Le rapport demandé à la sociologue Irène Théry sur la filiation, vient d’être publié. Il avait été mis de côté avec le report de la loi sur la famille et les élections municipales. Ce rapport de 350 pages, auquel ont contribué 25 spécialistes, préconise notamment l’ouverture de la PMA aux couples de femmes. On y lit que « l’engendrement à trois n’est pas honteux ». Parmi les experts entendus, une voix discordante : le philosophe Thibaud Collin, qui pointe les incohérences de l’orientation suivie par le gouvernement. Le texte de son audition, le 19 novembre 2013.
Mesdames et Messieurs, je remercie Irène Théry de m’avoir invité à apporter ma contribution à votre réflexion. Je suis conscient de la difficulté à situer mon propos par rapport aux objets de votre groupe de travail et aux préconisations législatives que le gouvernement vous demande.
En effet, en raison de la distance déjà grande entre mes propres principes de réflexion et la législation actuelle, je mesure à quel point mes paroles sur une future législation quant à la filiation et à la parentalité pourront vous apparaître comme décalées. C’est pour cela que je conçois mon audition comme ce que peut apporter aux débats actuels une tradition aujourd’hui minoritaire dans notre pays mais qui demeure, selon les mots d'Habermas, un profond « réservoir de sens » pour nos sociétés démocratiques, tradition que certains nomment « l’humanisme chrétien ».
Je vais donc m’employer à vous poser des questions afin de révéler certains points aveugles, certains impensés, voire certaines incohérences de la situation actuelle en matière de filiation et les difficultés nouvelles qu'engendrerait une mise en cohérence de celle-ci. Si j'arrive, dans cette perspective disons socratique, à susciter une certaine « inquiétude morale », mon modeste objectif sera atteint.
La situation actuelle est incohérente
La loi Taubira apparaît illisible en matière de filiation. On peut aussi dire qu’elle n'a fait qu'accentuer l’incohérence de la législation antérieure. En effet, elle a rendu possible l’ouverture de l’adoption plénière aux couples de même sexe et l’adoption des enfants de son nouveau conjoint. Cela signifie la possibilité en droit qu'un enfant peut désormais avoir « deux pères » ou « deux mères ». On a donc déjà changé le sens du mot « parent » puisqu’on a abandonné la référence au modèle du « couple mixte » et par là l’enracinement de la filiation dans la procréation. Le seul engagement volontaire devient ainsi le principe suffisant pour instituer un lien de filiation.
Mais dans le même temps, demeurent l’interdiction de l’AMP pour les couples de femmes ou les femmes seules et le maintien de l’anonymat des donneurs de gamètes. Bref, est préservée la fiction juridique que l’enfant est « né » de ses parents. Cela est d’ailleurs révélateur à mon sens que, contrairement à ce que beaucoup pensent, il existe une différence essentielle entre l’AMP homologue et l’AMP hétérologue.
Certains pointant du doigt cette incohérence y discernent la « nécessité », si on se place comme le gouvernement dans une perspective historiciste et positiviste du droit, d’instituer définitivement dans le Code civil ce changement de la signification pratique du mot « parent ». Mais sur quel principe fonder ce nouveau droit commun de la filiation capable d’ordonner et de penser dans l’unité les différentes possibilités ?
La réponse à cette question est bien sûr : l’engagement de la volonté individuelle rendu public. En effet, c’est bien le plus petit dénominateur commun aux trois modes principaux d’établissement de la filiation qui sont :
- l’engendrement procréatif (dans une mentalité selon laquelle l’enfant est de plus en plus considéré et qualifié, selon Paul Yonnet comme étant « l’enfant du désir d’enfant »)
- l’adoption
- la filiation par AMP avec tiers donneur reconnu comme tel.
Deux remarques sur cette réponse: la solution était déjà en fait contenue dans le problème. Etrange circularité ou tautologie qui devrait nous inquiéter ! La solution est obtenue par un procédé d'universalisation consistant à s’abstraire de tout contenu déterminé. Il y a donc une perte de substance du concept de filiation. Pour le dire plus clairement la proposition « un tel est mon enfant » est moins directement intelligible dans ce nouveau paradigme. Il y a donc un indéniable appauvrissement du langage commun.
Bien sûr, l'intérêt d'une telle solution souligné par ses partisans est de sortir de ce qu'ils nomment le faux problème de la « vérité » (quel est le vrai parent ?). Je pense que cet éventuel gain ne compense pas le coût de cette nouvelle architecture de la filiation et de la parentalité vers laquelle on s'achemine à grands pas.
Les difficultés et les enjeux d’une « mise en cohérence » de la situation actuelle
Je pose d'emblée la question de manière brutale : quelle est la différence entre cette nouvelle institution de la filiation et une société civile immobilère (SCI)?
Autrement dit, pourquoi s'évertuer à garder la distinction entre deux parents « généalogiques » d'une part et des géniteurs externes (donneurs) ou des adultes assumant une partie de la parentalité (beaux-parents) d'autre part?
Reprenons la distinction d'origine purement descriptive souvent faite aujourd'hui entre les trois composantes de la filiation :
- biologique
- domestique
- généalogique (le généalogique n’étant pas exactement au même niveau que les deux autres puisqu'il ne renvoie pas à ce qui est mais à une institution chargée de mettre en sens ou de valider un fait soit biologique – ou présumer tel, cf. la présomption de paternité- soit domestique).
