Limite : une revue pour les enfants d’Antigone

Au début du cet automne 2015 est apparu le dernier né de la presse chrétienne, la revue trimestrielle d'écologie intégrale Limite. Une initiative courageuse et novatrice, dont les multiples filiations dessinent peut-être le destin…

C'EST UN BEAU DEFI pour les éditions du Cerf et ce groupe de jeunes rédacteurs d'un âge moyen de vingt-cinq ans de se lancer dans un projet de publication imprimée, à l'heure où tout le monde prétend que le papier est sur le déclin. Défi relevé et pari remporté, la revue a dû lancer un second tirage pour répondre aux demandes de son lectorat.

À l'exception de l'article mal informé et mal rédigé du quotidien Libération, les médias ont bien et largement relayé le lancement de la revue. Tant mieux. Cela est à la fois l’effet du talent de ces jeunes plumes, de la réponse qu'ils offrent à une réelle attente dans le monde éditorial chrétien, et à l'appui tout à fait opportun d'un bon réseau d'hommes de lettres bienveillants. Issus du sérail des défuntes revues Réaction et Immédiatement, anciens pour la plupart de la génération militante d'Action française des années 1980, le christianisme marqué au fer de Bernanos et de Péguy leur est parfaitement familier, et ils se passionnent pour les modèles alternatifs, l'écologie, les questions de croissance et de décroissance... Limite était pour eux !

Est-ce-là le « code ADN » de nos nouveaux amis ? On a lu que notre jeune consœur faisait bouger les lignes, qu'elle entérinait une profonde évolution dans le monde chrétien français en ouvrant la brèche de l'écologisme intégral et de l'antilibéralisme. On a lu aussi que ce serait le cache-sexe d'une chrétienté droitarde et conservatrice, faussement convertie à un vernis d'écologisme. Fausses routes !

Inclassable

L’aventure de Limite s’inscrit dans une belle tradition, qui a ses forces mais aussi ses… limites. Nous sommes bien dans la résurgence de l'anarchisme de droite et du catholicisme de la plus stricte observance. Le mélange des deux donne un Ovni politique et religieux, des fidèles à la fois rigoureux, mais toujours ruant dans les brancards. Fabrice Hadjadj est devenu, peu à peu, un homme du sérail, tout comme François Huguenin, mais la forte subversion de leurs livres pourtant très orthodoxes est assez éloquente (La Profondeur des sexes, La Foi des démons, Le Paradis à la porte, pour ne citer que quelques livres du premier ; La République xénophobe, À l'École d'Action française, Résister au libéralisme, pour le second.). D'autres campent toujours les trublions, comme Jacques de Guillebon, engagés sur plusieurs fronts, de la très laïco-conservatrice revue Causeur à la très catholique, et pourtant inclassable, revue traditionaliste La Nef.

Il est trop tôt pour parler avec autant de précision des animateurs de Limite, mais il semble s’être glissés avec délectation dans les atours de leurs anciens. Eugénie Bastié n'a-t-elle pas navigué entre Causeur et le Figaro au contact des mêmes plumes ? Le pigiste Paul Piccarreta collabore aux mêmes titres. Gautier Bès, catholique et écologiste avant tout, a fait ses armes à La Manif pour tous, en passant par la case du plutôt libéral Institut de Formation politique. Inclassables, on a tôt fait de leur coller l'étiquette de réactionnaires ou d’anarchistes.

Enfants d’Antigone

En fait, leur anarchisme de droite et leur catholicisme intransigeant les amènent sur la position de la seule vraie femme d'ordre de l'histoire littéraire : Antigone.

Une mauvaise littérature a voulu faire d'Antigone la mère des anarchistes parce qu'elle désobéissait aux lois de l’État et se révoltait contre la volonté toute puissante de Créon. C'était faire une interprétation fausse de ce récit dramatique. Antigone, comme le titra Maurras au début du XXe siècle, fut « la vierge mère de l'ordre ». Cet ordre respecte la loi des dieux qui dépasse notre vouloir changeant et relatif. Dans un monde qui s'est élevé contre Dieu, le destructeur anarchiste, le putschiste, c'est Créon. La dissidente, c’est Antigone, amie de l'ordre véritable et naturel, celui qui rend libre dans le juste droit de l'univers.

Tout anarchiste de droite et catholique conséquent est une Antigone.

Radicalité ou radicalisme ?

