Voilà un "scrutin manqué" comme il existe des actes manqués. Deux leçons particulières et très différentes se dégagent de ce qui aurait pu être, mais n’a pas été, un temps fort de l’année européenne, alors que 2004 aura connu la réunification historique du continent et, peut-être, l’adoption d’une Constitution inouïe.
Les institutions européennes sont trop loin des électeurs : tel est, très prosaïquement, le sens d’un niveau record d’abstention.
Plus grands sont les pays et plus manifeste le phénomène, sauf rare exception, quelle que soit ancienneté dans l’Union dont ils puissent exciper : 54% des électeurs ont boudé les urnes en Espagne, 57% en France comme en Allemagne, 61% au Portugal comme en Grande-Bretagne, près de 63% en Suède (naufrage de la vertu civique scandinave ?), 79% en Pologne… L’Italie détonne avec 27% (sans doute pour des raisons internes), Malte avec 18%, et mieux encore la Belgique avec 9% (mais le vote y est obligatoire).
Comme déjà plus de la moitié des électeurs n’avaient pas daigné se déplacer en 1999, les explications purement conjoncturelles ne suffisent pas ; ni la lassitude d’électeurs trop souvent consultés, puisque les calendriers diffèrent d’un pays à l’autre. L’effet d’entraînement ni la nouveauté chez les membres les plus récents n’ont enrayé le phénomène.
Alors quoi ? méconnaissance de l’Europe ? Mais on ne parle que de cela depuis des mois ! Insuffisante communication sur le rôle du Parlement européen et l’enjeu politique ? On y vient. Mais contrairement aux idées reçues, davantage de pédagogie n’aurait sans doute rien changé sinon à la marge. En vérité, la démocratie ne fonctionne bien que dans des espaces naturels et des cadres familiers : partout les élections locales suscitent l’engouement maximal parce que l’on connaît son maire et qu’on peut l’interpeller aisément ; à la rigueur son député ; on accepte également de se mobiliser pour choisir le gouvernement (ou le Président). Le reste n’intéresse guère et demeure l’affaire des spécialistes, des " politiciens ", sur lesquels le discours désabusé revêt une universalité non démentie.
Y remédier par une organisation différente de l’élection, à l’échelle européenne et non plus nationale, ne fonctionnerait pas parce qu’aucune des conditions nécessaires n’est remplie : aucun parti n’est organisé aux dimensions du continent, chaque pays vote selon des procédures propres à son génie ou à son histoire, et les clivages ne se recoupent pas. En un mot, la vie politique, et avec elle la démocratie, se structure dans une communauté nationale ; tout ce qui est organisé en dehors demeure artificiel, sans que le temps ne fasse rien à l’affaire. À dire vrai, le Parlement européen, quels que soient ses pouvoirs (réels au demeurant), n’atteindra jamais la légitimité des parlements nationaux : il peut bien renverser la Commission, comme en 1999, entraver la désignation de son nouveau président, voire chercher à le censurer, s’il n’est pas en phase avec la majorité de ses membres ; le dernier mot reviendra toujours aux États-membres parce que la légitimité politique réside encore entre les mains de leurs gouvernements.
Ne nous en plaignons pas, mais demandons-nous plutôt s’il ne serait pas plus sage d’abandonner l’élection directe pour revenir à une désignation par les parlements nationaux. Elle présenterait au moins l’avantage d’assurer une meilleure coordination des travaux et de l’exercice des compétences de ces instances concurrentes ; elle ne respecterait pas moins l’exigence de représentativité politique, tout en la simplifiant d’ailleurs ; et elle coïnciderait davantage avec la nature de l’Union européenne qui celle d’une union d’États-nations.
Une procédure de désignation à deux degrés nous épargnerait sans doute aussi les bricolages électoraux auxquels nous avons assisté, du moins en France. Que l’on songe aux palinodies auxquelles a donné lieu la composition des listes : recalés du suffrage universel à recaser, amis à récompenser par une sinécure confortable, candidats à la recherche d’une immunité juridictionnelle contre les investigations des juges d’instruction, revanchards de tous les combats perdus ou dévoyés, figurants en quête d’une tribune nationale à bon marché : les électeurs français n’ont été épargnés par rien.
Soulignons seulement un point. En " régionalisant " le scrutin d’une façon au demeurant totalement artificielle, le gouvernement avait voulu nous faire croire qu’il rapprochait les candidats des électeurs, c’est-à-dire nous faire prendre les vessies pour des lanternes. En réalité, il ne poursuivait d’autre but que de gêner les petits partis. Il y a parfaitement réussi, mais pas à son profit, loin s’en faut : c’est le Parti socialiste qui en a tiré le meilleur bénéfice.
Pour le constater, il suffit de refaire le calcul de l’attribution des sièges, mais sur une base nationale comme c’était le cas en 1999, et non plus régionale. Les grands perdants ont été le PC qui n’a obtenu que 2 sièges alors que le total des voix recueillies le 13 juin lui aurait permis d’en avoir 5 au moyen d’une répartition nationale, et le MPF de Philipe de Villiers (3 au lieu de 6) ; vient ensuite le FN (7 au lieu de 9). La représentation de l’UDF et des Verts serait restée identique (respectivement 11 et 6 sièges). L’UMP n’en a gagné que deux (17 au lieu de 15) mais le PS six (31 au lieu de 25) ! Bien entendu sans empêcher la dispersion des voix entre un nombre invraisemblable et ridicule de listes.
Qu’en déduire sinon que les manipulations de la loi électorale préjugent trop souvent l’évolution d’un contexte politique qui échappe à leurs auteurs, et se retournent parfois contre eux, à l’instar de ce qui s’était déjà passé aux élections régionales. Quand donc perdra-t-on cette détestable habitude de chercher à remédier à l’éclatement de notre vie politique par des artifices, tous plus inefficaces les unes que les autres, plutôt que par un traitement de fond ?
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