A Strasbourg, le 18 novembre, le député européen Élizabeth Montfort, administrateur de la Fondation de service politique, a remis à Rocco Buttiglione, ministre italien des Affaires communautaires, les 400.000 premières signatures populaires demandant la reconnaissance de l'héritage chrétien dans le futur traité européen.
Mme Montfort dirigeait la délégation des députés à l'origine de la mobilisation de la société civile. M. Buttiglione représentait la Présidence italienne du Conseil des ministres de l'Union.
Issues des vingt-cinq pays actuels et futurs de l'Union, les premières signatures recueillies amorcent un mouvement qui ne cesse de s'étendre. Ce sont désormais des ONG qui se mobilisent, comme la Fédération européenne des associations familiales catholiques qui a apporté son soutien à l'opération (11 millions de familles adhérentes). Pour autant, cette campagne suscite toujours des réserves, y compris dans les milieux chrétiens. À l'origine de la mobilisation des parlementaires européens porteurs du projet, la Fondation de service politique répond aux principales objections soulevées par la demande officielle du Saint-Siège.
1/ Une référence de type religieux a-t-elle sa place dans un traité international ?
Si tel a pu être le cas autrefois, depuis longtemps les traités internationaux ne comportent plus de préambule ou de considérants invoquant Dieu ou témoignant de la foi des parties. Leurs préliminaires revêtent un caractère plus pratique ou plus opérationnel. En l'occurrence, le projet revêt bien la forme d'un traité international et en comporte certaines caractéristiques : ne serait-ce qu'une faculté de dénonciation et l'obligation de le ratifier.
Mais ses rédacteurs entendent clairement franchir un pas supplémentaire qui en change la nature puisque, aux termes de l'article 1, il est expressément déclaré que " cette Constitution établit l'Union européenne ". Le terme " constitution " n'a pas été retenu par inadvertance ni de façon abusive : il correspond à un objectif affiché et à une intention affirmée qui, précisément, font naître le débat. Que la démarche soit baroque et aboutisse à un instrument hybride n'en fait pas disparaître la réalité !
À la différence des traités, il est habituel qu'une constitution comporte, en exergue des règles d'organisation des pouvoirs publics qui en sont l'objet propre, une référence aux principes et valeurs qui fondent ou garantissent la volonté commune de vivre ensemble. Celle-ci, indépendamment du caractère laïc ou non des institutions et des rapports avec telle ou telle Église, se réfère au contexte social et renvoie au projet de société sous-jacent et préalable à toute organisation. Tel est le cas de la plupart des constitutions européennes où figure, d'une façon ou d'une autre, une " invocation à Dieu ", souvent explicite, parfois implicite, soit dans le texte lui-même, soit dans le serment prononcé par les plus hautes autorités de l'État. La constitution française n'y fait pas exception : son préambule, qui en fait partie intégrante selon une jurisprudence désormais bien établie, inclut explicitement la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, laquelle débute par ces mots : " Sous les auspices de l'Être suprême ", selon une phraséologie courante au XVIIIe siècle (ce vocable de Dieu est attribué à Bossuet).
2/ S'il s'agit d'une Constitution, la mention de l'héritage chrétien ne risque-t-elle pas de cautionner un montage institutionnel contestable ?
Il est légitime de contester le principe même d'une constitution européenne et d'en combattre l'émergence de la part de ceux qui privilégient le retour à une organisation de type multilatéral ayant pour finalité principale la coopération entre les États. Doit même leur être reconnu le droit d'invoquer à cette fin certains aspects de la doctrine sociale de l'Église qui voit dans la nation une composante naturelle de la société humaine et en déduit sa vocation à s'organiser sous forme étatique et souveraine. En tout état de cause, et comme chacun au moment du choix final, ils auront à se prononcer pour ou contre ce texte au vu de l'ensemble de ses dispositions, soit directement soit par l'intermédiaire des parlements.
Mais précisément ce sont ces dispositions qui sont en négociation. Et nul ne peut ni ignorer l'intention " constituante " des rédacteurs du projet, ni leur dénier le droit d'invoquer eux aussi le patrimoine commun de l'Europe dans la recherche d'une nouvelle forme d'union plus ample, ni faire abstraction de l'hypothèse dans laquelle ce projet aboutirait. C'est pourquoi la question posée ne doit laisser personne indifférent mais au contraire être abordée pour elle-même et ses vertus propres ; sauf à courir le risque du pire pour n'avoir pas tenté un mieux à défaut du meilleur.
