Tout a été dit et bien dit sur le film Noé de Darren Aronofsky [1]. Chaque article avec sa cohérence propre, sa virulence parfois, a essayé de convaincre ou de dissuader d’aller voir un blockbuster très attendu aux allures d’heroïc fantasy.
Force est de constater même que les plus sévères critiques n’arrivent pas à jeter tout le film à la poubelle. Nombre d’entre elles sauvent toujours une petite part du film comme s’il était impossible de ne pas saluer un réalisateur aussi doué qu’inclassable. Une chose est sûre, ceux qui aiment un cinéma lent, intimiste où les dialogues ciselés creusent de fines complexités psychologiques, doivent s’abstenir. Noé n’est pas pour eux.
Syncrétiste
Fresque de plus de deux heures, Noé donne dans l’épique et l’énorme, dans le bruit et la fureur, dans l’effet et l’épate. Noé est de son temps tout en fleurant bon l’intemporel et l’anhistorique. M’est avis que les jeunes pourraient bien l’aimer ce déluge.
Syncrétiste, l’histoire ne se réclame pas en effet de la seule source biblique réduite à sa plus simple expression : les hommes ont, par leur méchanceté, irrité Dieu (appelé le Créateur) qui envoie le châtiment du déluge destiné à les détruire. Seule une poignée de justes sera épargnée, Noé et sa famille grâce à l’arche construite. Les animaux y sont embarqués deux par deux selon leur espèce. Puis, c’est la colombe et le brin d’olivier annonçant la décrue, l’arc dans la nuée où Dieu fait alliance à nouveau avec l’homme : voilà pour les invariants, le canevas archétypal.
Mais comment ne pas penser également à Ovide lors d’une des toutes premières visions du patriarche, lors de cette apocalypse sous-marine qui défile sous nos yeux en même temps qu’elle s’imprègne dans l’imagination de Noé : « Là où naguère de gracieuses chevrettes broutaient l'herbe, des phoques posent maintenant leurs corps informes, les Néréides s'étonnent d'apercevoir sous l'eau des bois, des cités et des maisons ; les dauphins occupent les forêts, se heurtent aux hautes branches, bousculent et agitent les chênes. »
Comment ne pas penser aux Titans de la mythologie à la vue de ces géants de pierre, de ces créatures prométhéennes dotées ici, pour les besoins de l’intrigue, de compassion ? Très intéressante trouvaille même si l’on est, bien sûr, loin de la Bible qui ne mentionne jamais la rédemption des anges déchus à la faute irrémissible.
Mais gageons que notre Hugo national n’aurait pas rejeté cette romantique et poétique vision. Oracles, représentation magique du monde, fusion avec les forces telluriques ou célestes, autant d’éléments constitutifs des récits des origines tels que nombre de textes mythologiques nous les rapportent.
Soulignons enfin un autre emprunt à l’auteur des Métamorphoses. Lorsque Mathusalem essaie de deviner avec Noé le moyen que prendra Dieu de détruire le monde et ses habitants, qu’il évoque d’abord la possibilité d’un feu destructeur, Noé renvoie l’idée sur le champ prédisant le châtiment par l’eau. Cette hésitation est fidèle au récit d’Ovide où les dieux, de peur que le feu n’atteigne le ciel et ne les mette eux-mêmes en péril, décident d’ouvrir les écluses du ciel, de noyer ce monde perverti non de l’enflammer. En outre, le feu, prétendent-ils, ne doit servir qu’à la fin du monde, signe que ce déluge n’est donc pas tout à fait la fin. Grâce à Pyrrha et Deucalion en effet l’espèce humaine se perpétuera.
Un nouveau récit
Les sources sumériennes, bibliques et gréco-romaines pour ne citer qu’elles se croisent donc pour faire éclore un nouveau récit, un nouveau héros empruntant à la fois à Gigalmesh, à Noé et à Deucalion. Superposé à cela en outre, Noé en Ulysse construisant son radeau, Noé en Abraham obéissant à Dieu et suspendant la mise à mort de sa descendance, Noé en ultra écologiste préservant la faune et la flore pour elle-même, Noé en justicier radical de Dieu, aveugle fanatique…
Revisiter le mythe, le dépoussiérer comme le disait Giraudoux d’Électre, c’est sans doute l’objectif qu’a poursuivi le réalisateur moderne comme nombre d’artistes s’emparant d’un riche substrat pour en modeler une nouvelle œuvre. La plasticité énorme de ce personnage survivant dans l’arche avait de quoi tenter. Admettons que la Bible n’est pas un substrat comme un autre et que son entremêlement à des textes profanes a toujours de quoi provoquer.
Certaines scènes vous cloueront probablement dans votre fauteuil mais sans doute était-il dommage de les avoir tant dévoilées dans la bande-annonce.
Le réveil des Veilleurs, l’arrivée des animaux dans l’arche, la ville pervertie, le déluge lui-même révèlent un art consommé de l’image. Sur cette base, le film a l’air de bien se porter, de continuer son bonhomme de chemin, de trouver encore des spectateurs.
Revenir au texte
Toujours à l’affiche un mois après sa sortie, Noé se donne dans des salles certes plus petites et en nombre plus restreint mais qui font le plein. Divertissement populaire, vulgarisation qui ne s’encombre pas de scrupules, Noé pourrait bien en tout cas donner envie d’ouvrir les textes sources, de les confronter, de creuser cette antique histoire de serpent, de bien et de mal, d'homme et de femme, de s'interroger sur les fins dernières, le jugement dernier et l'Apocalypse.
Quelle vérité l’emporterait ? Nul doute que la profondeur du texte biblique pourrait bien s’imposer. Ce ne serait pas alors le moindre des mérites de ce film kaléidoscopique.
Hélène Bodenez
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[1]. Cf. l'analyse d'Aleteia.
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