Depuis que le Parti socialiste a ouvert le débat en son sein, la question cherche sa réponse. Car si débat il y a, au point qu'il a fallu un référendum interne pour départager les protagonistes, c'est que le sens de cette réponse n'est pas évident.

Voilà ce qui interpelle Georges Sarre aujourd'hui et justifie qu'à ce doute il oppose sa certitude en un petit ouvrage qu'il vient de publier sous le titre éloquent : L'Europe contre la gauche (Eyrolles).

À l'inverse de Laurent Fabius qui, à l'intérieur du PS, a voulu fonder son opposition au projet de traité constitutionnel sur des arguments d'abord techniques, G. Sarre adopte délibérément la posture d'un " NON " politique : de la part du lieutenant de Jean-Pierre Chevènement dont il se fait ici le porte-parole, et en sa qualité de Premier secrétaire du Mouvement républicain et citoyen, nul ne peut en être surpris. L'intérêt de l'ouvrage réside donc moins dans la position adoptée que dans l'argumentaire : est-il spécifique ou bien de portée générale ?

Au premier abord, il semblerait que l'enjeu soit purement interne à la gauche française. De fait, G. Sarre revient trop longuement sur le virage de 1983 pour ne pas imprimer ce sentiment au lecteur. Non sans vigueur pourtant et avec l'ambition de " réconcilier la gauche et la Nation ". Sans en partager ni les fondements idéologiques ni toutes conclusions, je reconnais cependant quelques idées justes dans ces rappels selon lesquels " la France est une construction politique ", " avec la République, seule la citoyenneté définit le Français ", ou " l'État précède la Nation ".

Virage honteux

C'est en partant de ces prémisses qu'il analyse ensuite le virage opéré par François Mitterrand et le gouvernement socialiste en 1983 : contraints d'avoir à choisir entre d'une part les engagements pris devant le peuple en 1981 qui les conduisaient à une politique économique conforme à la tradition de la gauche, volontariste mais hétérodoxe, ou d'autre part la solidarité européenne et l'admission dans l'establishment international en acquittant le prix de l'orthodoxie libérale, ceux-ci ont de facto opté pour un libéralisme inavoué et par conséquent installé la gauche en particulier, et la France en général, dans le mensonge et le renoncement.

Depuis cette époque en effet prévaut un nouvel absolu politique, mais qui demeure implicite car il remet en cause le contrat social issu de la Révolution française et consolidé à la Libération par l'application du programme du Conseil national de la Résistance : cet absolu, c'est l'Allemagne, l'" Europe ", l'" intégration européenne ", l'efficacité économique, la désinflation compétitive !

Objectivement, cela est vrai. Ce n'est pas pour autant que l'on regrettera les dérapages des premières " années Mitterrand " ni que l'on reprochera à la gauche de s'être à peu près réconciliée avec l'économie et ses réalités. Sans doute en était-ce la contrepartie. Mais G. Sarre a raison d'en souligner le caractère clandestin, presque honteux, dont témoigne l'incantation, répétée autant qu'inefficace, en faveur de l'" Europe sociale " par laquelle cette même gauche dite de gouvernement se donne bonne conscience à peu de frais, et sans résultat concret en l'état actuel des traités. C'est sur ce point que finalement L. Fabius me semble le rejoindre (pour autant qu'on puisse en juger).

Le triomphe de l'oligarchie

La démonstration aurait cependant gagné en force persuasive s'il avait approfondi ce qui constitue un de ses meilleurs arguments : je veux parler du " triomphe de l'oligarchie " dans lequel s'épanouit aujourd'hui l'Europe communautaire.

Il a évidemment beau jeu d'évoquer le lobbying effectué par les grandes entreprises auprès de la Commission, dont la " Table Ronde des Industriels " (ERT-Enterprises Round Table) constitue pour lui l'archétype : par exemple, comment elles ont convaincu les instances bruxelloises de démanteler les " services publics à la française " et d'élargir le champ du marché et de la concurrence.

