Circulez, il n'y a rien à voir ! Les 35 heures sont tenues pour un " acquis social ", même par le président de la République. Le gouvernement s'interdit d'en remettre en cause le principe.

Officiellement, les assouplissements réclamés par le patronat ont déjà été introduits dans le Code du Travail par la " loi Fillon " (1)... Voici donc un dossier que nul ne veut prendre la responsabilité d'ouvrir mais qui occupe tout le monde. Y penser de temps en temps, n'en parler jamais.

De quoi ? Justement de ces entreprises qui les remettent en cause de force ? De ce rapport parlementaire (2) enterré aussitôt que publié mais d'où sont extraites – aussi abondamment que clandestinement – toutes les informations et suggestions qui circulent ? De ces dossiers d'analyse dont les journaux sont pleins ? De ces consultations ministérielles où les syndicats entonnent à l'unisson la même antienne pour mieux conjurer un destin inexorable ? De ces menaces à peine voilées sur la sécurité et la tranquillité publiques si l'on touche à quoi que ce soit ? Rien n'y fait : il faut que cela sorte, comme si la société, dans son ensemble, avait besoin d'exorciser la mauvaise conscience qu'elle traîne depuis le " coup fourré " qu'a constitué le vote des " lois Aubry "(3).

Pour tenter d'y voir clair et démêler les faux problèmes des vraies questions, évoquons la problématique sous trois aspects : la création d'emplois (I) ; la productivité et de la compétitivité des entreprises (II) ; les effets de la culture " RTT " (III).

Des effets incertains sur l'emploi et négatifs sur les finances publiques

L'idée qu'une réduction massive de la durée du travail pouvait être créatrice d'emplois était dans l'air et avait donné lieu à toute une série d'études et de modèles sur lesquelles le gouvernement Jospin s'était fondé pour justifier économiquement la nouvelle législation. Selon les sources, le passage de 39 à 35 heures devait créer de 350 000 (pour l'OCDE) à 700 000 emplois (pour l'OFCE et la direction des études statistiques du ministère du travail), pourvu que soit satisfaite une série de conditions sur lesquelles nous reviendrons. Tous les auteurs de ces scénarios en reconnaissaient cependant la fragilité faute d'expérience, compte tenu de la complexité et de l'enchevêtrement des paramètres à prendre en compte, et en raison du poids en généralement prépondérant des effets de cycle économique sur le niveau global de l'emploi.

Un modèle d'équilibre macro-économique que l'expérience n'a pas confirmé...

Non sans raison : cinq ans plus tard, la complexité de la mesure demeure, aggravée par le manque de recul alors qu'il faut au moins dix ans pour apprécier les effets d'une politique économique d'une part, et par insuffisance des sources d'informations d'autre part (3). Néanmoins, la fourchette d'estimation des emplois dont la création ou la conservation peut être attribuée aux lois sur la réduction du temps de travail s'établit à un niveau sensiblement moindre : entre 350 000 pour la DARES et 150 000 pour REXECODE, mais sans qu'il soit possible de faire la part des effets d'aubaine. Or pendant la même période (1998/2002) l'économie française a créé environ 1,8 million d'emplois entraînant une réduction du nombre de chômeurs d'environ 1,2 million, et par conséquent une baisse du taux de chômage d'environ 3 points et demi, de 12,5% à 9% de la population active. Or le taux de chômage de 9% constitue en France depuis 15 ans au moins le seuil du chômage structurel. En d'autres termes, même en tenant pour acquise la borne haute de l'estimation, la réduction du temps de travail aurait au mieux contribué à réduire le chômage d'un quart et à contribuer à la création d'emplois à concurrence de 20% ; elle n'aurait eu d'effet que sur le chômage conjoncturel, non sur sa composante structurelle qui continue de se situer au niveau antérieur...

Toute réflexion faite, est-ce si étonnant ? L'idée directrice elle-même ne souffrait-elle pas d'un vice conceptuel en faisant du travail une variable purement mécanique, de même nature que les autres facteurs de production, matières premières ou les capitaux, continûment divisible et substituable, et par conséquent du volume de travail un " gâteau " intangible à partager entre un nombre plus ou moins grand de parties prenantes ? A l'inverse, bien évidemment, l'expérience montre quotidiennement que, sauf sur les chaînes de production industrielle ou dans les services administratifs traitant de grandes masses d'opérations, dont le poids devient minoritaire, les travailleurs ne sont pas interchangeables, qu'un emploi, notamment dans les activités de service, dans les fonctions commerciales, ou à forte dimension intellectuelle ou relationnelle, ne se découpe pas en tranches mais forme un tout plutôt cohérent. Comme les faits sont têtus, ils ont fini par prévaloir sur la théorie et les abstractions des modèles économétriques.

Du point de vue macro-économique, il ne faut néanmoins pas s'en tenir à ce seul constat pour la raison suivante : le gouvernement socialiste, en impliquant fortement le budget de l'Etat dans le financement des allègements de charges sociales corrélatifs au passage à 35 heures, justifiait sa démarche par l'hypothèse d'un " bouclage macro-économique " global à terme : plus d'emplois devaient entraîner plus de cotisations sociales et moins d'indemnisation du chômage, donc à terme un allègement de la charge des finances publiques considérées dans leur ensemble. A nouveau il n'en a rien été.

