DÉBAT | Dans un texte intitulé « La doctrine ne verrouille pas la miséricorde [1] », le Fr. Jean-Miguel Garrigues revient sur les objections qui lui ont été faites [2] à propos de sa thèse validant un régime de dérogation en faveur de la communion de certains divorcés-remariés, à la suite de son entretien paru dans La Civiltà cattolica [3]. Thibaud Collin confirme et précise ses objections.
Le Fr. Garrigues revendique une liberté de parole voulue par le Pape François lui-même qui permettrait enfin aux théologiens de sortir du silence qu'ils ont dû garder sous les deux derniers pontificats sur le sujet de l'accès des divorcés remariés aux sacrements. Il réclame « le droit de soumettre une opinion théologique sans que l'on crie au scandale ». J'ai utilisé ce dernier terme [4] dans son sens strict car il me semble que la deuxième dérogation que le Père Garrigues envisage (que des divorcés remariés reconnaissant la validité de leur premier mariage et ayant une vie maritale puissent néanmoins communier à la condition de mener « une vie chrétienne ») est de fait formellement contraire à la Parole de Dieu lue dans la Tradition et interprétée par le Magistère.
Qu'elle soit soutenue dans « une revue autorisée » ne fait à mes yeux que renforcer le trouble et la confusion sur un sujet, le mariage, comportant une dimension publique et objective. Le Père Garrigues admet que l'on discute de l'opportunité de ces dérogations exceptionnelles car il considère qu' « en matière de prudence, personne ne peut être totalement sûr de ce qu'il avance ». Je considère au contraire que les dérogations que le Père Garrigues envisage touchent directement les principes de la morale chrétienne et de la vie sacramentelle et qu'à ce titre elles ne relèvent pas d'un légitime exercice de la prudence. Je pense même que lorsqu'il parle de « système verrouillé » il remet en cause les enseignements de saint Jean-Paul II et de Benoit XVI. D'ailleurs, il ne me semble pas prendre en compte les textes clairs de ceux-ci sur notre sujet pour en proposer une nouvelle lecture mais se contenter de faire une réponse procédurale.
Sur l'interprétation de saint Thomas
Le Père Garrigues revient sur les textes de saint Thomas mais ne répond pas, selon moi, aux objections qui ont été adressées à la lecture qu'il en donne. Je vais donc les rappeler et les approfondir. Il cite un premier texte de la Somme de Théologie, IIa IIae q.120, a.1 (et non 21) : « Parce que les actes humains pour lesquels on porte des lois consistent en des cas singuliers et contingents, variables à l’infini, il a toujours été impossible d’instituer une règle légale qui ne serait jamais en défaut. Or les législateurs, attentifs à ce qui se produit le plus souvent, ont porté des lois en ce sens. Cependant, en certains cas, les observer va contre l’égalité de la justice et contre le bien commun visé par la loi ».
Le Père Garrigues s'appuie sur un tel texte pour justifier dans certains cas une dérogation à la discipline interdisant que les divorcés remariés communient, discipline ultimement fondée sur la loi divine de l'indissolubilité du mariage [5] et sur la nature des sacrements. Or dans cet article saint Thomas parle de la loi civile [6], promulguée par un législateur humain en charge du bien commun temporel, et non pas de la loi morale promulguée dans les cœurs par Dieu qui est le bien commun de l’Univers. La loi civile est nécessairement silencieuse dans certains cas, puisqu’elle ne peut pas tout envisager. Il faut donc parfois suppléer aux « vides juridiques » sous peine de déni de justice. Dans l’article 2, ad 1, saint Thomas dit bien que l’épikie fait partie de la justice légale bien comprise, qu’elle est même supérieure à la justice légale si l'on comprend cette justice comme étant celle qui ne s’attache qu’à la lettre de la loi. Son lieu est donc la lettre de la loi, et son fondement la distinction entre la lettre de la loi et son esprit.