Cela dit, il leur prête sans doute plus d'influence qu'elles n'en ont ; ou plutôt qu'elles n'en auraient si elles n'étaient pas portées par un puissant courant de pensée qui les dépasse largement et qui s'est universalisé avec la chute des régimes communistes. Au lieu de recourir à un nouvel avatar de l'argument du complot pour fonder son affirmation, au demeurant substantiellement exacte, il faut le souligner, une analyse factuelle, précise et documentée de la pratique quotidienne des institutions européennes aurait été ici bienvenue. Car s'il y a oligarchie, c'est d'abord au niveau de la techno-structure européenne, pour reprendre l'expression de Schumpeter, qui fonctionne hors de tout contrôle politique, non seulement en fait comme dans les grandes entreprises, mais aussi en droit par l'effet direct des traités ; c'est aussi au niveau des administrations nationales qui, noyées sous le jet nourri et continu des projets de la commission européenne, sont laissées sans doctrine, sans instructions et sans couverture par des ministres, parfois éphémères, souvent dépassés, et surtout préoccupés d'image et de communication, et qui n'ont en pratique pas d'autre choix que de suivre le mouvement.

Pacifistes et technocratiques

Néanmoins, on s'attardera avec profit sur le rappel que G. Sarre fait de la genèse intellectuelle de cette oligarchie car elle éclaire beaucoup de choses. L'intention de l'auteur est certainement de discréditer autant que possible ce qu'il appelle " l'européisme " en rappelant une histoire ensevelie au fond des mémoires, voire chassée du champ de la conscience d'une classe politique qui ignore à quels saints elle se voue !

Et d'évoquer les origines pacifistes des premiers partisans d'une union politique européenne parce qu'ils étaient des contestataires de la Grande Guerre (Jules Romain, Joseph Caillaux, accusé de défaitisme en 1917 et traîné en Haute Cour, Aristide Briand, promoteur de la paix universelle). Puis l'itinéraire politique de quelques personnalités, certaines incontestablement de gauche (Gaston Riou, Marcel Déat), d'autres de droite (André Tardieu) que la cause européenne associée au pacifisme pour les uns ou à la réforme nécessaire de l'État pour les autres, conduira à la collaboration avec l'Allemagne dès 1940.

Enfin le foisonnement des idées " non-conformistes " développées par toute une génération d'intellectuels pendant l'entre-deux guerres autour de mouvements ou de revues (la Jeune droite, Ordre nouveau, Esprit, l'Europe nouvelle) d'inspiration fortement technocratique et élitiste, dans laquelle ont baigné ceux qui furent les inspirateurs ou les éminences grises de la construction européenne à partir des années cinquante (Jean Jardin, Jacques Ellul, Denis de Rougemont, Louise Weiss, Georges Albertini, François Perroux, Paul Reuter, et bien sûr Jean Monnet), mais dont beaucoup de maîtres à penser se sont trouvés du mauvais côté pendant l'occupation...

Ironie des renversements que souligne une démonstration politiquement très " incorrecte " mais historiquement bien fondée, au terme de laquelle G. Sarre se plait à renouer avec son fil conducteur : celui de la primauté du politique sur la technique, de la volonté sur la nécessité, de la citoyenneté sur la modernité.

Vieux débat qui ne sera sans doute jamais clôt tant il est vrai que nul ne peut s'affranchir d'aucun des deux termes de l'alternative, et qu'il faut avancer sur ses deux jambes comme on respire avec ses deux poumons. Mais il est juste de constater avec G. Sarre que " les débats des années 2000 sont définis dans des termes datant des années 1930. La soumission du politique à l'économique, la défiance à l'égard de la démocratie représentative, la constitution d'instances décisionnelles indépendantes, la foi en l'expertise ou la croyance en la suprématie des producteurs, sont autant de thèmes (issus de ces mouvements et écoles de pensée dans une continuité historique incontestable) régissant notre débat politique contemporain ".

Tout en constatant qu'il n'échappe pas à sa propre critique par un argumentaire également très " daté ", on le rejoindra cependant volontiers dans cette ultime déploration.

>L'Europe contre la gauche, Eyrolles, janvier 2005, 190 p., 12,26 €

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