Gaspard-Marie Janvier honore la nouvelle rentrée littéraire d’un surprenant roman. La Trace du fils (Fayard) explore, le temps d’une course-western en montagne, le difficile « métier de père ».
C’EST L'HISTOIRE d’une fugue. D’une fugue et d’une traque dans le théâtre d’infinis espaces. Fugue d’un fils. Traque d’un père. À moins que ce ne soit l’inverse. Nous sommes au seuil de l’hiver. Un jeune garçon de dix ans, Abel, disparaît sur les arêtes du Pic de Bure dans les Alpes. Son beau-père Cecil part à sa recherche au lieu de se résoudre à appeler la police.
Le retrouver, l’attraper, le ramener vivant, « recueillir le petit », voilà la quête annoncée. Y parviendra-t-il ? Ses propres moyens suffiront-ils ou devra-t-il faire appel aux hommes en uniforme ? L’elfe agile aperçu pour la dernière fois dansant comme un feu-follet sur la montagne promet en tout cas bien du fil à retordre dans sa fuite-recherche paradoxale de père.
Car le père d’Abel, Didier, est mort et Cecil « père B » avait tout bonnement pensé pouvoir prendre le relais. Mais rien de moins simple. Si seulement Cecil savait ce que c’est que d’être père — « Qu’est-ce donc qu’un père ? » s’interroge-t-il. La question semblait être faite pour se dissoudre dans l’air du temps…
Et elle se dissout effectivement ladite question, d’autant plus que lui-même fuit devant les gendarmes, fuit devant Big mother et Bénédicte, ses première et seconde épouses. Folle poursuite donc que cette traque. Qui fuit qui ? Qui poursuit qui ? Telle devient vite la question dans ce roman escarpé : « Cecil et ses fuites ! quand donc arriverait-il à agir sans qu’au milieu de son acte, toujours un indice ne laisse échapper une intention contraire ? »
Pas de chevauchée endiablée, mais une poursuite promenade, poursuite rumination, poursuite escalade, poursuite essentielle de mise au clair avec soi-même acceptant comme une évidence, mi-révolté, mi défaitiste, l’aveuglant constat de femmes en colère, fières de savoir changer une roue, n’ayant plus besoin des hommes, comme d’enfants voulant peut-être se débarrasser des pères.
Galerie de caractères
Le chasseur Vidossang et sa chienne Maju, le moine errant Enzo juché sur sa mule, l’inénarrable Xavier chef de rayon, Urbain le drôlissime présentateur d’une minable émission de télé-réalité, les géants Traveleurs, autant de rencontres, de magnifiques caractères, que de haltes jasardes dans le périlleux voyage.
À chaque fois, le lecteur se nourrit d’un monde de vies, d’histoires pittoresques, de points de vue croisés. Personnages à la marge, ils extraient une lueur bienfaisante, un humour libérateur, un paradoxe gênant dans la nuit de la marche, marche qui rythme l’action. L’action trace autant qu’elle traque dans l’incertitude et l’errance ; le lecteur avance avide, au mot rare pas encore effacé, au pas forcé du marcheur lent qui ne progresse parfois que de quelques kilomètres en quarante-huit heures. Il monte libre avec le marcheur dans les hauteurs.
Le grandiose espace du roman se dilate dans un temps ordonné. Structuré sans chapitre par trois grandes parties inégales, il serre « Au troisième jour » d’abord Cecil, puis « Au huitième jour » Bénédicte, enfin avec « Et les jours passent » Abel. La fiction fragmentée par un jeu de focalisation expert crée un tempo alerte pour suivre l’homme, la femme, l’enfant. Puis vient le drame et la fin surprise, une vraie fin, un sens avec l’arrivée d’une émouvante cavalerie.
Abel, l’innocent tué
Avec l’histoire d’Abel, Gaspard-Marie Janvier concocte du neuf avec de l’ancien. Oserons-nous une lecture figurative et voir en Abel, le premier fils assassiné, l’enfant pur et généreux des Origines, l’innocent des écritures saintes ? dans cet enfant qui « parle aux arbres, aux rochers, aux fontaines », y voir une figure emblématique de tous les enfants déracinés, assassinés d’aujourd’hui ? Le fils de Cecil dans sa fugue aussi réelle que symbolique nous demanderait-il d’arrêter le massacre ? Sans doute est-il permis de le croire.
Mais jamais le roman n’emprunte la route du catastrophisme ou du déclinisme, encore moins du didactique, ne sert de tartines moralisatrices. Dialogues hauts en couleurs, monologues intérieurs profonds, descriptions et portraits comme on n’en fait plus, rêve surréaliste, prolepses infimes, tout concourt à ouvrir l’esprit de celui qui lit, à le réveiller par la seule force d’un récit plaisant et si nuancé.
L’espérance pointe même sa frange : quoique perdus, n’y aura-t-il pas toujours quelqu’un pour les trouver ces fils égarés pour peu qu’ils se laissent chercher ? Il y a du Pascal par moments dans cette fiction-là ainsi que prévenait l’exergue du roman. « Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? »
Du Pascal sérieux oui, mais pas seulement. Car il y a surtout du western joyeux dans ce périple vital. C’est en toute bonne conscience que les cowboys ont exterminé les Indiens nous rappelle l’auteur dans sa vidéo de présentation. C’est en toute bonne conscience que notre monde en évince un autre avec sa destruction/recomposition familiale échevelée, un peu comme la grosse machine des bûcherons vient arracher la souche de l’arbre « l’agrippant par six crochets articulés à des bras d’acier ». Lutte épique de la machine contre la nature pour le déraciner : la souche résiste, la machine lâche parfois prise, mais fait céder finalement l’arbre.