3/ Les dispositions de droit positif incluses dans le projet, qui garantissent la liberté religieuse et le statut des Églises, ne sont-elles pas suffisantes ? N'est-il pas dangereux de remettre en cause l'équilibre délicat proposé par la Convention ?
La question du rapport au fait religieux comporte déjà deux séries de stipulations tout à fait essentielles.
Les plus substantielles figurent dans la seconde partie du projet intitulée " Charte des droits fondamentaux de l'Union ", et notamment dans deux articles qui donnent une dimension concrète et précise au principe de liberté religieuse : il s'agit d'abord de l'article II-10 relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion qui rappelle notamment que cette liberté implique celle " de manifester sa religion individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites ", et ensuite de l'article II-14 relatif au droit à l'éducation qui rappelle le " droit des parents d'assurer l'éducation et l'enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses... ".
En outre, la partie du projet relative aux institutions et à leur fonctionnement comporte un article 51 qui traite du " statut des Églises et des organisations non confessionnelles " où figurent deux stipulations clés : l'une selon laquelle " l'Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient les Églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres ", l'autre selon laquelle " reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l'Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier, avec ces Églises et organisations ". L'importance de cette dernière doit être soulignée en ce qu'elle reconnaît aux Églises le droit de participer en tant que telles aux débats publics, et qu'elle oblige par conséquent les autorités publiques à reconnaître la légitimité de leurs interventions : elle fait concrètement litière de cette idée fausse selon laquelle la religion relève de la seule sphère privée
Ces droits et principes revêtent en eux-mêmes une grande force par les conséquences pratiques que leurs titulaires pourraient en tirer, force à certains égards supérieure à celle que leur confère le droit français en vigueur. Mais, par leur caractère strictement formel et les renvois aux lois internes qu'ils incluent nécessairement, ils sont typiques d'un certain type de traité international qui a largement prospéré au cours du dernier demi-siècle. De fait, les uns sont tirés de la Convention européenne de droits de l'homme, et les autres des traités de Nice et d'Amsterdam.
En revanche, en raison même de leur généralité et de leur absence de contenu substantiel, ils ne préjugent ni du fondement ni du sens de l'Union européenne : ils n'ont pas le caractère spécifique, ils n'expriment pas la réalité identitaire que l'on est en droit d'attendre d'un projet " constituant ". Autrement dit, s'ils assurent le " comment ", ils n'indiquent pas le " pourquoi ".
4/ La référence à la seule religion chrétienne n'est-elle pas antidémocratique, ignorant les autres traditions culturelles et religieuses ?
83 % des Européens se disent chrétiens ou de culture chrétienne et 71% de Français (selon le dernier sondage global connu, CSA/La Croix, 24 décembre 2001), se reconnaissent comme appartenant à la religion catholique. Le christianisme, parce qu'il a irrigué toute l'histoire européenne pendant 1500 ans, constitue le plus grand dénominateur commun des peuples européens, en particulier quand il s'agit de réunir l'Est et l'Ouest du continent : il serait paradoxal et certainement contraire aux règles démocratique de ne pas le reconnaître.
À l'inverse, il n'est pas vrai que l'Europe se reconnaisse dans un autre héritage religieux. Le judaïsme y est certes présent depuis aussi longtemps ; mais ce n'est pas le dévaloriser que de constater que sa marque propre est restée marginale ; et si son empreinte s'est manifestée dans la culture européenne, c'est surtout au travers de la médiation chrétienne qui, il faut le rappeler encore une fois et sans oublier les errements du passé, reconnaît en lui une de ses sources vitales et a incorporé dans son patrimoine tout l'apport biblique. Quant à l'islam, on ne niera pas qu'il soit aujourd'hui la religion d'une importante minorité issue principalement d'une immigration récente ; on ne récusera pas non plus une ancienne influence intellectuelle qui a cependant revêtu un caractère indirect, bref, et qui a été ensuite rapidement dépassée ; en revanche, c'est comme adversaire et par voie d'opposition violente qu'il a surtout, et pendant longtemps, contribué à forger une conscience européenne qui s'est voulue fondamentalement différente, notamment dans les parties centrale, balkanique et hispanique de notre continent.
