Dans un article précédent, nous avons montré que nos démocraties, même lorsque leurs institutions fonctionnent dans la forme, pouvaient cependant être gravement dévoyées, sur le fond, lorsque la structure des trois forces politiques monarque/oligarchie/peuple était par trop déséquilibrée, l’oligarchie prenant trop de pouvoir, ou même parfois tout le pouvoir.
Dans ce dévoiement démocratique, l’une des responsabilités majeures est certes celle du monarque, (compris comme le dirigeant et sa classe politique, députés et ministres). En effet, lorsque sa pratique du gouvernement et son exemple sont insuffisamment intransigeants vis-à-vis des principes moraux, ou bien trop inefficaces, le peuple qui a trop écouté les critiques proférées par les oligarchies, finit par prendre fait et cause pour ceux qui n’ont aucune légitimité [1] contre celui qui l’a reçue par l’élection.
Cette responsabilité incombe aussi à l’oligarchie. Elle joue un grand rôle social, puisqu’elle apporte à la société l’essentiel des initiatives et du progrès. Il est légitime qu’elle conjugue « service public » et intérêt privé, cela n’est en rien contraire aux valeurs de l’Evangile. En effet, le propre du travail « bien fait » est qu’il puisse nourrir son auteur, en même temps qu’il rend service. Le fait de « servir » et en même temps de « se servir »n’a rien de choquant. Ce qui peut l’être uniquement, c’est la « balance » entre les deux, si le « se servir » est disproportionné par rapport au « servir ». C’est le cas, certainement, lorsque l’oligarchie profite de son pouvoir sur un monarque affaibli, et fait pression au-delà du raisonnable pour maximiser son avantage, devenant ainsi un « profiteur du peuple » [2] plus qu’un serviteur de celui-ci.
Mais, dans ce triumvirat des pouvoirs dévoyés, on oublie trop souvent le peuple. Sans doute parce que l’on sacralise volontiers l’institution démocratique [3], que l’oligarchie parvient à détourner son rôle, et que l’on agonit trop facilement le pouvoir, on a tendance à dédouaner le peuple de sa responsabilité dans cette affaire, alors qu’évidemment, en tant que décideur en dernier ressort, il a la principale.
La responsabilité du peuple
En effet, lorsqu’il se laisse berner par des critiques faites à ses élus par des gens dont les motivations personnelles sont évidentes, lorsqu’il ressasse jusqu’à la nausée l’expression « tous pourris » sans jamais se l’appliquer à lui-même, lorsqu’il « sort les sortants », pour les punir, à l’occasion d’une élection, sans se demander si ceux par qui il les remplace lui feront courir plus de risques, lorsqu’il arbitre en choisissant les petites promesses à court terme plutôt que les efforts de long terme, lorsqu’il se passionne pour les « petites phrases » plutôt que pour les analyses ou les programmes, ou encore lorsqu’il vote avec son humeur plutôt qu’avec sa raison, il mérite à juste titre le terme de « mauvais patron ». Il agit ainsi exactement comme le mauvais chef d’entreprise, qui perd de vue l’intérêt général, fait de l’autoritarisme à la petite semaine, et maltraite ses employés sur les conseils de conseillers véreux. A la fin, il coulera son entreprise. Si, dans le système démocratique, nous devons exalter l’utopie provenant du fait que les « plus hauts » sont choisis par les « plus petits », cela ne dédouane pas pour autant ces « petits » de devoir se comporter avec la même exigence de bon sens et de vertu que ce qu’ils demandent à ceux qui les représentent. Si, dans notre système, les politiques sont, d’une certaine façon, les « employés » des électeurs, et Dieu sait si ce métier est difficile, ce ne sont pas pour autant des larbins, propres à être choisis ou chassés selon l’humeur du moment.