Pour défendre l'ordre naturel de l'univers, il faut s'intéresser à toutes ses composantes. C'est ce qu'a fait le premier numéro de Limite en traitant à la fois de questions sociales, politiques, économiques et culturelles, toujours sous le regard de Dieu et de sa loi. La loi qui libère…

La position de francs-tireurs impertinents dans un monde hostile rend les rédacteurs de Limite offensifs, tant mieux, parfois trop, c'est dommage. Est-ce la tentation du maître censeur, qui, pour vouloir moissonner trop tôt, jette ensemble au feu le bon grain et l'ivraie ? C’est le risque également, et cela est sans doute la marque toute spéciale de l'esprit d'indépendance de l'anarchiste de droite, volontiers « Hussard », de décocher ses flèches contre les impurs, ou réputés tels, en se prétendant le seul à plonger les mains dans le terreau. La radicalité devient alors du radicalisme, la nuance est de taille.

Il est dommage que la tradition intellectuelle de la revue, très Bernanos et Péguy, n’ait pas donné sa place à celle de Maritain, en dépit d'un personnalisme revendiqué, ou que celle de Nimier (oui, un romancier) et même Maistre, ait oublié Boutang, Maurras ou Bonald. Dans le fond, ce sont toujours les mêmes racines, plongeant à la source d'Aristote, de saint Thomas d'Aquin, de l'expérience historique réaliste et toujours de l'Écriture Sainte. Mais ce ne sont pas exactement les mêmes branches, et leur enchevêtrement peut parfois tromper le regard. L'apport déconcertant mais utile de la pensée anglo-saxonne, avec Chesterton, mais aussi les maîtres actuels du mouvement Radical orthodoxy de Cavanaugh ou des communautariens à la Mac Intyre, brouille un peu plus les pistes et fait sans doute mieux passer la pilule de racines hautement et magnifiquement contre-révolutionnaires.

Il est dommage que la puissance du politiquement correct français rende obligé le passage par l'Outre-Manche pour renouer sans le dire avec une tradition politique bien de chez nous et ignoblement caricaturée.

En somme, à l'aune de leurs parrainages revendiqués, on peut mieux comprendre quels seront les défis de nos amis de Limite, dont la lecture nous offre le meilleur, et quelques frustrations !

Magistral Hadjadj

En veut-on quelques preuves concrètes ?

Avec son éditorial, « De la croissance à la croix, contre une immaturité sans fin », Fabrice Hadjadj, proclamé parrain de la revue par ses fondateurs, signe un papier magistral, qui dit tout, rappelle l'enseignement thomiste sur la grandeur de la création, avec une pointe de Chesterton et des citations du Philosophe, juste ce qu'il faut. On pourrait arrêter la lecture de Limite ici, tout est dit et bien dit, c'est la Somme contre les gentils en « reader digest », adaptée aux références contemporaines, pour nous faire comprendre à coups de maillet que la limite marquée par la croix est la seule véritable ouverture à l'infini de Dieu, le seul illimité qui nous comblera pleinement.

Tout y est ; un christianisme bien trempé et qui rue dans les brancards à coup de références et d'images déconcertantes. La revue sera orthodoxe, mais inclassable, c'est sa marque.

Une réponse politique

La rubrique politique, pilotée par Eugénie Bastié, est brillante, on se régale.

En faisant la part belle aux communautariens anglo-saxons et Radical orthodoxy, le dossier du trimestre place dos-à-dos individualisme et étatisme, chante les vertus d'une société organique et hiérarchique, en somme, s’ouvre aux meilleurs des philosophes anglo-saxons, renoue avec le néo-thomisme, le personnalisme et la philosophie contre-révolutionnaire française des années 1800 à 1945, avant le grand chamboulement des années post-Seconde Guerre mondiale.

Dans une revue d'écologie intégrale, on peut dire que ce sont des pages capitales, car elles donnent une réponse politique, une réponse sur le gouvernement de la cité, et donc la plus globale possible, à une série de maux circonstanciels et pourtant interconnectés. Pas d'écologie durable possible sans refonte de la cité des hommes. La force de Limite, ici, est de l'avoir compris et de le dire.

Il paraît, d'après Emmanuel Todd, que nous sommes entrés en post-démocratie. Au moins, ici, avons-nous les pistes d’une alternative politique crédible, préservant nos libertés autant que notre environnement, sans sombrer dans l'étatisme des sociétés post-démocratiques, individualistes et relativistes que craignaient avec prescience Tocqueville et Fukuyama. Plongeant les mains allègrement dans l’œuvre de Fustel de Coulanges qu'il avait sans doute lu, Bernanos voyait dans la féodalité et ses structures communautaires fortes, mais aussi son imprégnation chrétienne à tous les niveaux, la société la plus naturelle. En allant chercher dans les universités de Londres et Édimbourg la réponse au mal politique français, nous retournons, nous-mêmes, vers nos maîtres à penser.

Mort, le christianisme social ?