D'abord parce le conseil constitutionnel en a pour partie démoli le montage juridique en censurant le transfert de charges que le gouvernement souhaitait imposer à la Sécurité Sociale pour contribuer au financement de la réduction du temps de travail (4). Ensuite parce que les partenaires sociaux, eux-mêmes peu convaincus par la théorie évanescente du " bouclage macro-économique " et confrontés au difficile équilibre financier des mécanismes de prévoyance collective, n'ont pas voulu prendre le risque d'en dégrader davantage les comptes. Tous les allègements de cotisations consentis par les lois Aubry, évalués à 8 milliards d'euros en 2003, ont donc été supportés par le budget de l'État. Enfin parce que les 35 heures elles-mêmes ont rapidement dérivé et changé d'objet du fait de leur extension à la fonction publique réalisée au 1er janvier 2002, pour un coût budgétaire d'environ 2 milliards d'euros en 2003 dont l'essentiel provient des recrutements rendus nécessaires dans le secteur hospitalier.

...débouchant sur une aggravation durable du déficit budgétaire de l'État

La charge budgétaire directe des 35 heures s'élevait donc à 10 milliards d'euros en 2003 (8+2) alors que le total des dépenses de l'Etat atteignait environ 300 milliards et générait un déficit net d'environ 50 milliards. Les projections faites à la même époque par la direction du budget situaient cette charge à environ 15 milliards pour 2005. Sur cette base, l'OCDE a cherché à en déterminer l'incidence globale sur la croissance selon un raisonnement qui a été ensuite confirmé par le directeur de la Prévision devant la commission Ollier-Novelli (5) : la réduction du temps de travail n'ayant pas eu d'effet durable sur l'emploi, et notamment pas sur le chômage structurel, toute son incidence s'est reportée sur la durée moyenne du travail dans le secteur marchand qui, en 2003, avait baissé de 4,5% ; mais considérant que les gains de productivité en ont compensé environ la moitié (on y reviendra plus loin), la baisse du potentiel national de production, c'est à dire du PIB et par conséquent l'impact sur la croissance, qui en résulte, est de l'ordre de 2%.

Compte tenu de la part des prélèvements obligatoires dans le produit intérieur brut, cette baisse se répartit par moitié entre moindre revenu net des ménages et minoration des recettes publiques, laquelle équivaut donc à 1 point de PIB. En y ajoutant le point de PIB que représente également la charge budgétaire directe mentionnée ci-dessus, on aboutit à un impact négatif sur les finances publiques de 2 points de PIB, équivalent à plus de la moitié des déficits publics de 2003 et aux deux tiers de celui autorisé par les critères de convergence du traité de Maastricht. Or cet impact sur la croissance et sur les finances publiques est reconductible chaque année alors que l'incidence en création d'emplois, en raison de son caractère conjoncturel, a été acquise une fois et ne se répètera plus. D'où la conclusion qu'en ont tirée les économistes de l'OCDE : le principal problème que posent les 35 heures à l'économie française concerne les finances publiques dont elles retardent et entravent le ré-équilibre en raison tant des charges directes que du manque de recettes induit par une moindre croissance de l'économie.

Le mécanisme d'allègement des cotisations sociales créé par les lois " Aubry " s'est donc avéré coûteux et peu efficace. Toujours en retenant l'hypothèse la plus favorable de 350 000 emplois créés ou maintenus, le coût budgétaire unitaire de chacun d'eux s'élève à près de 23 000 Euros par an, alors qu'un emploi-jeune ne coûte que 16 000 Euros, et un C.E.S. ou un C.E.C. de 6 à 7 000. Par contre les allègements de cotisations sociales ciblés sur les bas salaires, comme la " ristourne Juppé " instituée en 1997 dont on estime qu'elle a contribué à protéger ou créer environ 700 000 emplois, pèsent d'un coût budgétaire équivalent (également 8 milliards d'Euros) mais pour un rendement double. C'est en partie pour cette raison que la loi " Fillon " a complètement modifié le régime des allègements de cotisations sociales en les unifiant et en les concentrant sur les bas salaires . Mais en changeant la donne, elle rend désormais le suivi du coût des 35 heures plus opaque. En revanche, elle laisse entier le problème budgétaire que pose le financement public des aides à l'emploi auquel l'Etat est confronté.

Notes

(1) Loi n° 2003-47 du 13 janvier 2003 relative aux salaires, au temps de travail, et au développement de l'emploi.

(2) Rapport de la commission d'information sur l'évaluation des conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail, publié par l'Assemblée Nationale sous le n° 1544, en date du 14 avril 2004, et qui constitue à ce jour le seul document de synthèse complet sur le sujet : nonobstant les positions claires prises par son président (M. Patrick Ollier) et par son rapporteur (M. Hervé Novelli), tous deux députés UMP, en faveur d'une remise en cause des lois AUBRY sur les 35 heures, le rapport est très bien documenté, et plus nuancé que ces détracteurs n'ont bien voulu le dire.

(3) La première loi, n° 98-461 du 13 juin 1998, d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail, a fixé la durée légale du travail à 35 heures hebdomadaires à compter du 1° janvier 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés, et à compter du 1° janvier 2002 pour les autres. Elle a permis aux entreprises qui anticipaient sa mise en œuvre par voie d'accord négocié de bénéficier d'une série de compensations, dont des allègements de cotisations sociales, au terme d'une convention à passer avec l'Etat. La seconde loi, n° 2000-37, du 19 janvier 2000 a modifié le dispositif d'allègement de cotisations et supprimé la nécessité d'une convention passée avec l'État, mais non celle de négocier un accord avec les partenaires sociaux.

(4) Rapport page 141 à 148.

(5) Ces allègements consistent désormais en une ristourne dégressive de cotisations patronales pour les salaires compris entre le SMIC et 1,7 fois celui-ci ; leur montée en régime est progressive et parallèle à l'unification du SMIC, afin d'en compenser partiellement les effets (cf. ci-après).

La semaine prochaine : Productivité et coût du travail : un bilan en demi-teinte

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