"Les enfants de mai 68 ont la gueule de bois", écrit joliment Jean-Pierre Maugendre à propos de la surprenante mobilisation autour de La Manif pour tous. Nous assistons de fait à un prodigieux et quasi miraculeux renversement. D’où viennent ces manifestants ? Pour Bruno Rondet, la pointe de la résistance vient de la jeunesse chrétienne, fille de la génération Jean-Paul II. Elle est le témoin inattendu du visage culturel, social et politique de la nouvelle évangélisation.
IL AURA SUFFI de quelques mois pour que les héritiers de mai 68 ne puissent plus se déplacer que protégés par des gendarmes mobiles et des CRS. Le pouvoir socialiste ne contrôle plus que l’appareil d’État et ses relais médiatiques. Si sa légitimité provient de la capacité à assurer le bien commun dans l’ordre et la paix, ce pouvoir n’en a plus aucune, car la sécurité des honnêtes gens et de leurs biens n’est plus assurée, alors que les bandits et les voyous agissent en toute impunité.
Un mai 68 à l’envers
Et voici qu’en face d’eux s’est levée une jeunesse imprévue, qu’ils ne comprennent absolument pas, car elle n’entre dans aucune de leurs catégories : ils ne savent pas d’où elle vient et pas davantage quels sont les motifs du combat qui la mobilisent.
Contre la « vieillesse du monde », l’empire du libéralisme libéral-libertaire qui appelle à « jouir sans entraves », cette jeunesse retrouve le sens des mots que la génération 68 croyait définitivement abolis : honneur, patrie, famille, fidélité, amour, dévouement, valeur, autorité, travail. Ces jeunes, qui se sont formés de diverses façons, mais jamais dans les lieux contrôlés par le pouvoir, font voler en éclats les cloisons étanches et les étiquettes qu’on veut leur coller sur le dos.
Parce qu’ils se retrouvent unis par un essentiel qu’ils ne trouvent pas dans les institutions.
Une jeunesse chrétienne
D’où viennent ces jeunes ? De toute évidence, cette jeunesse est chrétienne, même si son engagement se manifeste sur le terrain civique, temporel, politique, et donc de manière non-confessionnelle, avec une maturité étonnante.
Il ne s’agit pas d’une génération spontanée. « Dieu n’improvise jamais rien » disait Marthe Robin. Les plus anciens le savent, qui ont vu cette nouvelle jeunesse se constituer années après années. Ils sont les enfants de la génération Jean-Paul II, puis de la génération JMJ.
La première fois que cette génération s’est retrouvée en nombre, ce fut à Versailles en 1988 au Congrès des apôtres de l’an 2000, puis l’année suivante à Saint-Jacques de Compostelle, appelée par le pape polonais. Plus d’un million de jeunes inscrits.
Comment s’étaient-ils mobilisés ? Par le bouche à oreille, hors des sentiers officiels. Ils étaient venus à pied, en voiture, en bateau, en car, avec le souci du silence, de l’adoration, des sacrements et le désir de l’enracinement culturel tout au long du chemin. Ils étaient venus pour recevoir du successeur de Pierre un envoi en mission pour le troisième millénaire et entendre le cri prophétique que leur adressa le pape Jean-Paul II : « N’ayez pas peur d’être des saints ! »
Bien entendu, on crut que ce serait un feu de paille. Mais les observateurs se trompaient. Il n’en a rien été. On ne voyait rien, mais au fil des Journées mondiales de la jeunesse, la semence continuait d’être semée et fructifiait en silence. Par la prière, cette jeunesse apprenait à vivre non avec le souci de plaire aux hommes, mais avec celui de vivre chaque jour sous le regard de Dieu, qu’ils savaient présent en eux.
Cette génération neuve aspirait à une vie familiale simplement authentique, elle considérait la vie comme un pèlerinage. Ce fait dans l’histoire est sans précédent. Marthe Robin, encore elle, avait dit que « la Nouvelle Pentecôte » se ferait progressivement, « très doucement ».
Ce sont les enfants de cette génération qui se lèvent aujourd’hui. Ils sont vierges de toute hésitation, et de tout « complexe », comme les invitait encore il y a peu Benoît XVI.
Évangélisation et reconstruction du monde
Au temps de leurs grands-parents, on parlait d’ouverture au monde, mais ce fut pour s’y dissoudre. On croyait qu’en se conformant au monde, on parviendrait à l’évangéliser. On se trompait. Cette génération au contraire ne met pas son drapeau dans sa poche : l’ouverture, elle y croit pour y laisser pénétrer sa parole. Voilà encore un retournement complet. Il ne s’agit plus de se laisser polluer par l’esprit du monde, mais de le ré-ensemencer dans la vérité reçue.
Pour Jean Paul II, le renouveau chrétien dans le monde devait se traduire par une « nouvelle évangélisation ». Y sommes-nous, alors que l’expression militante de l’opposition aux abus de pouvoir de l’État contre le mariage et la famille se veut aconfessionnelle ?
