[Source : Télérama]
Peu avant les vacances de fin d’année, j’ai participé à une formation sur l’étude de la langue, c’est-à-dire, pour parler vulgairement, sur la grammaire.
Car, soi-disant, la réforme apporte des modifications importantes dans la terminologie à enseigner aux élèves. Nos inspecteurs nous avaient d’ailleurs envoyé au mois d’octobre un document complet et détaillé sur le sujet, pour nous aider à comprendre les nouveaux programmes de grammaire. Effort louable qui n’a pas été fait dans toutes les académies, loin de là.
Bref, ce document devait nous aider à comprendre les changements en grammaire, et donc à les appliquer en classe. Je vais entrer un peu dans les détails, pas trop non plus. Je me doute que vos cours de grammaire sont pour certains fort loin, alors que les excès des fêtes sont eux fort récents… Je ne devrais de plus pas m’inquiéter, puisqu’il est annoncé d’emblée que le but de tout cela est la simplification ! Encore un choc de simplification, c’est merveilleux !
Sauf que j’ai appris – nous avons appris – à nous méfier des chocs de simplification gouvernementaux, et qu’une fois encore nous avons hélas raison.
Accords & désaccords
Un nouvel intitulé est apparu, issu du travail des linguistes, appelé le prédicat. C’est, dans une phrase, ce qui se définit par, je cite, « ce qu’on dit du sujet ». Bon. Par exemple, dans la phrase « Lucie a passé de bonnes vacances de Noël », le sujet, c’est Lucie, et le prédicat c’est ce qui est dit sur Lucie. Et que dit-on sur Lucie ? Qu’elle a passé de bonnes vacances de Noël. Le prédicat dans cette phrase, c’est donc « a passé de bonnes vacances de Noël »
Simple. Efficace, parfait. Arrêtons de nous encombrer avec des notions complexes, des compléments d’objets directs, indirects, seconds, des compléments circonstanciels, et tout ce charabia qui perturbait nos chères têtes blondes et n’avait aucune utilité !
Sauf que non. Désolés, mais nous avons encore un peu besoin de tout cela. Ne serait-ce, par exemple, que pour les accords, vous savez, les accords du participe passé notamment. La règle insupportable que vous avez apprise il y a fort longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine : « Avec l’auxilaire avoir, le participe passé s’accorde en genre et en nombre avec le complément d’objet direct lorsque celui-ci est placé avant l’auxilaire ». C’est-à-dire : « Les vacances que Lucie a passÉES ont été très bonnes ».
Alors oui, mais si on ne distingue plus les différents compléments, comment va-t-on apprendre aux élèves à accorder des participes passés ? Réponse de l’inspection : alors si, lorsqu’on aborde ces questions d’accords, il faut enseigner aux élèves les différents compléments.
Donc, si j’ai bien saisi, il faut enseigner uniquement sujet et prédicat… sauf qu’il faut aussi parfois enseigner les compléments parce que cela reste nécessaire. Ah. Donc nous rajoutons bien une notion, le prédicat, mais sans enlever les autres. Encore une fois, moi, la simplification, je ne la perçois pas… Mes collègues non plus, vus les regards incrédules que nous échangions.
Au cours du stage, un collègue a demandé comment analyser une phrase avec plusieurs verbes et plusieurs sujets. Par exemple : « Lucie a passé de bonnes vacances, le Père Noël a été généreux, les fêtes furent très réussies. » Réponse de l’inspecteur : on ne considère que le premier sujet. Le sujet de la phrase, c’est Lucie. Et le Père Noël ? Et les fêtes ? Ce sont bien des sujets eux aussi ! Ils sont sur le même plan que le sujet « Lucie » ! Eh bien non, d’après l’inspecteur. Consternation muette dans les rangs.
Ah si, il y a un autre changement ! Jusque-là dans une phrase il y avait les compléments essentiels et les compléments circonstanciels. Les compléments essentiels sont ceux qu’on ne peut ni bouger, ni enlever sans rendre la phrase incomplète et incorrecte. Dans mon exemple, si on enlève « de bonnes vacances de Noël », il ne reste que « Lucie a passé », ce qui est manifestement incomplet au niveau du sens. Nous avons immédiatement envie de demander « mais Lucie a passé quoi ?! ». Donc c’est essentiel.
Compléments circonstanciels et essentiels, c’est fini
Un complément circonstanciel n’est pas indispensable, il ne fait que préciser les circonstances : « Lucie a reçu des cadeaux pendant les fêtes de Noël », nous pouvons enlever la précision sur les fêtes, la phrase « Lucie a reçu des cadeaux » reste correcte.