Le sujet qui nous occupe concerne l'application de la loi morale puisque la dérogation exceptionnelle consisterait à reconnaître dans certaines circonstances la légitimité d'une vie sexuelle hors mariage. Or la loi morale, dont la conscience nous indique le bien à effectuer dans un cas concret déterminé, n’est pas une loi inscrite dans une lettre mais dans les cœurs ; elle est une loi de la raison. Il n’y a donc pas de vide juridique : il n’y a que des consciences droites ou des consciences erronées. Pour ce qui est de la loi évangélique, pour saint Thomas, la loi nouvelle est l’Esprit Saint [7]. S’il y avait une opposition entre la lettre et l’esprit, ce serait entre la justice légale de l’Ancien Testament et son esprit véritable que nous révèle le Christ. Mais dans le Christ, il n’y a plus de lettre ni d’épikie, il n’y a plus que la loi de charité qui ne souffre aucune exception. Le paradoxe est que le Père Garrigues reproche au camps des « purs et durs » d’être juridique à l’extrême alors que c’est lui qui ramène la loi évangélique à une lettre dont il faudrait rechercher l’esprit, alors que la loi évangélique est l’Esprit Saint communiquant la charité, ce qui ne souffre aucune exception car ce serait alors pécher contre l’Esprit.
Le deuxième texte que cite le Père Garrigues est tiré de la Somme de théologie, Ia IIae, q. 94, a.4 et 5 lorsque saint Thomas parle de la loi naturelle dont les principes généraux sont toujours universels ; mais plus « on aborde les choses particulières, plus on rencontre des exceptions. ». Le Père Garrigues prétend que ce texte peut être utilisé pour légitimer une dérogation quant à notre sujet. Il me semble qu'il n'en est rien. En effet, saint Thomas parle ici de la concrétion effectuée par la vertu de prudence à la recherche du juste dans les choses de la vie. Il ne s'agit donc pas d'une exception à une loi civile, le législateur n'ayant pu prévoir tel ou tel cas concret.
Là encore, le Père Garrigues a une lecture paradoxalement légaliste de saint Thomas. De plus, l'objet de la dérogation envisagée étant un acte intrinsèquement mauvais, aucune circonstance ne peut le rendre bon. Le Père Garrigues aborde d'ailleurs directement ce point : « A qui fera-t-on croire que ces dérogations, que le Pères de l'Église ont pratiquées, seraient un « acte intrinsèquement mauvais » qui ne pourrait par sa nature connaître d'exception ? » [8] Ce n'est bien sûr pas l'acte de la dérogation comme tel qui est intrinsèquement mauvais mais le fait d'avoir une relation extra-conjugale. Comment le Père Garrigues peut-il soutenir qu'une telle situation puisse, à certaines conditions, faire l'objet d'une dérogation au lien requis entre l'état de grâce et la communion eucharistique ? Le Père Garrigues semble penser que ses objecteurs s'opposent à de telles dérogations pour des raisons pédagogiques, au vu des conséquences qu'elles entraîneraient. Elles auraient certes des conséquences catastrophiques, nous y reviendrons, mais ce n'est pas d'abord pour cela qu'elles sont à refuser, c'est pour des raisons intrinsèques.
Je cite un extrait significatif de la réponse du Père Garrigues : « Mais est-ce miséricordieux, est-ce même juste dans le cas de ces couples, si de fait dans le premier cas il n’y avait pas eu de mariage religieux valide et si, dans le second, il y a vrai repentir mais conflit de devoirs par rapport à un retour au statu quo ante ? » La continence est certes la voie de crête toute droite, et Dieu donne à certains divorcés remariés la force admirable de l’embrasser dans ce qui reste à bien des égards une vie de couple, mais ceux qui n’ont pas cette vertu éminente sont-ils pour autant « dans le péché » ? » Pourquoi le Père Garrigues voit-il un « conflit de devoirs » dans la vie des divorcés remariés ? Parce que selon lui le second mariage civil peut créer des devoirs empêchant le retour à la fidélité au premier mariage (il s'agit le plus souvent des devoirs envers les enfants nés de la seconde union).