En disant cela, nous ne prétendons pas affirmer que le peuple est obligatoirement et globalement mauvais, ni remettre en cause « l’utopie démocratique ». Le peuple n’est pas naturellement mauvais, bien entendu, ni la démocratie naturellement perverse. Mais le peuple mérite la critique, tout autant que les deux autres composantes du corps politique, et nous savons bien que, démocratie oblige, il est peu courant qu’elle s’exprime, et qu’on lui dise « son fait », ce qui serait parfois salutaire. L’exigence, le jugement avec raison, l’exemplarité, la sainteté, oserions-nous dire, c’est pour tout le monde, et pas seulement pour les puissants. Si ce n’est pas le cas, si l’opinion est en cela aussi démagogique que les voix qui lui parlent, ce mauvais leadership exercé par le peuple envahit et infecte l’ensemble du corps politique et social, entraînant les mauvaises pratiques dont il sera le premier à souffrir, ainsi que la frustration et le mécontentement que nous voyons aujourd’hui. Aveuglement, reproches aux autres, dédouanement de ses responsabilités, lorsqu’on en est là (et est-ce que nous n’y sommes pas ?), dans une famille, une entreprise ou une démocratie, la chute est proche. Pour le peuple, l’égoïsme individuel n’est pas permis. L’altruisme est la seule option [4].
Quelles solutions ?
« Alors, quelles solutions ? » [5] Si, dans une démocratie, c’est le peuple qui a la responsabilité première de l’échec du modèle lorsque celui-ci va mal, cela veut dire que c’est aussi par lui que doit commencer le redressement. C’est par un changement des comportements individuels que la tâche de reconstruction doit démarrer. Comment ?
D’abord, par la prise de conscience. Si nous comprenons que c’est nous, et non pas nos chefs, qui sommes les responsables de nos échecs, un immense progrès est déjà accompli. Encore faut-il, pour cela, que l’on puisse mettre le doigt sur les problèmes, les décoder, les analyser, globalement et dans le détail. Nous pensons que c’est à ceux qui font profession de réfléchir et d’expliquer que de faire ce travail préalable de métapolitique [6] et d’influence. L’apport des intellectuels est essentiel, et il doit se faire par rapport aux problématiques actuelles, puisque nos problèmes se posent dans le monde d’aujourd’hui [7].
Ensuite, par l’éducation et la pédagogie. Il faut dire et redire encore que notre première tâche [8], c’est que nos comportements soient exemplaires. Il faut l’enseigner à nos enfants, dans nos familles et nos écoles, et à tout le monde. Il faut faire en sorte que la recherche et même la glorification de la « vertu » redevienne la valeur première de nos sociétés. En disant cela, ce n’est pas une sorte de néo-puritanisme que nous défendons mais simplement le fait de reconnaître et faire reconnaître que c’est la morale qui doit guider nos comportements [9]. C’est la fin du « libéralisme démocratique » [10]qui doit être recherchée.
Par la pratique individuelle et par l'exemple. Dans notre vie quotidienne, dans l’éducation que nous donnons à nos enfants, dans notre travail, dans nos devoirs d’état, à tous niveaux, nous devons tout simplement faire un effort accru d’exemplarité.
Enfin, par l’engagement politique, que ce soit par la décision personnelle, ou par le soutien actif à ceux qui se sont engagés. Il est impossible en effet que nous puissions faire évoluer la société si le changement de nos comportements ne se traduit pas par une action à ce niveau. Tous les papes l’ont constamment rappelé
Prendre conscience, éduquer, mieux pratiquer individuellement et collectivement l’excellence et la vertu, nous engager, être plus conformes à l’idéal évangélique en somme, il n’y a pas d’autre issue à la crise de société que nous traversons qui est la matrice de toutes les autres.