Il me semble que dans une telle présentation les trois composantes ne résultent pas seulement d’un constat de fait liés à des aléas biographiques souvent douloureux mais aussi d’une abstraction, elle-même liée à une diversité d'approches disciplinaires (sciences biologiques, sciences humaines/sociales et droit). Or si on prend comme un fait incontournable cette distinction conceptuelle, fait autour duquel le droit doit se recomposer, on perd de vue un fait humain majeur : ce que j'appelle la grande convenance humaine à l’unité. Unité non seulement de la personne sexuée contre un dualisme dans lequel le corps personnel est réduit à ce que les sciences peuvent en objectiver ; mais aussi de ce qu’elle veut vivre en déployant cette unité : d’où justement le rôle d’étayage que pouvait jouer cette articulation ( dont le signe existentiel est le désir profond de transmettre la vie avec la personne que l’on aime). C'est bien ce désir et cette convenance à l'unité que l'articulation et/ou la distinction du biologique du domestique et du généalogique oublie dans le bricolage juridique actuel.
La reconnaissance de la dimension sexuée des personnes
Je ne défends donc pas non un « modèle biologisant » de la filiation mais bien la reconnaissance de la dimension sexuée des personnes (ou en d'autres termes la dimension personnelle du corps humain qui n'est pas une réserve de matériaux). Il y a une occultation actuelle de la polysémie du mot nature trop souvent réduite à la seule dimension biologique alors que nature désigne bien sûr la nature humaine, à savoir les exigences essentielles de la personne (cf. par exemple les travaux de Leo Strauss et de Pierre Manent).
Cette acception du mot nature est encore sous-jacente au dispositif de l’AMP qui a été conçue comme le traitement d’une pathologie, ce qui présuppose une privation par rapport à un ordre naturel, en l'occurrence la santé. C’est bien dans une relation qu’une personne humaine peut transmettre la vie qu’elle a reçue elle-même (on ne peut donc réduire cette articulation à un modèle de type napoléonien nécessitant une complémentarité hiérarchique des sexes).
Ma question est donc : si on s'est « libéré » de la différence des sexes pour penser la parenté, pourquoi garder l’horizon du couple (deux personnes) pour penser la filiation ? Autrement dit, où s’arrêter dans la détermination non arbitraire des adultes référents ?
Au lieu de vouloir produire un modèle unique de ce que l'on nommera de manière univoque « filiation », pourquoi ne pas reconnaître, en s'inspirant de la pensée de Mary Douglas, la diversité des situations exigeant un traitement différencié si ce n’est parce que demeure le présupposé contestable que différencier revient à produire de l’inégalité ? A la limite, il serait moins répréhensible de choisir de nouveaux mots et non pas d’étendre de manière indue des mots et des institutions qui n’avaient pas pour mission d’ordonner ce type de relations. On peut aussi soutenir que cet ajustement sur mesure relève plus de la compétence du juge statuant sur l'intérêt de l'enfant que sur le législateur épris de codification et cherchant à produire une nouvelle philosophie de la filiation
Je conclus mon rapide propos en posant la question : comment éviter un tel débordement démiurgique du droit qui contribuerait à fragiliser un peu plus les institutions de nos sociétés déjà fort « liquides » ? En effet, je repère un danger d’une certaine forme de « naïveté » concernant le pouvoir instituant du droit (positif) coupé de tout référent externe : comment éviter le saut dans l’arbitraire (notre situation étant bien sûr la conséquence de choix antérieurs déjà arbitraires) ? Autrement dit, le droit tient-il de lui-même son pouvoir instituant ? Le détour sur d’autres modes d’institution de la parenté (ethnologie, anthropologie comparée) oublie souvent de constater que ces règles sont vécues par les peuples en question comme reçues de la tradition immémoriale et à ce titre indisponibles. C’est cette indisponibilité qui en assure la solidité et donc l’efficacité instituante.
Ne plus avancer toujours plus loin dans la décomposition des familles
Répondre que le référent externe est l’égalité et la liberté des individus, données fondamentales de l’anthropologie démocratique est un retour vers la contradiction interne du contractualisme individualiste (cf. Lefort qui montre la logique constructiviste à l'œuvre dans la déclaration des droits de l’homme contre sa compréhension en termes de droit naturel) : en quoi l’engagement, fruit de la volonté est-il suffisant pour fonder l’indissolubilité (recherchée et valorisée) du lien de filiation si notre société a totalement intégré qu'un autre engagement, matrimonial celui-là, est justement soluble ? Pourquoi ce type d’engagement résisterait-il plus? Un engagement qui ne peut s’étayer sur aucun lien antérieur à la volonté n’est-il pas fragile ? Le constat de l’intense investissement affectif (d’ailleurs aussi présent dans le mariage au « temps du démariage ») dans le cas de l’adoption ne me semble pas un argument pour valider par extension ce bricolage juridique de la filiation.
En effet, l'adoption ne me semble pas comparable à une situation dans laquelle l’enfant serait pris dans d’autres liens institutionnels (multiplicité des adultes référents à un titre ou à un autre). Bref, il me paraît urgent de ne pas aller plus loin dans la décomposition des liens unissant les adultes et les enfants dans notre société.
Je vous remercie de votre attention.
Thibaud Collin est professeur agrégé de philosophie en classes préparatoires au Collège Stanislas (Paris). A publié notamment : Les lendemains du mariage gay : Vers la fin du mariage ? Quelle place pour les enfants ? (Salvator 2012) et L'Éducation à l'âge du gender : Construire ou déconstruire l'homme ? (collectif, Salvator, 2013).
En savoir plus :
Extraits du rapport Théry
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