LEVEZ-VOUS, ALLONS ! Ce titre apparemment dynamique est en réalité tragique. Il correspond à la citation des dernières paroles que Jésus adresse à ses proches sur le Mont des Oliviers, alors que la Passion est imminente.

Dans l'ouvrage, il ne s'éclaire dans toute sa dimension que dans les dernières lignes, qui ont d'ailleurs été reproduites par les éditeurs en quatrième de couverture. À cette fin sombre fait pendant la méditation initiale, qui évoque l'ultime repas de Jésus et des Apôtres, la dernière Cène à Jérusalem, l'une et l'autre références exprimant, comme Jean-Paul II l'indique précisément, la permanence des impressions reçues au cours de son voyage en Israël, en 2000.

Néanmoins, au premier abord, cette " levée " inscrite dans le titre semble bien correspondre à ce que le lecteur rencontre dans les premières pages du livre qui, après le prologue méditatif, renoue avec le précédent ouvrage de l'auteur, qu'il avait consacré aux circonstances de sa vocation de prêtre (Ma vocation : don et mystère, Mame, 1996) ; il aborde, sur un ton anecdotique, le récit pittoresque des circonstances de la nomination de Karol Wojtyla comme évêque auxiliaire de Cracovie, nomination dont il prit connaissance au cours d'une équipée conviviale de descente de rivière en canoë.

En dépit de l'ombre que fait peser sur certaines pages la pression du régime communiste (cf. la fin du chapitre sur " l'activité de l'évêque " par exemple), le contexte de cette " suite " est plus serein que celui du livre précédent : la Pologne dans laquelle Wojtyla devient évêque n'est plus celle des années de guerre et d'occupation où un jeune homme isolé se passionnait pour le théâtre et s'interrogeait sur sa vocation. L'histoire s'inscrit ici dans les années de libéralisation qui ont suivi la fin de l'ère stalinienne. Les campagnes à travers lesquelles le jeune évêque fait ses visites pastorales sont vivantes et habitées. La construction de l'énorme complexe sidérurgique de Nowa Huta près de Cracovie n'apparaît pas comme la création d'un " homme de fer ", mais comme un défi à l'inventivité et à la solidarité des nouveaux implantés, les intellectuels. Ceux-ci sont surtout des journalistes catholiques mais aussi des philosophes, des médecins et des scientifiques, tous riches d'idées et qui passent tous plus ou moins par l'archevêché — que l'auteur évoque sans risque d'être démenti par les intéressés comme une " ruche " bourdonnante de rencontres et de convivialité. Ce bouillonnement entrera en interaction avec le Concile, au début des années soixante, et celui-ci n'apparaîtra pas en Pologne comme un corps étranger, mais comme un élément du dynamisme de cette période. Tel est l'arrière-fond de la partie proprement narrative du livre.

 

Derrière la caméra

 

Celui-ci comporte en effet trois strates qui se combinent sans rupture, malgré leur hétérogénéité. La première est celle que je viens d'évoquer, et qui correspond au témoignage, assumé à la première personne, de l'auteur. Le récit, largement tourné vers le passé, s'attarde, pour une bonne moitié, sur la période polonaise, avec le souci marqué d'exprimer une dette de reconnaissance envers l'environnement qui l'a porté, au cours de ses vingt années d'épiscopat à Cracovie. Jean-Paul II passe aussi, sans solution de continuité, à son ministère romain et pontifical. Il note par exemple, à propos des visites aux paroisses, qu'il n'a pu en terminer le tour à Cracovie, mais qu'à Rome, qui compte 333 paroisses, il en a visité, à la date où paraît le livre, 317 (" il m'en reste donc encore 16 ", p. 164). Le Pape évoque assez fréquemment le passé récent, comme la canonisation de Mère Térésa en 2003 ou la rencontre avec les jeunes à Madrid en 2002. Bien entendu, les notations contemporaines sont plus discrètes que celles de la partie polonaise du livre, où bon nombre des protagonistes évoqués sont déjà morts. Néanmoins, c'est une des originalités de l'ouvrage que d'ouvrir des aperçus sur l'autre point de vue des manifestations publiques du pape, celui, non plus des participants ou de la presse rendant compte de l'événement, mais du protagoniste, sur ce qui se passe " derrière la caméra ", pourrait-on dire.

