La menace bien réelle qui pèse sur la survie de la Belgique, dépourvue de gouvernement depuis bientôt six mois en raison de la mésentente des Flamands et des Wallons amène certains à remettre en cause les États dits artificiels.
Des menaces non moins sérieuses pèsent sur l'Espagne où la revendication des autonomies va aujourd'hui de plus en plus loin.
Le thème des États artificiels avait un temps fait florès en Afrique où de bonnes âmes dénonçaient le caractère arbitraire des frontières héritées de la colonisation, qui ne tenaient pas compte des réalités tribales.
Il existe aujourd'hui en Europe des mouvements, bien vus en Allemagne mais aussi à Bruxelles qui, au nom de la défense des cultures et des langues régionales, ou au nom de l' Europe des régions , promeuvent sournoisement un redécoupage de l'Europe sur une base ethnique, ce qui aurait pour effet, selon une recette expérimentée en d'autres temps, de grossir l'Allemagne et d'amoindrir à peu près tous les autres États !
Peu d'États ethniques
Ces discours récurrents ne tiennent pas compte d'une donnée fondamentale : dans aucun continent, les États modernes — et même ceux qui ont une histoire déjà longue —, ne coïncident, ni près avec des réalités ethniques. Partout dans le monde, et pas seulement en Afrique, des frontières coupent des tribus, des peuples, des civilisations homogènes.
Le recensement de ces situations serait long : les Thaïs se trouvent non seulement en Thaïlande mais aussi au Vietnam, les Malais en Malaisie et en Indonésie, les Patchounes au Pakistan et en Afghanistan, les Kirghiz en Afghanistan et au Kirghizstan, les Ouzbeks en Afghanistan et en Ouzbékistan. Il y a des Azéris en Azerbaïdjan et en Iran et, des Russes au Kazakhstan, etc.
Le cas le plus problématique et sans doute celui qui mérite aujourd'hui d'être le plus pris au sérieux est celui des Kurdes, dépourvus d'État et répartis entre l'Iran, l'Irak, la Turquie et même la Syrie.
On sait que la même situation est de règle en Afrique, avec par exemple les Masaïs éclatés entre le Kenya et la Tanzanie, les Tswanas entre l'Afrique du Sud, le Botswana et le Zimbabwe, les Ovimbundus entre l'Angola et la Namibie, ou encore les Sarakolés entre le Mali et le Sénégal. Curieusement, un des pays les plus désordonnés de ce continent est la Somalie, ethniquement homogène. Et celui qui a connu les massacres les plus horribles, le Rwanda, possède des frontières, loin d'être artificielles, bien antérieures à la colonisation.
Le problème se pose différemment en Amérique où l'immigration européenne, la traite des Noirs, le métissage, ont largement estompé les clivages ethniques antérieurs à la découverte. Au contraire, on chercherait en vain les différences ethniques entre des pays comme l'Argentine, le Chili ou l'Uruguay, voire les États-Unis et le Canada anglophone. Ce dernier s'inscrit au contraire dans un ensemble biculturel, contesté mais qui subsiste toujours.
Pourquoi donc s'offusquer qu'il y ait des Flamands en Belgique, en France et des cousins très proches aux Pays-Bas ? Des Flamands et des francophones en Belgique ? Que l'ethnie basque se trouve répartie entre la France et l'Espagne (9/10 en Espagne, 1/10 en France), que la culture catalane soit présente également entre la France et l'Espagne, qu'il y ait des francophones en France, en Belgique, en Suisse et en Italie, que les Corses français soient culturellement proches de l'Italie, les Alsaciens de l'Allemagne ? Rappelons qu'il y a des Hongrois en Slovaquie et en Roumanie, des Bulgares et des Albanais en Macédoine.
Les seules tentatives de créer au XXe siècle des États ethniques furent le fait de régimes totalitaires : le régime nazi, bien sûr, le régime soviétique (quoique le découpage des républiques soviétiques selon le critère ethnique : Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan etc.), n'ait pas été partout parfait, et l'Afrique du Sud qui créa lui aussi des États artificiels sur une base ethnique, les bantoustans. Peu glorieuses références.
Les opérations de purification ethnique visant à créer des États homogènes qui ont eu lieu, au détriment des Allemands en 1945 et (principalement) des Serbes en 1995 furent des tragédies qui ne sauraient non plus être érigées en exemples.
Sagesse de l'histoire
C'est dire qu'on aurait tort de regarder avec un a priori systématiquement bienveillant toutes les revendications autonomistes, voire indépendantistes, qui se déchaînent aujourd'hui à travers l'Europe — pas seulement en Belgique — et le monde. Certaines de ces revendications (nous avons évoqué le cas des Kurdes) sont compréhensibles du fait de la dimension du peuple concerné et de sa spécificité ; beaucoup d'autres portent avec elles le risque d'une régression ethniciste, laquelle, si elle devait être généralisée, replongerait le monde — et pas seulement l'Afrique — dans le chaos.
L'Afrique après la colonisation s'est, avec sagesse, fixée comme règle l'intangibilité des frontières tracées à l'indépendance ; ce principe fut longtemps un des fondements de l'ONU, et en Europe, un des piliers des accords d'Helsinki. Il est regrettable que l'on ait fait une exception avec la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie, aujourd'hui éclatées. Il est encore plus risqué que les Américains et les Européens, avec une invraisemblable légèreté, encouragent l'indépendance au Kosovo qui a la taille de deux départements français ! Une décision qui serait lourde de conséquences, sans doute funestes, à commencer par l'éclatement de la fragile Bosnie multiethnique.
Si l'on considère ce qui se passe à travers le monde, il y a au total 1/ le niveau de l'ethnie — qu'elle soit conçue comme une entité raciale ou seulement culturelle —, 2/ il y a ou il y a eu dans certains cas celui de l'Empire, fédérant des entités diverses et hétérogènes (Empire romain, Empire britannique, Empire français) ; 3/ il y a entre les deux l'État national, doté généralement d'une certaine homogénéité mais pas de manière systématique, loin s'en faut. Ce dernier n'est pas, comme la tribu, un produit de la nature, ni comme l'Empire de la conquête et de la contrainte, il résulte de l'histoire et de la civilisation. Il est à prendre comme tel.
Pour en savoir plus :
■ Voir également de François de Lacoste Lareymondie :
La question belge au cœur de l'Europe, Décryptage, 21 novembre 2007.
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