Eh bien, compléments essentiels et circonstanciels, c’est fini. Maintenant, c’est compléments de verbe et compléments de phrase. Pourquoi ? Je n’ai pas compris. Quelle différence ? Je n’ai pas compris. Réponses évasives des inspecteurs, que je n’ai pas comprises non plus, décidément, même avant de commencer à boire du champagne, je ne comprenais plus grand-chose.
De plus, ces soi-disant changements imposés par les programmes, et relayés par l’inspection… ne sont appliqués nulle part ! Je peux témoigner qu’ils ne sont pas enseignés au primaire, où mes enfants continuent cette année d’apprendre compléments circonstanciels et autres compléments d’objet directs. Et l’école de mes enfants n’est nullement un repaire peuplé d’irréductibles enseignants réfractaires à toute réforme.
Car même dans nos nouveaux manuels de collège, ceux édités exprès cette année, rien n’a changé ! Les notions de prédicat ou de complément de verbe sont à peine mentionnées, et tous les compléments d’objet, directs, indirects, essentiels, circonstanciels… sont bien là et constituent la base de l’enseignement de la langue. Si si ! Dans tous les manuels que j’ai reçus ! Même ceux réalisés sous la houlette d’inspecteurs ! Alors nous, que devons-nous enseigner à nos élèves ?
Réponse : Kev Adams.
Non, je ne plaisante pas. Mon taux d’alcoolémie est depuis longtemps redescendu à un niveau tout ce qu’il y a de plus raisonnable. Au stage, on nous a fait travailler sur un extrait d’interview de Kev Adams, idole des jeunes dont les textes peuvent être considérés comme humoristiques, mais sûrement pas littéraires.
Molière vs Hanouna
Nous étions affligés. Bien sûr que nous faisons travailler nos élèves sur les différents niveaux de langue, pour les habituer à les repérer, à les utiliser, à passer de l’un à l’autre… Mais est-ce vraiment notre rôle de leur donner à lire du Kev Adams ? Ne pouvons-nous pas faire ce même exercice avec un extrait de Zazie dans le métro ?
Il semble que non, nous ne devons plus essayer d’ouvrir nos élèves à la littérature, de leur présenter des œuvres qu’ils n’iront pas lire d’eux-mêmes. Non, à nous de nous abaisser au niveau des divertissements télévisés. J’ai hâte que nous arrêtions d’étudier le théâtre de ce casse-pieds de Molière, et qu’enfin nous puissions nous gausser en classe devant les facéties de Cyril Hanouna !
Là je sens que certains sont atterrés, et ont hâte d’en finir. Eh bien non ! Il me reste à vous raconter un point encore de ce stage, et pas le moindre. Car devant nos yeux ébahis, le problème de la difficulté des accords français a été résolu en une maxime à graver en lettres d’or au-dessus de tous les tableaux de France et de Navarre : « en fait, en langue, tout est négociable ».
Si. Je vous jure. Si l’élève a fait une faute, mais qu’il est capable de justifier son choix, même de façon totalement erronée, alors nous devons considérer qu’il a raison.
Par exemple, s’il écrit « Les cadeaux que Lucie a reçue lui ont plue », nous sommes en droit (ô généreuse inspection) de lui demander des comptes sur ses accords défaillants des participes passés. Mais si l’élève répond « Ben on parle de Lucie, or Lucie est une fille, donc j’ai mis des E », eh bien cet élève, qui a fait preuve d’une capacité à justifier ses erreurs… a finalement raison !
Inspecteurs dépités, professeurs atterrés
Je suis incapable d’en raconter davantage, me replonger pour vous dans le souvenir de ces heures de stage me donne uniquement envie d’abandonner mon clavier et d’aller chercher s’il ne reste pas une bouteille de champagne à vider.
Je préciserai quand même que les inspecteurs eux-mêmes semblaient dépités, et ne nous ont donné l’impression que de répéter un discours formaté avec lequel eux-mêmes n’étaient pas du tout en accord. Mais, en fonctionnaires, ils ont fonctionné.
Car manifestement ces « directives orthographiques » viennent de haut, de très haut. Elles sont mêmes appliquées pour montrer l’exemple sur le compte Twitter officiel du Palais de l’Elysée, pas plus tard que le 31 décembre 2016. Je vous laisse donc avec la lecture des messages retranscrivant le discours de vœux du président de la République française. Votre mission, si vous l’acceptez, est de trouver ce qui, il y a encore peu de temps, constituait des « fautes d’orthographe ». A vous ensuite d’inventer la justification adéquate qui permet dorénavant de passer outre et d’écrire n’importe quoi.
Sur ce, quitte à commencer cette année 2017 en étant plus élitiste que jamais : « Novum annum faustum, felicem fortunatumque ex animo vobis opto. »
Lucie Martin
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