Le 18 juin, la Conférence intergouvernementale a adopté, sans conviction, sans grand élan, et non sans accrochages, un projet de Constitution pour la nouvelle Europe. Il reste aux peuples à le ratifier.
L’unanimité est requise. Dans plusieurs pays, dont la Pologne, il n’est pas sûr qu’il le sera. Pire, certains gouvernements ont dû donner leur accord dans la perspective de ce refus.
En France, contrairement à l’Angleterre et à bon nombre de pays européens, le président de la République ne s’est pas prononcé sur le processus de ratification - voie parlementaire ou référendaire - mais son peu d’empressement est à lui seul un signe. La politique européenne de Paris, assez mal considérée en Europe, est carrément calamiteuse pour les Français. Elle consiste à éviter les questions de fond et à écarter les électeurs des sujets qui fâchent, comme l’a montré l’émolliente campagne du dernier scrutin.
Jusqu’ici, la méthode a permis d’avancer. À l’abri d’un système social de nantis et moins malheureux qu’ils ne le disent, les Français ne se soucient guère d’une construction européenne à laquelle ils sont étrangers. Peu leur chaut que les institutions européennes soient gouvernées par une élite technocratique qui évoluent hors du champ démocratique. Rien ne dit que cela va durer.
Dans les années qui viennent, vont surgir de redoutables questions que les relations avec la Russie ou la Turquie, voire avec les Etats-Unis, posent déjà. Que surgissent de vraies tensions internes ou qu’apparaissent au Sud, à l’Est et pourquoi pas à l’Ouest, des menaces externes, qu’elles seront les réactions des Français alors même qu’on ne leur offre en partage avec les autres peuples européens qu’une citoyenneté formelle, sans contenu ?
Aucun État, quelle que soit sa forme, ne subsiste longtemps aux épreuves s’il n’est pas porté par un profond courant d’unité patriotique. Les Français ont soutenu la monarchie tant qu’ils étaient amoureux du roi et de la famille royale. La monarchie a fait corps avec eux durant des siècles. Du jour où le pouvoir s’est éloigné du peuple, la France s’est mise à douter. Paris, en colère, venant chercher le roi à Versailles prisonnier des grands qu’il voulait contenir, est plus qu’un symbole.
La manière dont progresse la "construction" européenne nourrit les causes de son déclin. Quand viendra la crise ? En politique, il est possible de prévoir la direction, rarement les échéances. Le traité de Versailles portait en germe la Seconde Guerre mondiale, personne ne pouvait imaginer en 1920 qu’un nouveau conflit éclaterait à peine vingt ans plus tard. L’entreprise impériale de Napoléon était condamnée par la puissance maritime anglaise ; personne, en 1805, ne pouvait prévoir la date de la chute des aigles.
De la même manière, qui pourrait parier sur l’avenir d’un ensemble politique formé de vingt-cinq États, et d’un plus grand nombre de nations qui vivent au-dessus de leurs moyens, vieillissent rapidement et sont déjà, pour certaines, en voie d’extinction ?
La nouvelle Europe, déjà si vieille, construit une administration centralisée comme un empire, mais elle n’a pas (ou presque pas), de projet ni de principe fédérateur. À quel choc pourra-t-elle résister ? Méfions-nous des retournements d’opinions.
Demeurons malgré tout dans l’espérance. L’Europe survivra à ses institutions, et l’histoire ne se répète pas. Mais elle apprend à se méfier des "constructions volontaristes" qui ne respecte pas les lignes de fond qui gouvernent l’espace et le temps politiques. Celles-ci structurent la vie des peuples bien plus que les modes idéologiques et les grandes déclarations d’intention.
C’est pourquoi le débat sur les racines chrétiennes de l’Europe n’est pas un vain débat. Ce n’est pas un débat pour catholiques nostalgiques d’une chrétienté révolue comme certains voudraient le faire croire. Il porte sur la nature du lien - c'est-à-dire du bien commun - qui peut unir les peuples européens. Celui-ci ne peut être seulement juridique et économique. Il a aussi une dimension éthique et culturelle. Le préambule mentionne l’héritage culturel, religieux et humaniste de l’Europe. Certes, mais lequel ? Le marxisme aussi se présentait comme un humanisme, un humanisme intégral même !
Un sondage de la Fondation de service politique confié à l’institut BVA, et qui sera publié en exclusivité dans le numéro à paraître de Liberté politique (n° 26, été 2004), confirme l’existence en France, à droite comme à gauche, d’un profond courant favorable à la mention de l’héritage chrétien de l’Europe. Alors qu’à peine 10 % des Français sont pratiquants, il est, en dépit de toutes les dénégations, largement majoritaire à droite, et représente plus des deux tiers de l’électorat de gauche.
Pourquoi les Français se sentiront-ils, demain, citoyens européens ? Pourquoi partageront-ils ce sentiment avec d’autres nations ? Si la classe politique ne parvient pas à formuler une réponse à cette question, si elle abandonne à des fonctionnaires le soin de "construire" l’Europe, elle s’expose à voir les Français et l’ensemble des peuples européens, basculer de l’indifférence à la révolte. Pour quel profit ? Le risque aujourd’hui n’est pas que la construction européenne échoue, mais qu’elle réussisse à l’insu des peuples. Or ceux-ci, y compris les plus apathiques et les plus décadents, finissent toujours par sanctionner les pouvoirs qui les ignorent.
Est-il trop tard pour éviter l’affrontement des deux Europe, celle des peuples et celles des "professionnels" ? Si nous le pensions, la campagne en faveur de la reconnaissance de l’héritage chrétien n’aurait qu’un intérêt archéologique. Or il n’en est rien. L’Europe repose sur des bases culturelles, historiques et géographiques objectives. Ses frontières ne sont pas le fruit du hasard. Ses dépendances structurent sa raison d’être. C’est seulement en respectant ces fondements - son code génétique politique - que l’Europe pourra avancer vers le futur. Cette cohérence politique, 450 millions d’européens l’attendent pour affronter ensemble les risques de leur avenir commun. Prenons garde que nos gouvernements démocratiques ne les déçoivent pas.
>
>