Mais l'Église a déjà reconnu que dans ces situations la séparation normalement requise pour accéder aux sacrements pouvait être remplacée par un engagement à la continence complète. L'opinion du Père Garrigues, à la suite du cardinal Kasper, consiste à refuser dans certains cas cette discipline vue comme trop dure et engendrant des « conflits de devoirs ». Mais de quels devoirs parle-t-il vraiment ? Depuis quand la vie sexuelle extra-conjugale comme telle serait-elle l'objet d'un devoir ? Notre théologien ne peut envisager les choses ainsi que parce qu'il comprend « vie de couple » dans un sens humain, pour ne pas dire mondain, susceptible d'embrasser les deux situations (la vie conjugale légitime fondée sur le sacrement et l'union de fait) devenues dès lors de facto quasi-équivalentes. Or pour l'Église il n'y a de vie conjugale entre deux baptisés que fondée sur le sacrement de mariage, ce qui n'est bien sûr pas le cas ici. En rigueur de termes, il n'y a donc pas de « conflit de devoirs » appelant la création d'une troisième voie indulgente permettant aux divorcés remariés de communier sans s'engager à une continence complète. Présenter cela comme un conflit de devoirs dont les pasteurs devraient soulager la conscience morale des fidèles biaise la position du problème et dispose le lecteur à une solution « pastorale » erronée.
Il est bon de lire la réponse que saint Jean-Paul II fait à ce genre d'approche dans Veritatis splendor :
"« Il ne manque pas d'esprits pour estimer que ce processus de maturation morale se verrait contrarié par la position trop catégorique que prend, sur bien des questions morales, le Magistère de l'Église, dont les interventions feraient naître, chez les fidèles, d'inutiles conflits de conscience. Pour justifier de telles positions, certains ont proposé une sorte de double statut de la vérité morale. En plus du niveau doctrinal et abstrait, il faudrait reconnaître l'originalité d'une certaine considération existentielle plus concrète. Celle-ci, compte tenu des circonstances et de la situation, pourrait légitimement fonder des exceptions à la règle générale et permettre ainsi d'accomplir pratiquement, avec une bonne conscience, ce que la loi morale qualifie d'intrinsèquement mauvais. Ainsi s'instaure dans certains cas une séparation, voire une opposition, entre la doctrine du précepte valable en général et la norme de la conscience de chacun, qui déciderait effectivement, en dernière instance, du bien et du mal. Sur ce fondement, on prétend établir la légitimité de solutions prétendument “pastorales”, contraires aux enseignements du Magistère, et justifier une herméneutique “créatrice”, d'après laquelle la conscience morale ne serait nullement obligée, dans tous les cas, par un précepte négatif particulier. Il n'est personne qui ne comprenne qu'avec ces positions on se trouve devant une mise en question de l'identité même de la conscience morale face à la liberté de l'homme et à la Loi de Dieu. Seuls les éclaircissements apportés plus haut sur le lien entre liberté et loi, lien fondé sur la vérité, rendent possible le discernement à faire sur cette interprétation “créative” de la conscience [9]. »
"
On pourrait citer d'autres textes [10] dans lesquels le Magistère récent s'est prononcé de telle manière qu'envisager un changement de discipline et donc de doctrine présuppose une vision très volontariste, pour ne pas dire arbitraire, de l'exercice du Magistère.
Sur l'épikie dans le Nouveau Testament
C’est un peu surprenant de voir le Père Garrigues insister tellement sur l’épikie (επιεικεια), qui prendrait selon lui le sens d’indulgence dans le Nouveau Testament. Les dictionnaires parlent plutôt de « Douceur, gentillesse, honnêteté, clémence, bonté ». La source est ἐπιεικής : « apparemment convenable, équitable, juste, beau, doux, gentil ».
Le mot n’est pas très fréquent, on ne le rencontre que sept fois dans le Nouveau Testament (επιεικεια ou ἐπιεικής) [11] et jamais le mot επιεικεια n’y est appliqué à la justice légale. Il est pris dans le sens purement moral de bienveillance, douceur. Il s’applique une seule fois au Christ, sans beaucoup de précision. Et ce n’est pas pour dire que le Christ établit des règles générales qu’il écarterait lui-même dans des cas particuliers ; mais au contraire, semble-t-il, cela désigne l’indulgence de Dieu qui pourrait condamner toute l’humanité, puisque tous ont péché, et cependant ne veut pas la mort du pécheur mais qu’il vive. Pour cela il a envoyé son propre Fils pour faire miséricorde à tous. Dieu fait preuve de patience à notre égard ; il laisse à l’homme le temps de se convertir. Mais jamais on ne voit que le Christ écarte la loi de charité qu’il a lui-même promulguée, au nom d’une autre justice (ce qui lui en ferait deux…). Au contraire, on a toujours dit que Dieu aimait le pécheur mais détestait son péché, et c’est toujours au nom de l’amour du pécheur que Dieu vient le libérer de son péché.
