Avec le Conservatisme impossible, François Huguenin poursuit un effort exemplaire de conscience historique. Il conjugue la rigueur de l'enquête à la pertinence du questionnement philosophique et prudentiel. L'auteur part d'un constat : en France, contrairement au monde anglo-saxon, aucune force politique conservatrice d'ampleur n'a pu se constituer durablement pour faire échec au modèle social-démocrate.
L'essai tente d'établir les causes de cet échec.
La politique et la réflexion sur la politique qui ont façonné notre histoire nationale moderne s'enracinent dans la Révolution. Plus précisément, dans les diverses appréciations dont, très tôt, elle va faire l'objet. Ce qui a rendu le conservatisme politiquement impossible en France, c'est le partage de la résistance à l'idéologie du Progrès en deux courants : le libéralisme et la réaction, dite contre-révolutionnaire. "Tandis que les libéraux souhaitent constituer une force de gouvernement, constate Huguenin, les réactionnaires demeurent dans une opposition extérieure, sur le modèle initial des ultras. Les uns privilégient l'action en oubliant toute théorie autre qu'économique. C'est pourquoi entre 1850 et 1950, il y a un grand vide de la pensée libérale. À rebours, les réactionnaires cultivent la doctrine, mais oublient les réalités du pouvoir : cette attitude culminera avec l'Action française. [...] Du coup, le pragmatisme libéral ne rencontre pas l'utopie réactionnaire et demeure étranger aux certitudes réactionnaires".
Mais les deux courants pouvaient-ils vraiment se rencontrer ? Ces refus différenciés (libéral et réactionnaire) de l'idéologie égalitaire et révolutionnaire constituaient-ils une base suffisante pour former une réelle alternative ? On ne peut le penser qu'en prenant le recul nécessaire afin de saisir de part et d'autre des présupposés permettant de les intégrer comme des éléments dispersés d'une conception englobante de l'homme, de la société politique et de son bien. D'ailleurs, c'est bien à l'aune d'une telle conception que l'auteur peut poser son diagnostic. Cela explique que son propos nous apparaît pertinent philosophiquement, mais limité dans son questionnement historique. Expliquons-nous.
Droite intellectuelle
Historiquement, l'auteur le souligne, les libéraux et les réactionnaires non seulement ne se sont pas trouvés mais plus encore, ils se sont souvent opposés. Les débats qui les opposèrent sous la Restauration restent la matrice de ce "dialogue de sourds". Dès lors sur quoi l'auteur s'appuie-t-il pour regretter l'échec de leur conjonction afin de former une force intellectuelle et politique permettant d'incarner une autre société ? Sur une synthèse, antérieure à la Révolution et à l'Ancien Régime (qui sous bien des points la prépare, comme l'a montré Tocqueville) : celle de la philosophie politique classique, d'Aristote à Thomas d'Aquin. C'est en prenant pour critère cette tradition, conservée et actualisée par l'Église, que François Huguenin peut repérer dans le libéralisme et la réaction des éléments d'une vision politique cohérente et souhaitable. Mais si tel est le cas, la critique menée est-elle de nature historique ? Encore une fois, rien n'est moins sûr.
En effet, peut-on regretter que ces deux courants ne se soient pas unis s'ils comportaient chacun des anticorps puissants vis-à-vis de l'autre ? Certes ils partageaient des haines communes, mais comme le montre très bien François Huguenin, ils épousaient chacun une partie de la Modernité politique en récusant l'autre ; les réactionnaires reprenant sans critique une conception absolutiste de la souveraineté et les libéraux le projet de fonder la liberté politique.
Finalement, que cherche l'auteur ? Il le dit dès le prologue : écrire une histoire de la droite intellectuelle qui rende compte de son impuissance politique.
Mais n'y a-t-il pas contradiction à parler de "droite intellectuelle" ? Car "la droite" renvoie au vocabulaire de la sociologie politique où elle est comprise comme ce qui s'oppose à une gauche s'affirmant positivement. Ainsi la droite n'est-elle toujours que seconde et réactive, à la remorque de l'histoire démocratique. Par exemple, Jules Ferry auquel s'opposait ce que l'on peut appeler la droite pourra être perçu après coup comme un homme incarnant des valeurs reconnues aujourd'hui par les hommes de droite. Bref, la droite relève d'une dénomination mouvante car historiquement située. "Intellectuelle" renvoie en revanche à une démarche philosophique, touchant les principes anthropologiques du politique et de la morale. Or relativement aux principes, nous venons de le dire, les libéraux et les réactionnaires ne sont pas d'accord.
L'Église centre la politique
Tout cela nous amène à penser que l'objectif de l'auteur est tout autre. Montrer en creux l'actualité et la pertinence de la tradition philosophique, assumée par l'enseignement de l'Église. Celle-ci centre la finalité du politique : la recherche du bien commun par la vertu de prudence, prenant en considération la très grande complexité du réel politique.
Bref, cette doctrine classique n'est pas une idéologie. Or le paradoxe de la Modernité est d'être une politique idéologique, c'est-à-dire une politique qui tend à sa propre négation. Parce que non idéologique, l'enseignement politique de l'Église a été largement inaudible pendant deux cent ans. Mais ce qui a fait sa faiblesse fait aujourd'hui sa pertinence, à l'heure où l'idéologie est épuisée et où l'État républicain social-démocrate s'auto-dissout. Cela dit, l'enseignement de l'Église et de la tradition philosophique restent justement un enseignement. Or depuis la faillite du philosophe-roi de Platon, l'on sait que la politique relève de l'ordre de l'agir prudentiel. Aristote n'a pas seulement écrit un traité de La Politique ; il a formé Alexandre le Grand. Avec les résultats ambivalents que l'on connaît.
Tant qu'il y aura des sociétés humaines, il y aura du politique, plus ou moins explicite, plus ou moins lucide sur ce qui est en jeu concernant le bien humain. L'effort de conscience philosophique auquel François Huguenin nous convie est plus que jamais nécessaire pour que chaque homme puisse déployer une liberté politique responsable.
Pour en savoir plus :
■ François Huguenin, Le Conservatisme impossible, Libéraux et réactionnaires en France depuis 1789, La Table ronde, 2006, 400 p., 21,50 €
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