Le 3 mars 1983, Jean Paul II précisait sa vision : il s’agit d’« un engagement non de ré-évangélisation, mais d’une nouvelle évangélisation, dans son ardeur, ses méthodes, dans son expression » (Documentation catholique, 17 avril 1983, p 438). Une place sans précédent est donnée à l’apostolat des laïcs. C’est une intuition de Marthe Robin, à l’origine des Foyers de charité, confirmée ensuite par le concile Vatican II.
Une responsabilité politique
Comment donc être un apôtre laïc ? L’évangélisation est impossible sans la sanctification. Elle est un appel à une ferveur nouvelle et elle implique que l’évangélisation soit conduite en même temps qu’une action temporelle, en vue de construire une société respectueuse de l’image de Dieu dans l’homme.
Ici apparaît l’enseignement social de Jean Paul II, et le lien entre évangélisation et responsabilité politique : les baptisés sont appelés à se mesurer à une culture humaniste et athée comme le monde n’en avait jamais connue jusqu’ici, alliée à une économie d’une puissance elle-même aussi sans précédent. C’est une société qu’il faut complètement reconstruire en reprenant toutes ses fondations. Il faut à la fois rétablir une culture qui prenne sa source en Dieu (l’ouverture à la vérité), mener une politique qui soit vraiment soucieuse des droits de l’homme créé à l’image de Dieu, réorienter l’économie vers le service et non vers le profit.
Le monde nouveau sera fondé sur la famille, petite Église domestique. C’est le monde nouveau selon l’ordre de la loi naturelle voulue par le Créateur, mais accessible à tous les hommes de bonne volonté, croyants ou non croyants. Aujourd’hui encore, c’est le combat de David contre Goliath.
C’est ainsi qu’ils ont trouvé la voie de leur engagement au service du bien commun, en témoin de la vérité qui rend libre (Jn 8, 32).
La petite flamme des Veilleurs
Au départ, ils ont entre 20 et 30 ans. Puis des plus âgés les rejoignent. Ils n’ont pas oublié celle dont le nom résonne depuis Sophocle comme un reproche aux oreilles des gouvernants totalitaires : Antigone. Cette génération ne veut pas du monde que veut dessiner la loi Taubira. Ils chantent une complainte répandue par les guides et les scouts : l’Espérance. Ce chant est devenu leur signe de ralliement et ils se sont nommés eux-mêmes « Les Veilleurs ». Tugdual Derville dit que ce sont des sentinelles.
Ils ont senti intuitivement que leur résistance devait avoir un sens, et qu’elle devait être pacifique. Ils se sont tournés spontanément vers la culture, car ils savent, comme Jean-Paul II l’avait dit à l’Unesco et dans Mémoire et Identité, son testament politique et spirituel, que c’est dans la culture qu’ils trouveraient la source de leur liberté. Qu’elle est la route de la vérité. L’intuition était bonne : ils se sont multipliés. De Paris ils ont essaimé partout en France, et même à l’étranger, jusqu’à Jérusalem. Face à eux les forces de l’ordre semblent désemparées.
Alors que la génération 68 voulait faire éclater un carcan, eux ils veulent construire. Ils se sentent gardiens d’une histoire séculaire, d’une civilisation, de l’avenir de leur pays et de ses enfants.
L’avenir leur appartient
Quelque chose est en train de se passer, de tout à fait inattendu, difficile encore à décrire et à identifier. Pour François-Xavier Bellamy, professeur de philosophie et maire-adjoint de Versailles, qui exprime ainsi la pensée d’un grand nombre, quoi qu’il puisse arriver désormais, la loi Taubira est déjà périmée : elle n’apparaîtra bientôt plus que comme un contresens historique étonnant.
En ce sens la majorité actuelle a déjà perdu, même si elle ne le sait pas encore clairement. Au fond, par sa surdité et sa violence poussées jusqu’à l’absurde, elle aura rendu un immense service à ses opposants. Elle leur aura permis de comprendre l’enjeu et l’importance du combat en cours.
Une nouvelle génération s’est levée. En se levant par centaines de milliers pour manifester leur opposition, en inventant de nouvelles formes de combat, les veilleurs, les blogueurs et les volontaires ont témoigné de leur espérance.
Ils ne veulent pas détruire des normes, mais reconstruire le lien social. Ils ne proclament plus qu’il est interdit d’interdire, mais que la loi doit protéger le plus faible et le plus petit. Ils veulent retrouver les exigences de la vérité et de la générosité.
Ils n’ont pas peur. Ils sont l’avenir tout simplement.
Photo : © LMPT/Bonnafont pour Liberté politique
Sources utilisées :
Marcel Clément, Après Compostelle : N’ayez pas peur d’être des saints, Ed. de l’Escalade, 4e trimestre 1989
Fabrice Madouas, « La petite flamme des veilleurs », Valeurs actuelles, mai 2013
François-Xavier Bellamy, Le Figaro, 23 avril 2013.