On peut donc soutenir que les tenants de « dérogations exceptionnelles » sont en train de mettre en place un nouvel Évangile, dans lequel l’épikie consisterait à écarter la loi évangélique pour lui substituer une autre loi, jugée plus « miséricordieuse ». On prend la place du Christ et de l’Esprit Saint, en remplaçant sa loi de charité par une miséricorde à la manière des hommes. Or si l’on écarte la Loi évangélique au nom de la justice ou de la miséricorde, ce n’est plus la Loi évangélique. Encore une fois, cela vient du fait qu’au départ, on a transformé la loi évangélique (qui est l’Esprit Saint lui-même pour saint Thomas) en une loi à la manière des hommes, et c’est celle-là que l’on veut alors écarter pour retrouver la loi évangélique. On se plaint d’une morale de la loi que l’on voudrait écarter, mais c’est parce que l’on a transformé au préalable l’Évangile en morale de la loi, et la loi morale en casuistique. Bref, parler d’épikie pour écarter la Parole du Christ montre tout simplement que l’on conçoit la Parole de Dieu comme une loi humaine, comme un code écrit, une norme légale. Ce n’est pas la conception de saint Thomas, et ce n’est pas la conception de l’Évangile. La loi de charité ne souffre aucune exception. Concluons maintenant sur deux points soulignant l'ampleur d'une telle discussion.
Sur le sens de la miséricorde et de la pastorale
Imaginer que la doctrine puisse « verrouiller » la miséricorde présuppose une étrange vision de la mission de l'Église. Celle-ci « doit rendre témoignage de la Miséricorde de Dieu révélée par le Christ tout au long de sa Mission de Messie [12] ». L'exigence fondamentale qui est faite à l'Église est de professer et de proclamer la conversion. L'attitude de la conversion est la réponse humaine adaptée à la révélation de la miséricorde divine, un peu comme le concave s'adapte au convexe. Qui donc en effet croit en la miséricorde ? Non pas celui qui pense ne point en avoir besoin parce qu'il se considère juste. Ni même celui qui pense ne point pouvoir en bénéficier parce qu'il se considère comme impardonnable. Mais celui qui en identifiant et détestant son péché, revient à Dieu par grâce, avec l'assurance qu'il peut compter sur son inextinguible volonté de « pardonner soixante-dix fois sept fois ».
Une Église qui accepterait les dérogations envisagées par certains serait une Église qui se résignerait à ne plus proclamer la miséricorde infinie et l'appel à la conversion puisqu’elle reconnaîtrait par là qu'il existe des situations en lesquelles il est impossible à l'homme et à la femme de vivre pleinement la sainteté de leur mariage et de rester fidèles au plan de Dieu sur l'amour humain. Or comme le rappelle saint Jean-Paul II :
"« Ce serait une très grave erreur de conclure que la norme enseignée par l'Église est en elle-même un “idéal” qui doit ensuite être adapté, proportionné, comme on dit, aux possibilités concrètes de l'homme, d'après une “évaluation des divers biens en question”. Mais quelles sont “les possibilités concrètes de l'homme” ? Et de quel homme parle-t-on ? De l'homme dominé par la concupiscence ou de l'homme sauvé par le Christ ? Parce qu'il s'agit de cela : de la réalité de la rédemption du Christ. Le Christ nous a sauvés. Ce qui signifie : Il nous a donné la possibilité de réaliser l'entière vérité de notre être ; il a libéré notre liberté de la domination de la concupiscence. [...] Le commandement de Dieu est certainement proportionné aux capacités de l'homme : mais aux capacités de l'homme à qui est donné le Saint-Esprit ; aux capacités de l'homme qui, même tombé dans le péché, peut toujours obtenir le pardon et jouir de la présence de l'Esprit [13]. »
"
Comment penser qu'un médecin est miséricordieux lorsque face à une tumeur cancéreuse, il se voit contraint de dire par « indulgence » à son patient qu'il s'agit d'une simple grippe ?