Les pages sociales et d'écologie répondent parfaitement à ce souci de communautés humaines organisées, à taille familiale, voire quasi-personnelle. En dénonçant la mort du christianisme social, Paul Piccarreta commet cependant une thèse excessive, même une sorte d'erreur. Il eut été plus juste de dire que la question ouvrière, qui ne recouvre qu'une part du christianisme social, a quitté le champ des préoccupations, et cela est déjà bien assez grave. Avec véhémence, il pose, en contrepoint, la nécessité d'un syndicalisme ouvrier chrétien, celui d'une économie à visage humain, respectueuse des travailleurs dans toute leur personne, ce qui suppose un capitalisme entrepreneurial et familial, et de rejeter le capitalisme purement financier. La communauté ne saurait être que politique, elle doit aussi être de travail.

En outre, elle doit aussi être paysanne. Les pages d'écologie de Limite ne se contentent pas de défendre les petits oiseaux, ce qui sera déjà un beau combat, elles promeuvent une nouvelle ruralité, défendent l'intégration de la personne humaine, trop souvent évacuée des raisonnements écologiques classiques, et par conséquent défendent autant l'agriculture familiale et les réseaux courts de distribution, que la dignité de la vie charnelle et de l'enfant à naître.

Quel rapport ? Il est complet ! La force de Gautier Bès et de Marianne Durano est de le dire, avec leurs mots, parfois trop ardents et accusateurs, presque vulgaires au détour d'une virgule malheureuse. Mais peut-on faire grief, dès le premier numéro, à ceux qui veulent faire bouger les dormeurs de la pensée, de ce baquet d'eau froide, même s'il agace de temps à autre par son manque de démonstration raisonnable ? Il sera bien vite temps de s'inquiéter de ce petit côté redresseur de torts. La revue marque son territoire et tire ses missiles contre tous les petits démons de la post-modernité destructrice de toute humanité moralement vertébrée.

Perles de culture

Enfin, c'est assez rare pour être noté, les pages cultures sont également en cohérence avec les chapitres précédents, preuve que nous avons bien une pensée cohérente, une marqueterie finement ciselée et dont les milles plaquettes de bois verni s’enchâssent parfaitement l'une à côté de l'autre.

Traiter de l'Essence, dans un numéro introductif, après avoir balisé une vision politique communautarienne et traditionaliste, un amour inconditionnel de la Création dont l'homme est la perle ; perle à préserver au travail comme dans la nature, retourner à l'origine des choses en guise d'envoi n'était pas inutile. Camille Dalmas le fait avec qualité, naviguant avec ce qui tournicote sans cesse, le marché de l'art chinois, et ce qui a déjà rejoint le calme perpétuel des lacs de montagne, l'oeuvre magistrale de Huysmans.

L’équilibre en suspens

Au terme de Limite, on est presque déçu. Oui… Déçu que la revue soit si courte. Pour une publication trimestrielle, nous espérions plus conséquent pour déployer la pensée de ces papiers remarquables. Certaines questions demeurent en suspens.

Pourquoi avoir réécrit la Commune de Paris de manière si manichéenne, en oubliant que les insurgés étaient aussi des assassins et que dans leurs incohérences, s'ils brûlèrent les Tuileries, ils ne cassèrent pas un carreau de vitre de la Bourse ? Bernanos l'écrivit, et nous aurions tant aimé voir en double page, la pensée de Kevin Victoire et le contrepoint par un autre auteur. L'enjeu en vaut la peine.

Pourquoi avoir fait la part belle à la lutte des classes, comme une vérité sociologique évidente, ressortant de sa boîte l'analyse marxiste, alors que ces thèses ont été définitivement condamnées par l’Église depuis le milieu du XIXe siècle, plus récemment par Divini Redemptoris et… par les faits eux-mêmes ?

Pourquoi avoir voulu dégonfler des « baudruches » de la pensée libérale en se contentant de coups d'épingles ironiques, sans prendre la peine de la démonstration ?

Pourquoi avoir voulu défendre à tous crins la natalité, notamment africaine, sans à peine évoquer ce qu'est, dans l'enseignement récent de l’Église, la fécondité responsable ? Après tout, cela aurait été en cohérence avec l'article introductif de Fabrice Hadjadj et les textes de Marianne Durano.

Approfondir

Très belle revue, Limite mériterait certainement de déployer ses ailes dans un format plus touffu, afin de régler les questions pendantes. Le lectorat d'un trimestriel est toujours intellectuel, trié sur le volet et exigeant. Le parti-pris éditorial est peut-être autre. Si les créateurs de Limite ont pour ambition de faire bouger les lignes, et ils ont vu juste, il y a urgence. Mais dès lors, puisse chaque sujet recevoir un traitement approfondi, de sorte que nous posions sur notre table une revue hérissée de post-it, de conseils de lecture notés en marge, l'esprit clair et avec la volonté de poursuivre la lutte dans le monde.

Bonne route, chers camarades !

 

Gabriel Privat

 

Limite-Une

Limite
 Editions du Cerf, coll. « Actualité »
 96 p., sept. 2015, 12 €

 

 

 

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