Texte issu de Politique Magazine
Le jeudi 28 septembre 2023 l’enclave arménienne du Haut-Karabagh a cessé d’exister. Trois ans et un jour après la première offensive azérie qui avait abouti à la perte de presque la moitié du territoire, le dictateur Aliev a porté le coup de grâce dans une apathie générale. L’impunité de son agression était acquise et il le savait bien.
L’Azerbaïdjan a pourtant violé l’accord de paix imposé par les Russes après la défaite arménienne de 2020, mais cela n’a intéressé personne. Tout le monde a regardé ailleurs.
L’Arménie elle-même tout d’abord. Contrairement à 2020, elle n’a pas envoyé son armée soutenir les séparatistes. Mieux : plusieurs déclarations du premier ministre Nikol Pachinian ont clairement indiqué depuis plusieurs mois qu’il reconnaissait la souveraineté azérie sur le Haut-Karabagh. Dès lors la messe était dite, si l’on ose dire, et les forces de l’enclave, de tout petits effectifs, ont vite rendu les armes.
L’Arménie ne voulait plus défendre le Haut-Karabagh
Pachinian a-t-il délibérément sacrifié le Haut-Karabagh pour mieux défendre l’Arménie comme l’affirment ses partisans ? Certes sa position n’est pas facile mais le premier ministre joue tout de même avec le feu. Elu après une révolution de velours aux accents américano-sorosiens, sa relation avec la Russie a toujours été mauvaise. Poussé par Washington, il s’est rapproché de la France et de l’Allemagne, comptant sur leur soutien pour éviter le pire. Le pire n’étant pas la perte de l’enclave séparatiste : Pachinian avait de mauvaises relations avec ses dirigeants et depuis la cuisante défaite de 2020, il la jugeait indéfendable.
Depuis plusieurs mois, l’Azerbaïdjan préparait ouvertement son coup de force. Paris et Berlin avaient d’ores et déjà avalisé la disparition de l’enclave, d’autant qu’un accord gazier important avec été signé par l’Union européenne en juillet 2022. Le gaz russe est immoral mais pas le gaz azéri.
L’Arménie savait que l’occident ne bougerait pas et l’opinion publique arménienne n’était elle-même pas favorable à une nouvelle intervention de l’armée pour aider ses frères du Haut-Karabagh. Les 4000 morts de 2020 ont traumatisé ce petit pays de 2,8 millions d’habitants. De plus, une intervention risquait d’être à nouveau synonyme de défaite. Le matériel militaire arménien est vétuste alors que l’armée azérie est richement dotée d’armes turques et israéliennes de haut niveau, en particulier de drones, nouveau vecteur décisif des conflits modernes.
Les manifestations de protestation contre l’abandon de l’enclave qui ont éclaté à Erevan furent finalement brèves et circonscrites à une minorité d’Arméniens. Pour les autres, ce fut une sorte de lâche soulagement.
Pachinian coupe les ponts avec la Russie
Les Russes n’ont plus n’ont pas bougé. Là aussi, c’était tout à fait prévisible pour deux raisons bien connues : ils sont tout d’abord bien trop occupés en Ukraine, et ils n’étaient pas décidés à défendre une enclave condamnée. Et comment la défendre ? En bombardant les forces azéries ? Cela n’aurait eu militairement aucun sens. De plus, chacun sait que l’Azerbaïdjan est une plaque tournante du détournement des sanctions par la Russie. Certains affirment même que le gaz acheté par plusieurs pays européens à Bakou est partiellement russe. Dans une récente résolution, le Parlement européen, qui essaye désespérément de se rendre utile, a exhorté la Commission à enquêter sur ces soupçons. Elle aussi regardera ailleurs, il faut bien remplacer le gaz russe, fût-il tout de même un peu russe.
Dans ce contexte, il n’est pas question pour Moscou de couper les ponts avec l’Azerbaïdjan, encore moins avec son mentor, la Turquie. La Russie l’avait d’ailleurs déjà démontré en laissant les Azéris bloquer le corridor de Latchine par lequel l’Arménie ravitaillait le Haut-Karabagh.
Il est vrai que les Arméniens ont tout fait pour encourager Moscou à ne plus s’occuper d’eux. Pachinian a multiplié les déclarations hostiles, a clairement montré sa préférence pour l’occident avec, comme ultime objectif, le rêve d’une adhésion à l’Union européenne. Pourquoi pas l’OTAN tant qu’on y est ?