Retour sur une analogie
Nous avons déjà souligné que le Père Garrigues répond aux objections de manière assez procédurale, notamment en établissant une analogie entre le débat synodal actuel et la période pré-conciliaire ; afin d'en appeler à la prudence et de condamner toute attitude « intégriste » de fermeture face au devenir de l'Église :
"« L’histoire de l’Église a montré, de l’Antiquité à nos jours, qu’à plusieurs reprises les zélateurs du dernier concile ou du dernier pape, en ayant poussé ses principes jusqu’à l’extrême dans un système verrouillé, se sont retrouvés ensuite scandalisés par l’évolution du Magistère ultérieur, dont ils ne voyaient plus l’homogénéité avec ce qu’ils croyaient être le Magistère antérieur, mais qui était en fait leur Tradition, leur Concile ou leur Pape.
À la veille du concile Vatican II, il y avait des théologiens, voire des cardinaux, qui considéraient comme scandaleuses certaines choses que celui-ci allait approuver. Des mesures disciplinaires avaient même empêché que des théologiens enseignent certaines d’entre elles. Les réticences que d’aucuns manifestent aujourd’hui par rapport à des paroles, des actes et des orientations du pape François ne relèvent-elles pas d’un durcissement analogue ? »
"
Je ne critique pas le bien-fondé de la remarque générale ; je pense simplement qu'elle ne s'applique pas à notre débat. Comment en effet penser que le Magistère actuel puisse se déterminer en contradiction avec le Magistère antérieur sur des cas déjà envisagés en tant que tels et ce dans un contexte historique quasi identique (la sécularisation du mariage et la crise de la transmission de la foi et de la morale chrétiennes) ?
Tout ce débat fait naître en moi une autre analogie, en l'occurrence avec la période antérieure à l'encyclique Humanae Vitae. Là aussi, on retrouve la volonté de saint Jean XXIII d'affronter une situation pastorale tendue et de laisser le débat s'installer pour discerner la réponse adéquate. Au fur et à mesure que le débat se déploie, deux manières de penser le développement de la doctrine et de la discipline s'opposent. Certains ont tendance à ignorer les enseignements magistériels de Pie XI et de Pie XII sur la régulation des naissances et font comme s'il s'agissait de se déterminer à nouveaux frais. D'autres, comme Mgr Wojtyła, s'appuient sur le Magistère pour le ressaisir en profondeur et l'appliquer à la nouvelle situation historique.
Cette attitude est à la genèse de la fameuse et pourtant largement ignorée théologie du corps [14] qu'il commencera à donner dès 1979 pour préparer... le synode sur la famille de 1980 ! Il s'agit d'un modèle de développement homogène de la doctrine sachant puiser ce qu'il y a de meilleur dans la modernité pour annoncer aux hommes d'aujourd'hui la Bonne Nouvelle du mariage. Cette analogie avec la période d'Humane vitae permet de mettre le doigt sur la délicate question de la réception du Magistère. On peut raisonnablement penser que la manière dont le débat s'est déroulé en amont de l'encyclique a contribué à rendre inintelligible la parole du Bienheureux Paul VI. A titre d'exemple, on peut citer la Note pastorale de l'épiscopat français de novembre 1968 parlant (déjà !) de conflit de devoirs. Une telle lecture de l'encyclique a certes contribué à « déverrouiller » la doctrine qui y est exposée et à la rendre inopérante pratiquement. On en a goûté les fruits dans le résultat catastrophique de la pastorale du mariage quant à la paternité responsable ; pastorale qui dans de nombreux endroits ne s'en est toujours pas remise.
Je conclurai en renvoyant une nouvelle fois à la proposition [15] du Père Thomas Michelet sur l'opportunité de redécouvrir l'ordre des pénitents tel qu'il a existé dans les premiers siècles de l'Église. Ce chemin pénitentiel serait un réel approfondissement d'une pastorale adéquatement prise, c'est-à-dire ni « verrouillée » ni « déverrouillée » par la doctrine mais qui communique la vérité et la grâce de Dieu adressées à tous les hommes.
Thibaud Collin est philosophe. Il a publié Divorcés-remariés : l’Église va-t-elle (enfin) évoluer ? DDB, 2014, et sur ce sujet, dans Liberté politique : « Pourquoi la miséricorde ne peut contredire la loi ? », LP N° 64, décembre 2014.
En savoir plus :
L’interview du fr. Garrigues, op : "Chiesa di puri" o "nassa composita" ? , Civilta cattolica, Quaderno N° 3959 del 13/06/2015 - (Civ. Catt. II 433-536 ). Traduction française autorisée sur le site de France catholique : Église des purs ou nasse mêlée ?
