Comment certains Européens ont-ils pu s’étonner de la révélation du programme démentiel d’écoute généralisée des organisations et des personnes d’Europe occidentale, commission européenne comprise, révélée par le jeune Edward Snowden ? Ce programme n’a d’égal que l’écoute de citoyens américains eux-mêmes.
DECHANTERONT sans doute ceux qui gardent le souvenir sympathique des « boys » venus libérer l’Europe en 1944, des largesses du plan Marshall et de la grande démocratie sur laquelle s’appuyèrent durant quarante-cinq ans tous ceux qui, en Europe, craignaient à juste titre de tomber sous l’emprise du communisme totalitaire.
Mais depuis vingt-trois ans que le Rideau de fer est tombé, beaucoup se demandent ce qu’est devenue la démocratie américaine, où, au nom du Patriot Act de 2001, il est possible de détenir indéfiniment sans mandat de justice un citoyen américain, de fouiller son domicile et où le président peut même ordonner une exécution sans jugement pour des raisons de sécurité nationale.
Surtout, comment ne pas ressentir la mutation qui a eu lieu dans le rapport des États-Unis et leurs alliés depuis les années soixante-dix ? La rivalité mimétique avec la défunte Union soviétique, qui entraîna l’imitation de ses méthodes d’espionnage et de manipulation, l’esprit de système des think tanks imposant une rationalité aussi implacable que folle à la politique étrangère américaine, ont provoqué une défiance des États-Unis, vis-à-vis du reste du monde et singulièrement de leurs alliés, qui a progressivement donné une tournure nouvelle aux relations avec eux.
Ajoutons à cela la méfiance et l’irascibilité que donne aux vieux satrapes le sentiment de la toute-puissance.
La folle théorie de Brzezinski
Il suffit de lire l’ouvrage capital de Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier (1997) véritable bible de la pensée géostratégique américaine, pour voir les racines de la méfiance des États-Unis vis à vis de l’Europe ; la puissance américaine est, dit-il, menacée de se trouver isolée face à un bloc eurasiatique cohérent comprenant, non seulement la Russie et la Chine (c’est aujourd’hui fait avec le groupe de Shanghai) mais aussi l’Inde et l’Europe occidentale.
Tout l’avenir de la puissance américaine repose, selon cette théorie, sur le choix que fera l’Europe de l’Ouest : ou elle reste arrimée à l'Amérique et celle-ci continue d’être la superpuissance, ou elle bascule vers l’Eurasie et alors l’Amérique perd son hégémonie. Comme la menace communiste n’est plus là pour contraindre les Européens à suivre l’Amérique, la diplomatie américaine doit s’efforcer d’isoler l’Europe de l’Ouest du reste de l'Eurasie, à commencer par la Russie. Elle doit le faire avec d'autant plus de vigilance que la tendance naturelle de l’Europe de l'Ouest est désormais de se rapprocher de celle-ci, dont aucun intérêt majeur ne la sépare plus.
Le sentiment antirusse
Pour cela, les États-Unis ont sans doute utilisé tous les moyens d’exciter le sentiment antirusse en Europe occidentale par des agents d’influence nombreux et puissants, notamment dans les médias ; ils ont obtenu le resserrement des liens au sein de l’OTAN et surveillent étroitement le personnel politique ouest-européen pour favoriser les carrières des pro-américains et barrer les autres. L’Initiative de défense stratégique doit constituer un bloc compact Amérique du Nord–Europe de l’Ouest, isolant celle-ci de la Russie.
Dans le même état d’esprit, la rhétorique des think tanks nord-américains tend à laisser penser que la Russie n’a pas fondamentalement changé depuis la chute du communisme, qu’elle est toujours aussi menaçante et à entretenir la méfiance à son égard : sa volonté de contrôler la Géorgie est assimilée à un plan de conquête du monde !
Les géopoliticiens nord-américains ne cachent guère que le but de l’OTAN n’est plus la protection de ses membres mais leur surveillance afin de les maintenir dans le giron nord-américain.
Il se peut que l’exacerbation d’un confît comme celui de la Syrie, où les pays européens alignés sur Washington, à commencer par la France, creusent le fossé qui les sépare de Moscou, ait, entre autres, ce but.
Est-il utile de dire combien est folle cette théorie selon laquelle l’Eurasie aurait vocation à former un bloc concurrent de l’Amérique ou qu’un tropisme irrépressible attirerait l’Europe dans le giron asiatique si l’Amérique ne la soumettait à une surveillance étroite ? Comment imaginer, au vu de leur histoire millénaire, que l’Europe, la Russie, la Chine et l’Inde aient vocation à s‘unir en l’absence de danger commun ? N’est-ce pas, au contraire, l’attitude obsidionale et agressive des Etats-Unis qui rapproche Moscou et Pékin que tout devrait séparer ?
Mais pour folle qu’elle soit, la théorie de Breszinsky n’en inspire pas moins la politique américaine actuelle, que soient au pouvoir les républicains ou les démocrates.