Pour autant, ces constatations de fait ne suffisent pas.
5/ La référence à l'héritage religieux (et non à l'héritage chrétien), ne suffit-elle pas ?
Lorsque le 2e alinéa du préambule de la 1e partie du projet déclare que l'Europe " s'inspire des héritages culturels, religieux et humaniste de l'Europe, dont les valeurs, toujours présentes dans son patrimoine, ont ancré dans la vie de la société sa perception du rôle central de la personne humaine et de ses droits inviolables et inaliénables ", il va au-delà d'une simple référence historique : il en fait un pivot critique du contrat social, un critère selon lequel sera jugée l'action des autorités publiques, un axe directeur des politiques qu'il inspirera et à la lumière desquels le droit positif devra être écrit et jugé.
Non en raison de ce qu'il implique de spécifiquement religieux et qui relève de la liberté de conscience de chacun ; mais par apports humanistes que cet héritage chrétien a véhiculés avec lui et qu'il est le seul à nourrir : qu'il s'agisse de la primauté de la personne et de sa conscience, du droit à la vie à toutes ses étapes, de l'intangibilité de la liberté et de la responsabilité individuelles, etc., le christianisme est seul à fonder et conforter intégralement des valeurs que nous considérons comme consubstantielles à notre civilisation et où notre organisation sociale, y compris dans sa dimension politique, trouve sa source vitale.
Aussi ne peut-on se contenter d'une référence implicite, tirée du seul mot " religieux ", qu'une exégèse devrait déceler au terme d'une recherche casuistique. L'ajout de la référence au christianisme constitue un gage de non-dissolution dans une vague religiosité et de préservation des fondements humanistes sur lesquels le projet européen entend s'établir. A contrario, l'absence de cette mention, ou plus précisément son rejet alors qu'elle est venue en débat, aurait une signification extrêmement préoccupante : celle d'une Europe trop mal à l'aise avec son histoire et son identité pour les assumer, et préférant lucidement se dissoudre que de se ressourcer.
6/ La référence chrétienne ne constitue-t-elle pas une atteinte à la laïcité des institutions ?
Que l'objection soit ainsi formulée montre à quel degré de confusion des idées nous sommes parvenus, du moins en France et si on la retient pour son sens objectif plus que pour ce qu'elle symbolise. Les dispositions du projet qui ont été rappelées au point 3 ci-dessus devraient suffire comme réponse : aucune religion n'est privilégiée dans le fonctionnement prévu des institutions, aucun culte n'est subventionné en tant que tel, ni n'est obligatoire ; tous sont placés sur un pied d'égalité parce que tous ressortissent à la liberté de conscience.
Sans doute faut-il voir dans la question la rémanence d'une vieille tentation ; celle de la confusion des pouvoirs où, il faut le souligner, c'est en général le pouvoir politique qui cherche à s'inféoder le religieux pour mieux contrôler les consciences et, quand il ne le peut pas, cherche à l'évincer de la vie publique pour n'avoir pas ni concurrent ni conscience qui vienne lui rappeler ses limites ; tentation qui, au fond, à réduire la société à l'organisation des pouvoirs publics et à lui dénier toute autonomie. Qui d'autre s'y est opposé que le christianisme en distinguant fermement Dieu et César ? Et quelle meilleure garantie que ce rappel de l'héritage chrétien pour maintenir le politique à sa juste place qui n'est pas modeste si elle n'est pas tout ?
7/ La reconnaissance de l'héritage chrétien dans le traité européen ne serait-elle pas une revendication abusive et illusoire, compte tenu des pratiques religieuses réelles ?
Il ne fait pas de doute que l'idéal chrétien est trop souvent oublié : c'est à notre continent que peut s'appliquer le plus nettement la constatation d'une apostasie de fait. Certaines dispositions de la Charte européenne des droits fondamentaux incluses dans le futur traité en sont la parfaite illustration (conception des droits " à la lumière de l'évolution de la société ", dissociation du droit au mariage et du droit de fonder une famille, etc.). S'il s'agissait de l'absoudre par ce moyen, il faudrait le récuser.