La première réponse de Thibaud Collin : “Cœur tendre et esprit mou.” Réponse au père Garrigues sur les divorcés remariés, Liberté politique, 11 juin 2015.
Sur ce sujet :
Cardinal Caffara, Misericordia e verità, una falsa contrapposizione
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NOTES
______________________________________________________________________
[1] http ://www.france-catholique.fr/DIVORCES-REMARIES-LA-DOCTRINE-NE.html
[2] http ://www.famillechretienne.fr/famille-education/couple/divorces-remaries-caeur-tendre-et-esprit-mou ainsi que http ://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1351059?fr=y
[3] http ://www.france-catholique.fr/EGLISE-DE-PURS-OU-NASSE-MELEE.html
[4] Plusieurs personnes ont trouvé « violent » le ton de mon article intitulé « Coeur tendre et esprit mou » et ma critique trop polémique car ad hominem. Faut-il rappeler que je ne faisais que reprendre les termes par lesquels le Père Garrigues nommait les auteurs de certaines thèses qu'il critiquait (les autres étant émises par des « esprits durs » mais au « cœur sec »). De plus, il me semble difficile de critiquer le contenu d'un texte sans nommer son auteur. Je n'ai aucune animosité envers le Père Garrigues que je respecte profondément ; mais le respect de la personne peut aller de pair voire réclame avec une critique argumentée de sa pensée si on la considère fausse.
[5] « Le lien matrimonial est donc établi par Dieu lui-même, de sorte que le mariage conclu et consommé entre baptisés ne peut jamais être dissout. Ce lien qui résulte de l’acte humain libre des époux et de la consommation du mariage, est une réalité désormais irrévocable et donne origine à une alliance garantie par la fidélité de Dieu. Il n’est pas au pouvoir de l’Église de se prononcer contre cette disposition de la sagesse divine (cf. CIC, can. 1141) ». CEC n. 1640
[6] Voici la suite du corps de l'article : « Ainsi la loi statue que les dépôts doivent être rendus, parce qu'elle est juste dans la plupart des cas. Il arrive pourtant parfois que ce soit dangereux, par exemple si un furieux a mis une épée en dépôt et la réclame pendant une crise, ou encore si quelqu'un réclame une somme qui lui permettra de combattre sa patrie. En ces cas et d'autres semblables, le mal serait de suivre la loi établie ; le bien est, en négligeant la lettre de la loi, d'obéir aux exigences de la justice et du bien public. C'est à cela que sert l'épikie, que l'on appelle chez nous l'équité. Aussi est-il clair que l'épikie est une vertu. »
[7] Ia IIae Q. 106, a.1 et le commentaire magistral qu'en donne le Père S.T. Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne, (1985) Fribourg/Paris, Editions Universitaires, Le Cerf, 1993, p. 184-200.
[8] Le cardinal Ratzinger a répondu clairement à cet argument : « Même si l'on sait que des solutions pastorales analogues furent proposées par certains Pères de l'Eglise et entrèrent en quelque mesure dans la pratique, elles ne recueillirent jamais le consensus des Pères et n'en vinrent jamais à constituer la doctrine commune de l'Eglise, ni à en déterminer la discipline. » Lettre aux évêques de 1994, n. 4.
[9] Veritatis splendor, n. 55-56. Les italiques sont dans le texte original.
[10] Par exemple celui-ci qui parle explicitement de la fornication : « En montrant l'existence d'actes intrinsèquement mauvais, l'Église reprend la doctrine de l'Ecriture Sainte. L'Apôtre Paul l'affirme catégoriquement : « Ne vous y trompez pas ! Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni gens de mœurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu'ivrognes, insulteurs ou rapaces, n'hériteront du Royaume de Dieu » (1 Co 6, 9-10). Si les actes sont intrinsèquement mauvais, une intention bonne ou des circonstances particulières peuvent en atténuer la malice, mais ne peuvent pas la supprimer. Ce sont des actes « irrémédiablement » mauvais; par eux-mêmes et en eux-mêmes, ils ne peuvent être ordonnés à Dieu et au bien de la personne : « Quant aux actes qui sont par eux-mêmes des péchés (cum iam opera ipsa peccata sunt) — écrit saint Augustin —, comme le vol, la fornication, les blasphèmes, ou d'autres actes semblables, qui oserait affirmer que, accomplis pour de bonnes raisons (causis bonis), ils ne seraient pas des péchés ou, conclusion encore plus absurde, qu'ils seraient des péchés justifiés ? » De ce fait, les circonstances ou les intentions ne pourront jamais transformer un acte intrinsèquement malhonnête de par son objet en un acte « subjectivement » honnête ou défendable comme choix. » Veritatis splendor n. 81.
