" Donner à chacun son "DU" ", D.U. comme dividende universel, c'est l'idée maîtresse proposée par Christine Boutin dans son rapport sur l'isolement qu'elle vient de remettre au Premier ministre.
L'expression est parlante et révèle le sens de la communication de son auteur. Bravo ! L'idée est d'autant mieux venue que son fondement théorique est argumenté et sa présentation politiquement bien référencée. Non qu'on puisse réduire à ce seul aspect les nombreuses analyses et suggestions dont le rapport Pour sortir de l'isolement est chargé ; mais c'est bien la plus parlante, et par conséquent la plus politique. Je ne suis pas sûr que le terme de " dividende " soit tout à fait approprié, qu'on le considère au sens habituel ou par ce qu'il a de connoté ; mais permettant, en y accolant le terme " universel ", de le coupler à d'autres images et de créer le sigle qui va servir à sa promotion, le défaut est mineur.
Quoi de plus pertinent en effet que ce rappel de la chaîne qui relie solidairement les générations entre elles : nul ne profite du temps présent sans que ses ancêtres, à un degré ou à un autre, ne lui en aient fourni les moyens par les savoirs transmis et le capital accumulé. En accompagnant ce " dividende universel " de contreparties qui seraient de l'ordre de l'engagement citoyen, telles qu'une année sabbatique de service rendu à la collectivité à la place du défunt service national, la collectivité se donnerait en outre un levier intéressant de reconstruction du lien social. D'où l'intérêt d'entrer dans la question posée et le débat suscité par sa traduction financière.
Une traduction financière hasardeuse
Le DU, dans son principe, consiste en un mode particulier de partage des revenus sous forme d'un versement uniforme acquis de la naissance à la mort par tous. On ne se prononcera pas sur le calcul économique qui sous-tend le montant annoncé dans le rapport (330 euros par mois et par habitant) : faisons confiance aux travaux effectués par les économistes auxquels Christine Boutin s'est référée. Disons qu'on le trouve plausible au moins par son ordre de grandeur. Mais précisément pour cette raison, il induit deux questions auxquelles les réponses me semblent essentielles : la première concerne les masses financières en jeu et pose le problème de l'universalité des bénéficiaires ; la seconde son mécanisme de versement.
Le montant des sommes en jeu est considérable. S'il s'agit de verser à chaque Français (je laisse ici de côté quelques questions délicates, que le rapport n'esquive d'ailleurs pas, relatives aux immigrés, aux enfants, etc.) 330 euros par mois, le montant annuel total de ce versement atteindra 12% du PIB. Le calcul est le suivant : 330 x 12 = 3.960 euros par an et par personne ; à multiplier par 60 millions d'habitants (en chiffres ronds), soit 238 milliards d'euros par an ! De ce seul fait, la proposition soulève un problème majeur de redéploiement de l'ensemble des revenus des Français dont le réalisme est rien moins qu'évident : pour s'en rendre compte, il faut se souvenir que le montant des recettes du régime général de Sécurité sociale (toutes branches confondues) devrait s'élever à 234 milliards d'euros en 2003, ou que le montant total des impôts à percevoir par l'État est estimé à 248 milliards dans la loi de finances pour 2004.
En d'autres termes, autant le calcul des économistes semble vraisemblable, qui évalue à plus de 10 % l'effet " héritage " dans le revenu annuel d'un pays riche et ancien comme le nôtre, autant il paraît hasardeux de procéder directement à la division de ce " dividende global " par le nombre d'habitants pour en déduire la quote-part à distribuer matériellement à chacun d'eux : même d'un point de vue méthodologique, on ne saurait passer ainsi de la macro-économie à la micro-économie sans risque de distorsion du raisonnement. Quant à l'exemple donné, celui de l'Alaska qui semble, aux dires même du rapport, le seul de mise en œuvre effective, il repose sur la rente pétrolière dont bénéficie cette région très peu peuplée et en illustre le caractère limite. Il ne suffirait pas, comme le suggère Christine Boutin, de supprimer les allocations familiales (les charges de la branche famille du régime général s'élèvent à 45 milliards d'euros), ni le RMI (3 milliards d'euros), ni les autres prestations dites d' " état " pour en assurer le financement ; il s'en faudrait de beaucoup...