En réalité, ce serait une erreur de croire qu'avec cette référence la question soit close ; bien au contraire, elle renvoie les chrétiens à celle de leurs œuvres, pour reprendre les termes de saint Jacques dans son Epître. Comme le rappelle justement le pape Jean-Paul II dans sa récente exhortation apostolique Ecclesia in Europa, l'Europe " ne doit pas purement et simplement en appeler aujourd'hui à son héritage chrétien antérieur : il lui faut trouver la capacité de décider à nouveau de son avenir dans la rencontre avec la personne et le message de Jésus-Christ ".
L'apostasie pratique des Européens est une réalité qu'on ne peut occulter derrière quelques mots et qui ne sera surmontée que par leur ré-évangélisation et leur conversion. Comme l'homme est un " animal politique " et qu'il ne saurait pratiquer durablement la schizophrénie caractéristique de ceux qui renvoient la religion à la seule sphère privée sans mettre en danger non seulement sa psychologie mais surtout la cohérence même de sa foi, il n'a pas le choix : il lui faut donner une dimension publique et politique à son témoignage. Non pour l'imposer aux autres, mais pour l'exprimer concrètement dans la cité : c'est par l'exemplarité de sa vie et de son action qu'il est le plus immédiatement évangélisateur.
Tel est l'appel qui est lancé aux chrétiens d'Europe avec insistance et sans qu'ils puissent s'y soustraire. Il n'en demeure pas moins vrai qu'il leur faut, autant que possible, dans la partie de leur action qui concerne la sphère publique, conserver ce qui a été acquis parfois au prix de grandes souffrances, sans négliger tout ce qui peut favoriser leur action évangélisatrice.
8/ La reconnaissance de l'héritage chrétien exclusif ne bloquera-t-elle pas l'intégration de pays candidats à l'adhésion qui ne s'y reconnaissent pas comme la Turquie ?
La question doit être explicitement posée. Elle n'aurait pas lieu d'être s'il agissait pour la Turquie d'adhérer à une organisation internationale supplémentaire de coopération entre les États, à une espèce de " super-OCDE ". Pas plus qu'il ne faudrait s'y attarder si l'on devait se contenter de rendre compte d'un fait majoritaire ou de prendre acte d'une histoire objective mais révolue, sans en tirer de conséquence particulière. Mais c'est bien parce que l'enjeu est d'une toute autre ampleur qu'elle demeure obstinément présente dans le débat, quoique à l'arrière plan et trop souvent masquée par un non-dit de mauvais aloi. À y regarder de près, elle se situe à deux niveaux qui renvoient chacun des partenaires à sa propre conscience de soi.
Si elle devait offrir aux européens, ou à certains d'entre eux, un prétexte à ne pas s'interroger sur leur identité et à en éluder l'affirmation, elle participerait d'une tromperie et d'un détournement de procédure qu'il est de notre devoir de mettre en lumière et de dénoncer. Dès lors que l'Europe décide de se doter d'un idéal qu'elle tire sans doute de son histoire mais qui l'invite bien davantage à progresser dans la voie où elle s'est construite, elle se contredirait elle-même en l'édulcorant dans une expression qui ne serait pas plus spécifique que les termes strictement formels des traités internationaux : autrement dit, soit le projet en cours est rédigé comme la Convention européenne des droits de l'homme et il doit abandonner son ambition constituante ; soit cette ambition est réelle et il doit l'assumer jusqu'à son terme.
Ensuite, c'est aux autorités et au peuple turcs qu'il convient d'adresser la question : sont-ils prêts à faire leur cet idéal qui ne fait à l'évidence pas partie de leur patrimoine actuel, c'est à dire à renouer avec des racines plus profondes et antérieures à l'Islam, qui ont été celles du premier christianisme et de l'empire byzantin ? Et au prix de quels renoncements ou de quelles secousses intérieures ? Maintenant que la " guerre froide " est terminée et qu'a disparu le motif militaire de l'inclusion de la Turquie dans le dispositif occidental, que les peuples turcs d'Asie centrale ont recouvré leur indépendance et peuvent renouer des liens que la civilisation et l'histoire avaient tissés de longue date, ne faut-il pas reprendre cette question à frais nouveaux ?
> Pour en savoir plus :
Le projet de traité établissant une constitution pour l'Europe (pdf)
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