C’est cette perspective qui explique que les Européens qui se croient les partenaires et les amis des Américains soient livrés à une surveillance étroite de la part de ceux-ci. Une surveillance dont Edward Snowden n’a sans doute révélé que la partie émergée.
L'inféodation européenne
La Commission européenne qui avait été conçue par Jean Monnet comme un auxiliaire du contrôle américain est soumise à un contrôle particulièrement étroit, sans doute au cas où elle voudrait s’émanciper, jouant vraiment le jeu de l’Europe-puissance à laquelle croyaient les pères fondateurs. Elle est également surveillée dans la mesure où ses décisions économiques sont susceptibles d’interférer avec les intérêts américains (par exemple dans les négociations agricoles).
Outre la dimension proprement économique, le projet d’accord transatlantique de libre-échange a sans doute, lui aussi, le but de renforcer l’inféodation ouest-européenne.
Autre motif de cette surveillance, plus ancien : la conviction développée outre-Atlantique – et largement relayée par les cercles européens sous influence, que, livrée à elle-même, l’Europe reviendra à ses démons nationalistes. Casser la colonne vertébrale des nations européennes, les transformer en larves doit ainsi servir en même temps la cause de l'Amérique et celle de la paix. Un raisonnement un peu court qui perd de vue que parmi les pays européens, un seul depuis 1870 a pris à plusieurs reprises l’initiative d’envahir ses voisins !
Enfermés dans ce carcan, rendu d’autant plus étroit depuis la réduction de la semi-dissidence française qui s’était exprimée, au nom de la souveraineté nationale, au temps du général de Gaulle, les Européens n’ont plus guère de marge de manœuvre.
Pas de riposte
Personne ne saurait être dupe par conséquent des mouvements d'indignation des gouvernements et de la Commission européenne. Le Européens ont, disent-ils, demandé des « explications » à Washington. L’expression, très bénigne, a été employée par François Hollande ; les Américains n’ont même pas pris la peine d’en donner. Et de toutes les façons, ce que les Européens, s’ils avaient encore un peu de dignité, auraient dû demander, c’était une vraie réforme de ces pratiques destructrices pour la démocratie. Rien ne la laisse espérer.
Les négociations en faveur du traité de libre-échange n’ont même pas été remises en cause, sous la pression de l’Allemagne qui, même si elle semble être la cible principale de la surveillance américaine, tient fort à ce traité dont elle seule sans doute en Europe tirera avantage.
Si les Européens étaient sérieux dans leur indignation, ils ne manqueraient pourtant pas de moyens d’agir.
Le premier serait de donner l’asile politique à l’auteur de ces révélations, Snowden dont les révélations nous sont profitables. Loin de cela, la France, l’Espagne, le Portugal et l’Italie ont scandaleusement bloqué l’avion du président de la Bolivie, de retour d’un voyage officiel à Moscou, de peur qu’il ne serve à exfiltrer le jeune homme.
Les Européens pourraient se réserver le droit d’arrêter et de juger selon les lois qui chez eux protègent la vie privée, tout responsable du programme Prism (et aussi du réseau Echelon) en transit sur le sol européen. Il est clair qu’ils n’oseront pas.
Riposte plus efficace, les ressources de l’Europe pourraient être mobilisés pour mettre peu à peu en place des concurrents européens aux plateformes Internet nord-américaines si prodigues de leurs données à l’égard des services d’espionnage de Washington. Un tel projet poserait sans doute des problèmes techniques, mais en prenant cette direction, notre pays adresserait au moins un avertissement aux Américains. Une telle entreprise serait-elle compatible avec les règles européennes de la concurrence ? On peut craindre que la réponse soit non : le commissaire qui s’aviserait de dire oui serait vite dénoncé par les « grandes oreilles » !
Est-ce à dire que les révélations de Snowden n’auront été qu’un coup d’épée dans l’eau ? Dans l’immédiat, on peut le craindre. À terme cependant, les opinions occidentales auront été sorties de leur naïveté. C’est particulièrement vrai de l’opinion allemande. Il est vain de compter sur la réaction de gouvernements tous plus ou moins sous influence, celui de François Hollande sans doute plus que d’autres, mais à terme, les opinions publiques pourraient remettre en cause un partenariat transatlantique devenu par trop unilatéral et qui, de toutes les façons, a largement perdu sa raison d’être depuis la fin du bloc communiste.
Curieusement, l’opinion anglaise que l’on croyait définitivement acquise au « partenariat transatlantique » n’est pas la dernière à se réveiller. Le vote historique du Parlement britannique du 29 août 2013 refusant que l’Angleterre s’associe à une attaque de la Syrie est un signe que quelque chose est en train de bouger de l’autre côté de la Manche.
Pour exonérer le grand frère américain, certains ont découvert que nos propres services étaient aussi indiscrets que les siens. Mais ont-ils les moyens pour exploiter des informations aussi volumineuses que celles qui transitent par l’Internet ? Sûrement pas. Et espionnent-ils les Américains, eux ? On en doute. La situation n’est donc pas comparable. De toutes, d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, les menaces sur les libertés demeurent.
R. H.
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