Un roman frais
Poser ainsi la question du père ébranle évidemment. Le tour de force de Gaspard-Marie Janvier n’est pas mince d’avoir tiré d’une question si sérieuse, si métaphysique puisqu’elle pose la question de la source de notre vie, un roman si frais. L’air pur des hauteurs inspire à l’évidence, soufflant allègrement ici un dialogue cocasse, là une poésie subtile.
Kaléidoscope de nos maux hypermodernes, l’histoire cherche une issue par une modification spirituelle, modification que permet le chemin parcouru par les pieds blessés tout près d’un cœur. Histoire de chair et d’esprit avec des moments d’exceptions parodiques, telles la vente du matériel de montagne ou bien l’interview de Big mother où se superpose l’inanité de commentaires désopilants. Ou encore telle pique bien sentie en direction d’une école épuisante « en activités où l’on n’apprend rien », en prétentieuses maîtresses « qui se donnent des airs sympas ».
Qui est donc ce Cecil ? se demande au bout du compte le lecteur. « Pas un nom de coutume » avait observé judicieusement Vidossang notre chasseur sans détours. Un nom culturel, dirons-nous avec un clin d’œil facétieux à Cecil B. DeMill. En tout cas, pas de super héros affiché dans ce western littéraire. Complexé, marié par les circonstances, bigmotherisé (traduire divorcé d’une femme qui n’est plus que la mère de ses enfants) ni époux ni père, évidemment athée, gamin, désespéré, peureux, les adjectifs peu reluisants pleuvent pour désigner notre père moderne tourmenté en quête de lui-même.
Janvier comme l’auteur — masque de fils ? — Cecil grossit pourtant pas à pas le livre d’une faiblesse touchante. L’amour en acte qui le meut pour un petiot « qui n’était même pas le sien », malgré des fêlures ouvertes comme des crevasses, le grandit à mesure qu’il cherche le lilliputien, qu’il se donne jusqu’au bout de lui-même, sur la crête de l’arête. Au bout du drame, c’est lui qui est trouvé. Cherche ton fils, tu deviendras père, pourrait-on résumer.
La « trace » ou comment représenter l’identité
Ni Shakespeare, ni Strindberg, observateur hors pair du monde moderne, Gaspard-Marie Janvier sait en traduire les angoisses les plus vieilles sans pour autant les confiner dans des culs-de-sac mortifères. L’auteur qui mettait au centre de son précédent roman une course au trésor, en remotive une autre, plus ardue encore, mais ô combien précieuse.
Pour cela, un mot d’importance dans le beau titre nouveau : « trace ». Nous entendons à première lecture et dans le contexte, « ce qui reste », « ce qui affleure », « ce qui n’est pas encore effacé », « ce qui révèle ». Mais dans sa dimension plus scientifique, la définition pourrait tourner plus juste autour du caractère du fils, de sa matrice, de ce qui fait le propre d’un fils, de son ADN dirions-nous aujourd’hui en glosant.
Le roman pose alors avec Abel fils de Didier/Cecil une interrogation ontologique, universelle : quels fils sommes-nous ? de quel père sommes-nous nés ? en entraînant une autre plus essentielle encore : de quelle source spirituelle notre esprit est-il né ? Chercher la trace du fils ne revient-il pas à chercher son identité ? D’autres pensées plus tragiques montent en lisant : Quel enfant, sans père ? Le monde moderne n’est-il pas en train d’engendrer des fils de personne ?
Le roman, lui-même trace d’un auteur, travaille l’air de rien une des questions les plus ultimes qui soit. Sans poser. Sans difficile philosophie. Pas un traité, juste une histoire qui va vers sa fin. Il ne vous enferme pas dans d’effroyables espaces mais déballe toujours plus large. À lire avec grande attention, intelligence et cœur ouverts. Pour qu’il y ait moins de « trous sous le ciel ». H.B.
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EXTRAIT
« Marchez la nuit sur la crête du monde » Gaspard-Marie Janvier, La Trace du fils, Fayard, p. 70.
« Au troisième jour » |
Gaspard-Marie Janvier
La Trace du fils
Fayard, août 2014
222 pages, 18,00 €
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« Marcher la nuit sur la crête du monde »
Gaspard-Marie Janvier, La Trace du fils, Fayard, p. 70.
« Au troisième jour »
Il dut tenir deux heures dans l’euphorie d’une progression ailée, porté par une force qui lui semblait peu naturelle. En s’arrêtant pour boire, le silence lui fit comprendre le charme particulier de la marche nocturne. Le jour est centrifuge. Les mille distractions de la lumière éparpillent l’attention en mouvement. La nuit est centripète. Elle rassemble le marcheur sur lui-même. C’est comme s’il retenait à soi le bruit de ses pas. Il se berce du clapotement régulier des semelles, du cliquètement des cailloux, du frottis des vêtements. Et en même temps, c’est comme s’il était hors de lui, qu’il s’entendait de l’extérieur produire un tel tapage qu’il couvre le grand murmure des ténèbres. Marcheurs, marchez la nuit sur la crête du monde vous n’aurez pas peur. Et lacez bien vos souliers. Car si vous devez les renouer comme le fait à présent Cecil, outre que ce n’est pas commode dans le noir, gare au moral : revoilà les crissements, les craquements et les râles.
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