[1] Quelle légitimité spécifique a en effet la presse, de quelque bord qu’elle soit ? Certes, elle remplit, en informant et en recherchant la vérité, parfois avec difficulté, une mission de service public. Mais pas plus que les supermarchés, transporteurs, médecins, avocats, paysans, chefs d’entreprise, enseignants salariés, ouvriers, etc… qui apportent tous leur pierre à l’édifice de la société. Personne, semble-t-il, n’est à l’abri du soupçon d’être « intéressé », et de rechercher dans ses activités son intérêt propre plutôt que l’intérêt commun. Pourquoi la presse serait-elle « pure » de ce soupçon, et donc parée d’une vertu de légitimité et de représentation politique particulière ? D’où vient le fait que la critiquer, c’est faire « le procès de la presse », a priori une « mauvaise action » contre la démocratie ? D’où vient ce « droit » de contrôle de la politique, de « quatrième pouvoir » qu’elle s’arroge souvent, sinon d’un dévoiement démocratique ?
[2] Il vaut mieux dire « profiteur du peuple » plutôt qu’ « affameur du peuple ». En effet, dans la deuxième expression, on rangera volontiers tous les « mauvais » patrons, commerçants, etc…. Mais, nous l’avons montré, la liste des lobbies qui détournent à leur profit, par des stratégies insurrectionnelles, le pouvoir démocratique issu des urnes est bien plus longue que celle de ces éventuels « affameurs », puisqu’elle compte aussi, parmi les leaders d’opinion, tous ceux qui en réalité s’arrogent un pouvoir politique au-delà de leurs prérogatives. C’est leur intelligence de se montrer « protecteurs » du peuple alors qu’ils ne sont que des « profiteurs ».
[3] Parce que nous pensons l’avoir inventée, et que nous sommes fiers de pouvoir donner au monde quelques leçons de « Lumières »…
[4] En cela, si l’on y réfléchit, la démocratie moderne, lorsqu’elle fait d’un ensemble de règles la seule règle commune, et qu’elle prétend que de la somme des égoïsmes individuels peut sortir un bienfait collectif, fait exactement la même erreur que le libéralisme économique, qui croit que de la somme des égoïsmes économiques individuels, avec seulement « la main invisible du marché », peut ressortir une prospérité commune. On sait maintenant ce qu’il en est de ce raisonnement ridicule. Dans l’un et l’autre cas, ce n’est pas le bien que l’on obtient en bout de course, mais le chaos. On ne peut faire l’impasse de l’altruisme et de la vertu.
[5] Pour répondre ainsi à la question pertinente d’un lecteur
[6] http://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9tapolitique
[7] C’est la raison pour laquelle nous trouvons exaltante la belle aventure de Liberté Politique, qui s’insère exactement dans ce champ d’action
[8] Encore plus en démocratie qu’ailleurs, puisque dans ce système, tout repose sur nous : la pyramide des pouvoirs est inversée. Si nous sommes « mauvais », tout est mauvais...
[9] Nos ancêtres grecs et romains avaient bien compris que le socle de la démocratie, c’est la vertu, et non l’égoïsme de chacun, faute de quoi elle s’écroule… A défaut d’une pratique exemplaire, au moins ne faisaient-ils pas d’erreur de raisonnement. Comment avons-pu nous tromper à ce point ? Probablement, la prospérité de nos dernières années nous avait bouché les yeux, que la crise a heureusement rouverts.
[10] Ce que nous appelons « libéralisme démocratique », c’est l’idée comme quoi, à l’instar du « libéralisme économique », la loi des comportements individuels « libres », sans aucune référence à la morale, peut donner un bon résultat. Cf NDBP N°5.
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Il me semble qu'il faudrait de l'aristocratie, c'est-à-dire des traditions de vertu institutionnalisée (un peu l'idée de Tocqueville avec l'équilibrage par la religion ; mais chez lui cela reste non institutionnel donc non politique) sous une forme à inventer. Par ailleurs, la démocratie présente non pas tant le danger d'un pouvoir du peuple que celui d'une égalisation et donc relativisation des opinions. Michel Bastit