La cerise sur le gâteau a été la ratification par le parlement arménien (60 voix contre 22) du statut de Rome, traité fondateur de la CPI, la Cour Pénale Internationale. Celle-ci a intelligemment émis un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine, pour « crimes de guerre ». Cela implique maintenant pour Erevan l’obligation d’arrêter le président russe s’il vient se promener en Arménie et de le livrer à la CPI. Tout cela est assez cocasse mais pour couper définitivement les ponts avec son allié, c’est imparable. Notons au passage que les Etats-Unis ne sont même pas adhérents de cette CPI à usage purement idéologique. Au classement des insensés, la classe politique arménienne est assez bien placée.
Un exode total
Compte tenu du comportement des forces azéries dans la partie de l’enclave récupérée en 2020, l’exode des habitants était inévitable. De nombreuses exactions avaient en effet été commises : meurtres, pillages et, bien sûr, destruction d’églises, profanations à la clé. Quasiment tous les habitants étaient partis et les 120 000 arméniens du reste de l’enclave ont fait le même choix. La valise ou le cercueil, c’est une vieille rengaine.
Ils n’avaient en effet aucune indulgence à attendre de la part des soldats d’Aliev qui avait clairement affirmé que les Arméniens n’avaient pas leur place en Azerbaïdjan. La communauté arménienne de Bakou, qui fut importante à une époque, a totalement disparu peu après l’indépendance azérie.
Pour être tout à fait objectif, il faut également rappeler que 500 000 azéris avaient été expulsés de leurs terres dans les années 90 car ils habitaient entre l’Arménie et le Haut-Karabagh. Le premier président arménien, Levon Ter-Petrossian, avait mis en garde les autorités séparatistes sur cette action. Il voulait parvenir à un accord de paix avec Bakou mais l’intransigeance l’a emporté. Les conseils russes, par la suite, ont également été ignorés et le Haut-Karabagh, avec son magnifique patrimoine religieux, va disparaître de façon irréversible. En 1921, Staline avait rattaché cette terre arménienne à l’Azerbaïdjan, cent-deux ans plus tard elle cesse d’exister.
Une menace existentielle sur l’Arménie
Aliev va-t-il s’arrêter là ? On peut en douter. L’Arménie ayant brûlé ses vaisseaux avec Moscou, elle doit désormais compter sur l’appui de l’occident, et l’histoire a montré que sa fiabilité était assez variable. Certes, si c’était la Russie qui attaquait, le scénario serait simple et l’OTAN se jetterait dans la bataille pour soutenir la malheureuse victime de la barbarie poutinienne. Mais si c’est L’Azerbaïdjan, qui vend du gaz à l’Europe, est allié de la Turquie, elle-même membre de l’OTAN, que se passe-t-il alors ? Le doute est permis.
D’autant que ce n’est pas une attaque brutale et massive vers Erevan qui se produira. La cible évidente est le sud de l’Arménie, le Syunik. La conquête de ce petit territoire, limitrophe de l’Iran, permettrait la réalisation d’un corridor reliant la Turquie à l’Azerbaïdjan, objectif avoué des deux pays.
En effet, la Turquie est reliée au Nakhitchevan, enclave azérie située au sud-est de l’Arménie. Bien sûr, il y eut des Arméniens à une époque dans ce territoire, mais un beau nettoyage ethnique orchestrée avec la bénédiction de l’Union soviétique régla le problème. Après le Nakhitchevan, il y a, d’ouest en est, le Syunik, puis l’Azerbaïdjan, la Mer Caspienne et enfin l’Asie centrale, peuplée de Turcomans, cousins des Turcs. On saisit le rêve caressé par notre bon sultan Erdogan.
De plus, ce qui ne gâte rien, le sous-sol du Syunik contient du cuivre et du mobyldène, utilisé pour les centrales nucléaires et certains types de missiles.
L’Iran observe tout cela d’un mauvais œil : elle a de bonnes relations avec l’Arménie, commerce avec elle et ne veut pas voit disparaître sa frontière commune avec elle.
La situation est donc potentiellement explosive mais il est très probable que Turcs et Azéris n’en resteront pas là.
Antoine de Lacoste