[11] Voici les références :
- Actes 24, 4 : « Mais pour ne pas t’importuner davantage, je te prie de nous écouter un instant avec la bienveillance qui te caractérise. »
- 2 Corinthiens 10, 1 : « C’est moi, Paul en personne, qui vous en prie, par la douceur et l’indulgence du Christ, moi si humble avec vous face à face, mais absent, si hardi à votre égard. »
- Philippiens 4, 5 : « Que votre modération soit connue de tous les hommes. Le Seigneur est proche. »
- 1 Timothée 3, 3 : « ni buveur ni batailleur, mais bienveillant, ennemi des chicanes, détaché de l’argent »
- Tite 3, 2 : « n’outrager personne, éviter les disputes, se montrer bienveillant, témoigner à tous les hom-mes une parfaite douceur. »
- Jacques 3, 17 : « Tandis que la sagesse d’en haut est tout d’abord pure, puis pacifique, indulgente, bienveillante, pleine de pitié et de bons fruits, sans partialité, sans hypocrisie. »
- 1 Pierre 2, 18 : « Vous les domestiques, soyez soumis à vos maîtres, avec une profonde crainte, non seulement aux bons et aux bienveillants, mais aussi aux difficiles. »
[12] Saint Jean-Paul II, Dives in misericordia, n. 12
[13] Discours aux participants à un cours sur la procréation responsable, 1er mars 1984.
[14] Corpus republié sous ce titre par Yves Semen, Paris, Le Cerf, 2014.
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1. La dérogation suggérée par le P. Garrigue existe déjà, homologuée par Jean-Paul II et Benoît XVI, puisque l’Eglise admet à l’eucharistie des couples non sacramentels vivant dans la continence. Elle ne justifie pas pour autant leur état de vie, elle ne transforme pas le « mal » en « bien », elle ne remet pas en cause l’indissolubilité du mariage sacramentel. Elle les renvoie simplement à la loi commune de l’hospitalité eucharistique : prononcer dans son cœur « Je ne suis pas digne de te recevoir mais dis une parole et je serai guéri » et avoir fait tout son possible pour « se réconcilier avec son frère », y compris son ex-mari ou son ex-épouse, avant de présenter à Dieu son offrande de soi : c’est cela la seule « tenue de noces » requise des invités au banquet eucharistique. Et quant on songe aux douze de la première Cène, Jésus a été encore moins regardant.
Voir le commentaire en entier2. Il y a donc bien déjà dans l’Eglise d’aujourd’hui, dans la « thèse » doctrinale et pas simplement dans l’hypothèse pastorale, une vie sacramentelle possible après un remariage non sacramentel. La « continence » demandée peut être un outil de relevailles, de conversion, de cheminement pénitentiel, de purification, de croissance dans la vie de grâce.
Mais d’une part, quant au sacrement du mariage lui-même, elle tend à faire croire que son centre essentiel, c’est le sexe partagé – ce qui dénote peut-être un imaginaire clérical, mais qui fera rigoler tous ceux qui ont quelque expérience en la matière. Serais-je moins adultère si je quittais ma femme et mes enfants pour me mettre en ménage avec ma secrétaire, si nous nous contentions de roucouler et de jouer au scrabble ? (l’auteur reproche au P. Garrigue de comprendre la « vie de couple dans un sens humain, pour ne pas dire mondain »… On se demande à vrai dire comment il la comprend lui-même, entre une « loi de charité » conçue de façon angélique et une conjugalité rabattue vers la chair). Et d’autre part, cette « continence » exigée peut paraître dans d’autres cas inadaptée et surérogatoire ; ce n’est certainement pas le seul levier possible de « conversion » : c’est pour ces cas que le P. Garrigue suggère dans la continuité une piste de recherche.
