffrance humaine, pour avoir enseveli l’immense richesse amassée par l’intelligence humaine afin de contenir l’angoisse de sa finitude, notre époque se trouve plus démunie face au Covid, plus impuissante à combler le fléau de son propre vide que ne l’était le Moyen Âge face à la peste noire. La modernité est un vaste processus d’annulation et de destruction du sens. Or, le besoin irrépressible des hommes ne tient ni à la demande de justice ni à la demande d’ordre mais à la signification. Ils veulent qu’on les ravitaille en espérance ou en utopie, en raisons de vivre et – ce qui est plus difficile encore – en raisons de mourir.
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