Dans La Croix, du 26 février, Michel Kubler, rédacteur en chef religieux, s'interroge : " Que signifient cette souffrance et cette mort si elles ne laissent aucune liberté de prendre position par rapport à la personne qui les a endurées ? Or Jésus, pour être le Sauveur de toute l'humanité, ne saurait apparaître objectivement comme un tel recordman universel de la douleur... L'enjeu n'est pas qu'une accumulation, jusqu'à la nausée, vienne démontrer une crédibilité ; il s'agit, pour un homme et son message, de susciter cette libre adhésion qui se nomme la foi.

"

N'ayant pas vu le film, j'en suis réduit à m'interroger sur le sens de ces propos qui revêtent, me semble-t-il, une signification générale. Peu versé dans la théologie, j'aimerais bien que l'on m'explique pourquoi l'Église a jugé bon de mettre dans la bouche du Christ, dans la liturgie de la Passion, ces paroles des Lamentations (1, 12) : " Vous tous qui passez par le chemin, regardez et voyez s'il est une douleur pareille à la douleur qui me tourmente.

Le même théologien, moins sensible sans doute que Michel Kubler au paradoxe qu'il y aurait à présenter le Sauveur de l'humanité comme un recordman de la douleur, estimait au contraire fort adéquat qu'il fût à la fois l'un et l'autre. On me pardonnera de citer le texte, un peu long peut-être, mais dont la lecture prendra moins de temps que le film de Mel Gibson :

" [Le Christ] a souffert tous les genres de la souffrance humaine. Ce qui peut être considéré de trois points de vue. D'abord, du côté de l'humanité. Il a souffert en effet, et par les païens et par les Juifs ; et par les hommes et par les femmes — comme il ressort de l'épisode des servantes accusant Pierre. Il a souffert aussi par les princes et leurs ministres, et par le peuple, comme le dit le Psaume 2 : Pourquoi cette agitation dans les nations, et ces vains projets dans les peuples ? Les rois de la terre ont siégé, et les princes se sont rassemblés, contre le Seigneur et contre son Oint. Il a souffert également par ses familiers et ses connaissances, puisque Judas l'a livré, et Pierre renié.

" La même chose ressort si l'on considère ce en quoi un homme peut souffrir. Le Christ en effet a souffert dans ses amis, qui l'abandonnent ; dans sa réputation, par les blasphèmes proférés contre lui ; dans son honneur et sa gloire par les moqueries et les insultes à lui infligées ; dans ses biens quand il fut dépouillé même de ses vêtements ; dans son âme par la tristesse, la fatigue et l'angoisse ; dans son corps par les coups et la flagellation.

" Enfin cela peut être considéré quant aux parties de son corps. Le Christ en effet a souffert dans sa tête par ceux qui clouaient la couronne d'épines ; dans ses mains et ses pieds transpercés par les clous ; dans son visage par les soufflets et les crachats ; et dans tout son corps sous les coups de fouets. Il souffrit aussi selon tous les sens de son corps : selon le toucher, flagellé et percé de clous ; selon le goût, buvant fiel et vinaigre ; selon l'odorat, étant suspendu au gibet dans un lieu empesté par les cadavres des morts, appelé calvaire ; selon l'ouïe, harcelé par la voix des blasphémateurs et des railleurs ; selon la vue, voyant sa mère et le disciple qu'il aimait en pleurs. " (Somme de théologie, III, q. 46, art. 5)

Cette énumération peut nous sembler pesamment scolastique. Je n'imagine pourtant pas Thomas l'écrivant autrement que plongé dans la contemplation bouleversée du Crucifié. Loin de moi l'idée de comparer Mel Gibson à saint Thomas : je constate cependant que l'idée d'une souffrance extrême et totale ne paraît pas excessive au Docteur commun de l'Église.

Notre époque pousse la peur de la souffrance jusqu'au déni. Elle en refuse non seulement la mise en scène, mais même la simple vision. L'Antiquité, familière de celle-ci, se délectait aussi de celle-là. Le supplice d'un condamné ne pouvait être que — littéralement — spectaculaire. Les tourments du coupable, loin d'émouvoir de compassion les spectateurs, s'inscrivaient dans un rite nécessaire à la purification du corps social : faire preuve de pitié, fût-ce en abrégeant les souffrances du supplicié, le retirer à la vue de tous avant le terme de son agonie, était d'autant plus inconcevable que cela aurait diminué, voire compromis, l'efficacité de la purification. On n'a guère d'exemple, à lire les historiens classiques, que l'atrocité d'un supplice public ait suscité autre chose qu'une profonde satisfaction. Justice était faite. La mentalité individualiste comprend : " Il l'a bien mérité " ; je crois que les anciens pensaient : " Nous l'avons bien mérité " — car c'est au peuple souillé par le crime que ce sacrifice était dû.

Que, dans le cas de la Passion du Christ, la liberté de la foi en sa divinité ait pu être diminuée par le spectacle de ses tourments, me semble relever d'un pur anachronisme : elle fut au contraire d'autant plus grande que le châtiment désignait évidemment " le plus beau des enfants des hommes " comme le plus misérable d'entre eux.

Vincent Aubin est professeur agrégé de philosophie.

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