3. Quant à l’aspect juridique, l’Eglise n’a jamais tenu pour nuls les mariages purement civils ; en France elle s’est même refusée à couper les ponts avec le mariage civil malgré l’écart croissant de signification. Admettre que des baptisés remariés puissent se retrouver dans cette situation de mariage civil sans que le ciel s’écroule n’apparaît pas hors de portée de la doctrine - d’autant que les sacrements ne sont que le canal ordinaire de la grâce, mais que Dieu n’en est évidemment pas prisonnier. Croirait-on vraiment qu’aucune grâce ne peut venir rejoindre un couple d’incroyants mariés civilement ?
4. Retour sur l’analogie avec Vatican II : « Comment penser que le Magistère actuel puisse se déterminer en contradiction avec le Magistère antérieur sur des cas déjà envisagés en tant que tels et ce dans un contexte historique quasi identique », s’interroge l’auteur.
D’une part il ne s’agirait pas ici d’être « en contradiction » mais en résonance et en développement sur le fond – sans compter que c’est Jean-Paul II qui a aussi mis en avant le thème de la « miséricorde » aujourd’hui développé par François. D’autre part, quant aux frottements indéniables, voir ce qui est arrivé pour la liberté religieuse par exemple, entre les positions défendues par Pie XII et son préfet du Saint-Office le cardinal Ottaviani, au moment du Concordat espagnol en 1953, et celles de la Déclaration conciliaire Dignitatis Humanae en 1965.
Le contexte n’avait pas encore changé : mais il a changé ensuite, et grâce précisément à cette Déclaration et à l’usage qu’un Jean-Paul II notamment a pu en faire et qui a emporté entre autres choses le communisme. - Plein d’inconnues certes dans la réforme nécessaire de la pastorale sacramentaire : mais Jésus nous demande aussi parfois de marcher sur les eaux.
On peut toujours se référer à une conception de la loi naturelle et divine semblable à un théorème géométrique devant être appliqué tel quel sans tenir compte de cas spécifiques précis et douloureux et accuser quasiment, en conséquence, de l'erreur d'une morale "situationniste" ceux qui ont une autre vision des choses.
Voir le commentaire en entierMais il est particulièrement injuste de ranger dans le camp du "situationnisme" le P. Garrigues en lui paraissant lui attribuer, comme le dit l'encyclique "Veritatis splendor", l'idée d'une sorte de double vérité pratique (celle de la loi et celle du jugement prudentiel). Une dispense ou une dérogation limitée à des circonstances bien définies (où il y a effectivement concrètement conflit de devoirs - même s'ils ne se situent pas au même niveau de considération - et parfois l'obligation (car si le moindre mal est un mal, il peut être bon de le choisir...) d'opter pour un mal moindre afin d'éviter un mal plus grand ou d'ajouter une faute à une autre) ne remettent aucunement en cause, bien au contraire, la vérité et l'autorité de la loi.
On peut aussi discuter à perte de vue sur les textes de saint Thomas pour savoir s'ils ne concernent que la loi civile ou peuvent recevoir une application plus large. A prendre l'ensemble de la pensée du Docteur Angélique, et à regarder ce qu'il dit par exemple (avec certes les connaissances ethnologiques de son époque) sur la dispense accordée aux Patriarches quant à la monogamie (et je ne plaide pas plus que saint Thomas en faveur de la polygamie!) ou sur le divorce concédé en certains cas par Moïse, on a tout de même l'impression que sa conception n'était pas aussi close que celle qui est développée ici.
De toute façon, le synode ne sera pas une discussion de spécialistes en thomisme, et comme le rappelle justement le P. Garrigues, le Magistère est seul habilité à nous donner l'interprétation du Magistère qui doit être reconnue avec obéissance.
À lire ce texte de Thibaud Collin, on dirait que l'affaire est conclue et que le pape a bien eu tort d'ouvrir un débat qui, de toute façon, n'avait pas lieu d'exister. L' "instrumentum laboris" en vue de la deuxième session du synode donne une autre impression.
Il faudra bien pourtant que le pape tire des conclusions et il faudra bien aussi que, quelle que soit notre position théologique actuelle ou notre interprétation de saint Thomas, nous les considérions avec le respect et l'obéissance dus à l'enseignement du Saint-Père (même si tel ou tel n'est pas d'accord avec tous les arguments qu'il avancera). Le P. Garrigues s'y est, quant à lui, engagé.