Par conséquent, si l'on veut conserver l'idée directrice en ce qu'elle a de juste, on est sans doute conduit à l'assortir d'au moins deux amendements majeurs. Le premier consisterait à ne verser ce " dividende " que sous déduction des revenus perçus par chacun, considérant à juste titre d'ailleurs et conformément à la théorie que les salaires et autres revenus (y compris les pensions de retraite) incluent déjà ce " dividende ". Ce serait certainement au détriment de la simplicité voulue parce qu'il faudrait, notamment, procéder à des contrôles et gérer les effets de seuil et de progressivité ; et cela n'aurait pas encore un effet suffisant dans la mesure où l'on ne diviserait le montant à dégager que par 3 pour atteindre environ 75 milliards d'euros par an (70% de la population perçoit un revenu sous une forme ou une autre).
Le second, inévitable, nonobstant le fondement théorique et s'ajoutant au premier, serait de réduire le montant versé à chaque bénéficiaire pour revenir à des niveaux plus aisément gérables ; même divisé par deux (à 150 euros par mois par exemple), le " dividende universel " serait encore significatif : la masse financière s'élèverait néanmoins à 35 milliards d'euros mais deviendrait peut-être gérable à condition de l'accompagner d'un redéploiement complet des allocations existantes, ce qui ne serait quand même pas une mince affaire. J'observe cependant que ce n'est pas la direction prise par l'auteur : dans une tribune publiée ensuite par le journal Les Echos (édition du 7 octobre), elle envisage une montée en puissance étalée sur 5 ans, mais non de renoncer à l'universalité ni d'en réduire le montant, s'orientant vers un prélèvement opéré à la source sur tous les revenus et versé directement par les entreprises (et les caisses de retraites faudrait-il sans doute ajouter) à un organisme à créer sous forme d'une banque publique dénommée " Banque du Dividende universel " (BDU) qui constituerait le pivot technique du système.
Monnaie perpétuelle
D'où la seconde question qui, bien que relative aux modalités, n'est pas mineure. Plutôt que l'accroissement de la fiscalité ou la redistribution de l'impôt, voies aujourd'hui complètement bouchées, surtout à cette échelle, Christine Boutin exprime sa préférence pour une rente perpétuelle financée par la " création de monnaie scripturale sous forme de prêts bancaires garantis par l'État ". La voie esquissée, sans doute en raison de son apparence extrêmement novatrice, apparaît étrange, ou du moins nécessiter de sérieux éclaircissements conceptuels que l'article précité n'apporte pas réellement.
Quelle est la proposition ? En résumé, il s'agirait pour chaque individu d'ouvrir un compte spécial dans une banque de son choix, ladite banque y versant sous forme d'un prêt le montant du DU revenant au titulaire. Mais restent en suspens trois questions pratiques qui ne sont pas traitées. S'il s'agit d'un prêt fait par sa banque au bénéficiaire, pour ce dernier il s'agira d'une dette qu'il lui faudra rembourser, ce qui n'est pas l'équivalent d'un revenu définitivement perçu. Comment les banques vont-elles le financer puisqu'elles ne prêtent que les sommes dont elles disposent pour les avoir elles-mêmes empruntées, soit auprès de leurs clients qui leur déposent des fonds soit auprès d'autres organismes de financement, et toujours à charge pour elles de les leur restituer ? Enfin, il reste un décalage important entre le total des sommes qui seraient versées à l'universalité des Français et les montants prélevés sur les revenus distribués, décalage égal à la part des personnes dénuées de revenus dans le total des allocataires, soit environ les 75 milliards d'euros évoqués plus haut.