 

Un évêque parle aux évêques

 

La seconde strate est celle d'un message indirect adressé aux évêques par celui qu'on pourrait appeler un " vieux confrère ". Indirect, car le livre ne se présente pas comme un " manuel à l'usage des évêques ", mais néanmoins explicite, car le souci avoué de Jean-Paul II est de transmettre son expérience à ceux qui partagent la même charge. Ici, le modèle est Paul, dont les lettres servent d'exergue à quatre chapitres, particulièrement le Paul conseillant à Timothée : " Accomplis ton ministère " (2 Tim 4, 5). Comme l'apôtre dont il porte en partie le nom, mais sans l'accent de passion qui se lit parfois dans le discours du pharisien converti, Jean-Paul II adopte cette position particulière qui consiste à s'offrir en modèle, à faire le point du travail accompli et à intégrer le travail de l'autre, particulièrement du plus jeune, dans son propre souci.

Le partage de l'expérience se relie étroitement au témoignage personnel, tout en s'en distinguant par la généralisation qu'il implique. Le portrait d'évêque ici proposé se répartit alors en quatre temps, les quatre chapitres centraux qui s'insèrent entre le début narratif et la fin dramatique, et dont on peut dire que le premier, " l'activité de l'évêque ", contient en germe les trois autres. Le mot d'ordre peut se résumer dans la déclaration qu'on lit au chapitre IV : " Il faut que l'évêque lutte de toute son énergie pour ne pas devenir un fonctionnaire " (p. 125). En ce sens, l'auteur insiste d'abord sur la sacerdotalité de l'évêque, qui mène une vie de prêtre, est prêtre avec les prêtres, ce qui implique la prédication, la célébration directe des sacrements, même ceux de baptême, réconciliation, onction des malades et mariage, qui semblent réservés aux pasteurs " de base ", puis sur la connaissance personnelle que le pasteur peut avoir de ses diocésains, en particulier par le biais des visites de paroisses, dont le chapitre deux décrit minutieusement la pratique, " selon la méthode que j'avais fini par mettre au point ", dit l'auteur.

En prolongement de cet " aller vers les autres ", au chapitre III, Jean-Paul II évoque l'exercice de la lecture, l'approfondissement des connaissances religieuses et profanes (sur le fond du rappel de ses contacts avec des physiciens et des chercheurs, il écrit p. 86 : " À mon sens, il vaut la peine que des membres du clergé, prêtres et évêques, entretiennent des rapports personnels avec le monde de la science et avec ses protagonistes ", puis, par ce biais, il promeut la proximité avec les jeunes, qui sont compris d'abord comme des étudiants, ou du moins des " apprenants ". Suivant une association d'idées un peu surprenante, le souci caritatif de l'évêque est rattaché à ce chapitre, sans doute parce que c'est celui qui concerne le partage d'humanité avec des interlocuteurs qui n'ont pas de charge pastorale particulière.

Les deux moments restants (chapitres IV et V) sont consacrés respectivement à la collaboration avec les laïcs, les religieux et les prêtres d'une part, puis à la collaboration des évêques entre eux dans le cadre de ce qu'il est convenu d'appeler, en termes techniques, " collégialité ". Dans les deux cas, les maîtres mots sont contact, échange, rencontre, relation, complémentarité. Dans le chapitre programmatique (ch. II), on trouve un véritable manifeste qui mérite, me semble-t-il, d'être cité in extenso :

 

Il est difficile de formuler une théorie systématique sur la manière d'entrer en relation avec les personnes. Pour ma part, j'ai été aidé par le personnalisme, que j'avais approfondi durant mes études de philosophie. Tout homme est une personne unique et c'est pourquoi il m'est impossible de programmer a priori un certain type de relations qui soit adaptable à tous. Il faut, pour ainsi dire, l'apprendre en toute situation en partant de rien. C'est ce qu'exprime bien la poésie de Jerzy Liebert : " Je travaille à t'apprendre, homme / je t'apprends peu à peu ; / à cette difficile étude / le cœur se réjouit et souffre " (Poésies, Varsovie, 1983).

Il est très important pour un évêque d'avoir un bon contact avec les personnes et d'acquérir la capacité d'entrer en relation avec elles de diverses façons. En ce qui me concerne, il est remarquable que je n'ai jamais eu l'impression que le nombre de mes rencontres était excessif .

