Début février, Nicolas Sarkozy avait créé la surprise en se prononçant en faveur du versement d'allocations familiales dès le premier enfant (Les Échos du 6 février 2007). J'avais salué cette initiative en indiquant sur ce site (le 9 février), que le service rendu à la société en élevant un enfant est le même, que cet enfant soit de rang un, deux, trois ou plus .
Le projet du candidat UMP me paraissait s'inscrire dans la logique de l'échange équitable, qu'Aristote et Thomas d'Aquin appelaient justice commutative . Ce principe est respectueux de la dignité des familles et de la réalité économique, à la différence de l'idée d' aide aux familles qui est hélas fort répandue ; c'est pourquoi j'avais applaudi le projet Sarkozy. Des informations récentes m'obligent malheureusement à revenir sur ce sujet avec beaucoup moins d'optimisme.
En effet, jeudi soir [8 mars] sur France 2, Nicolas Sarkozy a réaffirmé sa volonté de verser des allocations dès le premier enfant, [...] mais surtout a précisé que les allocations seraient modulées en fonction des revenus (Les Échos du 12 mars). Il s'agit d'une modulation en fonction décroissante des revenus, comme le montre clairement les propos du Président de l'UMP rapportés par le journaliste : Même si je sais que les cotisations sont proportionnelles au salaire que l'on perçoit, il y a des couples qui ont moins besoin d'être aidés que d'autres, ils auront donc une allocation moins grande. La réalisation d'un tel projet porterait, à mon sens, un coup très grave à l'esprit de la politique familiale française. Nous allons voir pourquoi, en remontant en arrière pour saisir les tenants et aboutissants du problème.
Jacques Chaban-Delmas, influencé par les évènements de mai 1968, et conseillé par Jacques Delors, a fortement infléchi l'orientation des prestations familiales dans le sens de l'assistance aux familles dans le besoin, par opposition à la reconnaissance des services que les familles rendent à la société. Sa nouvelle société , et ce qui s'en est suivi, ont doté la France d'un système de prestations familiales compliqué et partiellement méprisant.
Complication ? Les CAF ont 30 000 à 40 000 règles de droit à appliquer ! Les familles ne perçoivent plus par leur canal que 2,5 % du PIB, contre 5 % dans les années 1950, mais cette redistribution s'effectue à travers plus de trente prestations, alors qu'il en suffisait de trois au milieu du XXe siècle. Quant au caractère méprisant d'une partie de la politique familiale actuelle, il découle de ce que les CAF versent au titre de secours à des gens dans le besoin des sommes qui leur seraient dues, en bonne logique, au titre des services qu'ils rendent à la collectivité en général, et aux régimes de retraite en particulier, en ayant mis au monde des enfants et en les élevant.
Les prestations familiales attribuées du seul fait de la présence d'enfants au foyer, sans référence au revenu, ont donc été très fortement diminuées en proportion des salaires et du PIB, et une partie (modeste) des sommes ainsi économisées sert à verser des prestations auxquelles donne droit la faiblesse des revenus du ménage. La situation est analogue à celle qui prévalait, au XIXe siècle, quand des patrons payaient leurs ouvriers avec un lance-pierre et finançaient des bonnes œuvres pour soulager la misère que leur injustice avait créée. L'Église catholique s'est vigoureusement élevée contre cette manière de faire, plaidant, notamment depuis Rerum novarum (Léon XIII, 1891), en faveur du juste salaire .
L'esprit qui anime la doctrine sociale de l'Église conduit donc à militer énergiquement en faveur de prestations familiales constituant une juste contrepartie des services rendus par les parents : si cette juste reconnaissance était pratiquée, il n'y aurait plus besoin que de fort peu de prestations d'assistance à caractère spécifiquement familial.
Jospin en rêvait...
Le projet d'allocations familiales au premier enfant, tel que Nicolas Sarkozy l'a précisé le 8 mars, est dans la droite ligne de la nouvelle société de Chaban et Delors. Il est de ce fait, hélas, aux antipodes de l'esprit de juste reconnaissance de la fonction parentale. Choisir le critère du besoin pour attribuer une allocation familiale inversement proportionnelle aux revenus des parents (ou du parent), c'est introduire le ver dans le dernier gros fruit qui n'ait pas encore été infesté. Quand on a étudié la dynamique des politiques sociales, la façon dont elles évoluent, il est clair que l'introduction du principe d'assistance pour une partie initialement très minoritaire des allocations familiales stricto sensu sera la première étape d'une conversion à ce principe de la totalité des alloc .
Quelques années après avoir créé une modeste allocation au rang un, la règle de décroissance de l'allocation en fonction du revenu sera étendue aux familles ayant deux enfants à charge, puis aux familles nombreuses, sous prétexte de réaliser ainsi des économies permettant d'être plus généreux pour ceux qui en ont davantage besoin . Il ne restera alors plus qu'à faire de même pour les quelques prestations d'accueil du jeune enfant qui, aujourd'hui, échappent encore aux conditions de ressource : après la prise du donjon, les deux ou trois redoutes qui résistaient encore ne font généralement pas long feu.
Tel est donc l'enjeu : si le projet d'allocation au premier enfant modulée selon les revenus voit le jour, la conversion totale de notre système de prestations familiales au principe d'assistance suivra dans un délai de quelques années. Le projet de Lionel Jospin et Martine Aubry en 1995 aura ainsi été mené à bien par leurs adversaires politiques : le Premier ministre socialiste mit en effet l'ensemble des allocations familiales sous conditions de ressources, avec l'intention d'utiliser l'économie ainsi réalisée pour attribuer (sous des conditions de ressources encore plus strictes) une allocation dès le premier enfant. À l'époque, je présidais un important mouvement familial : la manifestation de protestation qu'il organisa avec quelques partenaires, largement médiatisée, fut le point de départ d'un mouvement contestataire qui aboutit au retrait de la mesure neuf mois après sa mise en œuvre. Sarkozy réalisera-t-il le projet auquel Jospin a dû renoncer ?
*Économiste, professeur à l'Université Jean Moulin (Lyon 3)
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