En effet, le " dividende universel ", tel qu'il est proposé sous forme d'un versement mensuel se substituant le cas échéant à tout ou partie des allocations existantes, et indépendamment de son appellation, le DU constitue bien un revenu destiné à être dépensé. Dès lors, le mode de financement proposé, qui consiste ni plus ni moins à demander aux banques de verser cette allocation universelle en créant de la monnaie par l'octroi de prêts sans contrepartie, c'est-à-dire en la prélevant sur leur bilan sans en avoir la ressource et sans perspective de remboursement, ne marche tout simplement pas.
Tout d'abord le circuit de financement n'est pas bouclé : il faudrait au moins que les sommes collectées par la BDU leur soient reversées au lieu d'y être capitalisées comme cela est proposé. Mais cela ne suffirait pas : l'écart énorme entre ce qui serait prélevé sur les revenus et ce qui serait versé devrait être comblé par quelqu'un qui ne peut être que l'État. Enfin, il resterait à procéder à la transmutation d'un prêt en revenu. Est-ce pour cette raison que serait prévue la garantie de l'État, en essayant de tirer parti du fait qu'elle n'entre pas (immédiatement) dans le calcul du déficit public et, par conséquent, dans le cadre des critères du pacte de stabilité ? Si celle-ci a un sens, elle signifie en fait que le versement opéré par la banque à ses " clients-citoyens " sous forme de prêt leur serait systématiquement abandonné pour perdre chez son bénéficiaire son statut de dette et devenir un revenu, étant en contrepartie passé en perte dans le bilan de l'institution qui l'a effectué. Cette perte serait immédiatement répercutée sur la BDU et compensée dans le bilan de celle-ci par la mise en jeu de la garantie de l'État, lequel viendrait la combler par une subvention d'égal montant. Mécanisme bien compliqué pour aboutir finalement à une charge publique ; et qui invalide d'ailleurs l'échappatoire imaginée. Mais aussi mécanisme pervers qui accoutumerait l'idée qu'on ne rembourse pas une dette... Est-ce bien là où l'on veut aboutir ?
À moins qu'on ne veuille en réalité signifier une autre chose que suggèrent les termes de " rente perpétuelle " utilisés par Christine Boutin, et qui s'apparenterait à la constitution d'une épargne forcée. On pourrait imaginer qu'au lieu d'un prêt consenti par les banques on institue un compte d'épargne bloqué (c'est-à-dire un dépôt) sur lequel s'accumulerait le montant du DU et dont seuls les intérêts seraient versés au bénéficiaire. Mais les problèmes de bouclage du circuit ne seraient pas résolus pour autant. Par ailleurs, un calcul simple montre que pour en obtenir un revenu mensuel de 330 euros au niveau actuel des taux d'intérêt (5% pour une épargne bloquée à long terme) il faudrait y accumuler un capital de près de 80 000 euros qui ne serait constitué qu'au bout de 20 ans dans les conditions prévues. Ce n'est pas l'échelle temporelle esquissée pour le projet. Enfin, qu'adviendrait-il du capital ainsi amassé qui ne saurait être stérilisé indéfiniment ? Question qui nous ramène au point précédent.
Finalement, on en revient au constat initial. D'une part il apparaît inutile de passer par un prélèvement sur les revenus pour assurer un financement qui ne serait que partiel : mieux vaut laisser aux titulaires de revenus ceux qu'ils perçoivent, surtout si ce prélèvement doit leur être restitué sous forme d'un revenu équivalent. D'autre part le " dividende universel " n'est pas autre chose qu'une allocation qui, par conséquent, doit s'inscrire dans le cadre des mécanismes de la redistribution publique : d'où la nécessité de repenser ces derniers dans leur structure même afin de lui faire la place qu'il mérite.
Il faut assumer cette réalité si l'on veut se mettre en mesure de lui donner une portée concrète et éviter que ses opposants de principe – il y en aura – ne tirent argument des critiques techniques qu'une première esquisse suscite pour jeter le bébé avec l'eau du bain.
> Pour en savoir plus :
Le rapport Boutin sur l'isolement
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