 

Si on la rapproche des statistiques qui peuvent être faites sur le nombre de rencontres et d'entretiens que l'auteur a pu connaître au cours de ses diverses années d'épiscopat, cette déclaration prend un relief particulier. En ce sens, Jean-Paul II note aussi le travail personnel qu'il a eu à accomplir, au début de son épiscopat, pour aller vers les malades, alors qu'il se trouvait mal à l'aise en se présentant à eux avec une bonne santé apparemment insolente, et rapporte qu'il n'a dépassé cette gêne que par un approfondissement de sa méditation sur la souffrance et les échanges interpersonnels (p. 76). On lit ailleurs encore la déclaration savoureuse : " J'ai toujours aimé voyager " (p. 146).

 

Méditation

 

La troisième strate de l'ouvrage est justement celle de la méditation, qui prend parfois un tour poétique, dans le prolongement du recueil paru en 2003, et qui rassemblait des méditations poétiques sous le titre de Triptyque Romain (traduction française au Cerf, 2003).

Comme dans le recueil de l'an dernier, la méditation est avant tout biblique, tournée vers les origines et la Genèse dans le Triptyque Romain, évangélique et ecclésiale dans ce nouveau livre. L'auteur se plonge dans les pages de l'évangile de Jean en particulier (comme en témoigne l'exergue de la première partie : " Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis ", Jn 15, 16), mais aussi des autres textes évangéliques, prolongés selon des harmoniques apportées par les Pères de l'Église – comme l'approfondissement de la notion d'" oint ", de Messie, empruntée à Irénée de Lyon – ou par la liturgie catholique, qu'elle soit ancienne, comme à l'époque de la consécration épiscopale de l'auteur, ou plus informelle, comme les chants des camps de jeunes, mais toujours imprégnée d'images bibliques.

Là encore, ce qui ressort de ces évocations, c'est le lien humain, l'attachement à la personne du Christ telle qu'elle apparaît spécialement dans le dernier entretien " apostolique " longuement rapporté par l'Évangile de Jean, et dont l'évocation est récurrente : les disciples entourent Jésus, lui parlent librement et reçoivent un enseignement qui leur est personnellement destiné. On peut lire Jean ainsi, et c'est ce que fait Jean-Paul II en fonction de son autre nom pontifical : c'est par l'efficacité de cette relation, pense-t-il, qu'il y a continuité entre la mission de Jésus et celle des Apôtres : " Je vous ai choisis pour que vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure ", comme le dit la suite de la citation de Jn 15, 16.

 

La joie de la rencontre

 

La permanence du fruit, associée à la joie citée plus haut dans le même chapitre de Jean (15, 11), est certainement le message principal que Jean-Paul II cherche à transmettre. Il s'agit donc d'une perspective positive, qui justifie la tonalité en majorité sereine de ce dernier livre. On se tromperait sans doute si on voulait lire cet appel à produire un fruit de durée comme une vision cloisonnée ou obérée par l'immobilisme. En témoigne l'appel conjoint à l'inventivité, lié comme on l'a vu ci-dessus à l'imprévisibilité de chaque rencontre : " Aujourd'hui, il faut beaucoup d'imagination pour apprendre à dialoguer sur la foi et sur les questions fondamentales pour l'homme. Il faut en effet des personnes qui aiment et qui réfléchissent, car l'imagination vit d'amour et de réflexion, et c'est elle qui nourrit notre pensée et enflamme notre amour " (p. 100-101).

Malgré son genre littéraire un peu composite, pour partie méditation, pour partie enseignement et pour partie témoignage, le dernier ouvrage de Jean-Paul II se fait donc remarquer par sa profonde unité de pensée et de vision. La clef, on l'a vu, est à chercher dans l'expérience de la rencontre personnelle, avec les autres — ce qui entraîne la mention de noms propres comme autant de dettes d'amitié —, avec le Christ fréquenté comme un autre originel et stimulant, à travers l'approche de l'Écriture. Dans cette perspective, l'ennemi qui guette l'évêque, et par conséquent l'Église, serait donc la solitude, la fonctionnarisation, l'absence de communication réellement personnelle, la division (très peu mentionnée, mais on peut l'inférer). A travers les domaines divers auxquels il touche, ce regard en arrière tout pénétré d'action de grâce apparaît comme l'expression d'une présence attentive et amicale à ses frères pasteurs et, au-delà, à tous les croyants de bonne volonté, présence pour partie déjà ouverte sur l'échange éternel.

 

 

 

A. B.