On aurait tort de considérer l'affaire d'Outreau comme un simple "dysfonctionnement" de la justice, une île perdue au milieu d'un océan de bons services publics : elle fait partie d'un ensemble gigantesque de fonctionnements ubuesques qui tendent à devenir, sinon la norme, du moins quelque chose d'habituel.
Le bon citoyen constate avec amertume qu'il ne peut plus faire confiance à des administrations, des tribunaux, des établissements d'enseignement, des forces de police, des municipalités, des services publics, qui lui coûtent pourtant de plus en plus cher. Entre les pouvoirs publics et les services qu'ils sont censés diriger, d'une part, et les citoyens, d'autre part, un fossé s'est creusé, et continue de s'approfondir : c'est ce que nous appellerons la fracture civique.
Quid de la justice, en dehors d'Outreau ? Les parquets sont censés traiter près de 5 millions de procès-verbaux ou dénonciations ; ils en classent sans suite 86 % : dans 67 % des cas, "l'enquête n'a pas permis d'identifier l'auteur de l'infraction". Sachant que plus de la moitié des faits délictueux (ne parlons pas des incivilités, qui pourrissent la vie de nombreux braves gens) ne sont pas signalés à la police, le plus souvent parce que la victime n'a aucun espoir que cela serve à quelque chose, force est de constater que le déni de justice est la règle générale, et la punition des coupables, l'exception. De même, les arrêtés de reconduite à la frontière ne sont-ils exécutés que dans environ un cas sur quatre.
Et ne parlons pas des délais nécessaires pour obtenir un jugement, que ce soit aux Prud'hommes, au tribunal de commerce, au civil ou au pénal. Ni de l'engorgement des prisons, provoqué en partie par les détentions préventives que prolongent outre mesure les lenteurs de l'instruction, et qui conduit souvent à ne pas donner les peines de prison ferme qui seraient méritées, ou à ne pas les faire appliquer, pour éviter d'exposer certains délinquants à ce que les juges savent être devenu un pourrissoir.
La partie immergée de l'iceberg
Les erreurs judiciaires hautement médiatisées, comme celle d'Outreau, ne sont donc que la partie émergée d'un gigantesque iceberg. Faut-il faire porter aux magistrats la responsabilité de cette situation ? Il y a parmi eux, bien évidemment, un certain pourcentage d'incompétents et de paresseux, comme chez les enseignants, les ingénieurs et les ouvriers, mais l'essentiel du problème n'est pas là. Il n'est pas non plus dans l'insuffisance des effectifs et du budget, même si les augmentations réalisées depuis quelques années sont encore à poursuivre. Non, ce qui mine la justice, ce qui nuit à sa productivité, à son efficacité et à celle de la police, ce qui cause une bonne partie de la fracture civique à son niveau, c'est la complication inutile des codes, à commencer par ceux de procédure. Si nos entreprises doivent parfois affronter la concurrence en traînant un boulet réglementaire, nos tribunaux et leurs auxiliaires doivent travailler entravés par une véritable camisole de force, dont la trame est la logorrhée législative et réglementaire que produisent nos hommes politiques.
La fracture civique s'approfondit encore du fait que les forces de l'ordre, envoyées souvent au casse-pipe sans autre récompense que d'être stigmatisées pour quelques "bavures", se défoulent sur les braves gens. Cent-cinquante blessés pour déférer au parquet quelques centaines de voyous : je comprend ces policiers que je voyais récemment mettre à la chaîne deux cent PV à des voitures très bien garées, mais stationnées à un endroit qui avait été réservé aux poids-lourds, et qui l'est resté par incurie dix ans après le déménagement du marché-gare qui avait jadis justifié la mesure. Le tir aux pigeons, c'est plus confortable que de servir de cible à des adolescents sûrs de leur impunité ! Les pigeons ne ripostent pas ; ils se contentent de détester et de mépriser l'État qui leur complique bêtement l'existence au lieu de faire régner l'ordre : la fracture civique s'approfondit.
Justice et police ne sont qu'un des services publics parmi beaucoup d'autres où s'approfondit la fracture civique. Par exemple : jamais les municipalités n'ont eu autant de personnel, et jamais l'instruction des permis de construire n'a été aussi lente ! Il y a deux ans, les promoteurs d'une grande agglomération ont bu le bouillon, et des centaines de particuliers ont vu leurs projets de transaction immobilière annulés ou perturbés, parce que les formalités relatives à l'établissement des plans d'occupation des sols dans les communautés urbaines sont tellement compliquées que les vices de forme sont quasiment inévitables et permettent de faire annuler le POS.
Autre exemple : quel habitant d'une grande ville ou de sa banlieue n'a pas pesté parce que les édiles s'ingénient à gaspiller l'espace qui pourrait servir à la circulation ou au stationnement, afin d'obliger les citoyens à emprunter les transports en commun – lesquels sont en grève pour un oui ou pour un non et, sur certains trajets et à certaines heures, ne sont pas particulièrement sûrs. Ainsi les pouvoirs publics locaux génèrent-ils l'exaspération quotidienne qui creuse la fracture civique.
Chacun pourra ajouter d'innombrables exemples dans tous les domaines d'intervention de l'État ou des collectivités territoriales – ces
Nouveaux féodaux, selon l'expression de Roland Hureaux. Ou bien lire Notre État, le "livre vérité de la fonction publique" écrit (en 2000) sous la direction de Roger Fauroux et Bernard Spitz.
Jean Picq était certainement pétri de bonnes intentions en écrivant Il faut aimer l'État, mais le fait est que les Français sont aujourd'hui des amoureux déçus. Par rapport à l'époque (1976) où Alain Peyrefitte écrivait le Mal français, les choses ont beaucoup empiré, si bien que nous en sommes à la fracture civique. Et c'est bien, comme l'écrivait Jacques Julliard en 1997, la Faute aux élites. Des élites dont la stratégie de complication maximale, cause de l'inflation législative et réglementaire, a rendu l'administration impotente et ennemie du peuple. Las d'être traité avec un mélange d'incompétence et de suffisance, celui-ci s'écrie du fond de la faille civique où il a été précipité, comme Thierry Desjardins en 2000, sur tous les tons, à chaque élection ou référendum : Arrêtez d'emmerder les Français !
*Jacques Bichot est professeur à l'Université Jean Moulin (Lyon 3)
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