Jean-François Kahn prend sa retraite de directeur de la rédaction de "Marianne". À cette occasion le Monde lui a demandé son pronostic sur l'évolution de la presse française.

C'EST UNE CRISE CATACLYSMIQUE, le mot n'est pas trop fort.

Les gens ne s'en rendent pas toujours compte car cette crise a été progressive. On le sait la presse quotidienne survit grâce aux aides qu'elle reçoit de l'État. Au ban des accusés pour Jean-François Kahn les NMPP, organisation corporative et archaïque.

Autre accusés, les journaux dits gratuits : Si un boulanger décrétait qu'à partir de demain, il distribuera des baguettes gratuites, dès le lendemain, ce serait interdit par la commission de la concurrence. Pourquoi n'y a-t-il qu'un produit dans notre société libérale, la presse, qui peut être gratuit sans que la commission de la concurrence intervienne pour concurrence déloyale ? Quelque part, le journal est identifié à un tract et il est distribué comme tel... Comment une profession malade a-t-elle pu accepter cette profusion de journaux gratuits ? C'est une folie ! La crise de la presse pour l'ancien directeur de Marianne est aussi une crise des contenus: La presse a beaucoup perdu en abandonnant la polémique. Quand j'ai débuté, il y avait 13 ou 14 quotidiens, d'obédiences politiques très différentes, qui s'invectivaient entre eux, créaient des polémiques internes. Les gens achetaient avec leur quotidien une patrie de substitution, une bulle idéologique. Aujourd'hui, le consensus général est mortifère Qui est responsable ? La publicité : On a eu un moment, il y a quinze ans, où les recettes publicitaires étaient très hautes, juste au moment où débutait l'érosion des ventes. Les journaux, surtout les magazines et les hebdomadaires, ont pensé que l'important était d'avoir des recettes publicitaires. Dans certains hebdomadaires, les recettes publicitaires ont atteint 80 % des recettes globales. On a donc gonflé artificiellement les ventes pour justifier les tarifs de vente des pages de publicité. Quand on arrive à vous offrir pour un abonnement un stylo, une petite chaîne hi-fi et une montre, les gens n'ont plus le sentiment d'acheter un magazine pour ce qu'il est. Surtout, cela a modifié les contenus. La baisse du niveau culturelle est aussi en cause. Elle oblige à changer la manière d'écrire. Les papiers sont scénarisés comme le JT , il faut de l'action et moins de réflexion. Le sujet doit être tout prêt du verbe. Les incises sont interdites. Un sujet, un verbe, un complément c'est tout ce que peut compter une phrase. Le style télégraphique devient de rigueur.

La responsabilité des journalistes

Les journalistes aussi sont responsables. Pour Jean-François Kahn, leur comportement est parfois tribal :

Lorsque le journal se casse la figure, c'est la faute du patron. Eh bien, parfois, c'est de la faute des rédactions. J'ai vu au Matin une rédaction qui s'est suicidée à cause de ses luttes de clans. Il faut sortir de la violence interne. Les journalistes doivent être aussi responsables de leurs journaux. Et Internet ? Il n'y a pas de nouveau média qui ne soit pas Janus, c'est-à-dire qui n'ait pas deux faces. Internet est un formidable contre-pouvoir et aussi un véhicule étonnant de haine. Mais comme la presse s'est interdit le discours agressif, il faut un exutoire. Si les médias avaient accepté de mener eux-mêmes la critique des médias, ils auraient eu la crédibilité pour ensuite dire aux gens : cette rumeur est bidon. Mais, du coup, ils croient n'importe quoi. Un analyse qui rejoint celle que conduit depuis longtemps Patrice de Plunkett. Celui-ci réagit sur son blog : Les régies publicitaires (internes) des groupes de presse ont exigé des rédactions un alignement toujours plus grand des contenus, comme si cette uniformisation avait conditionné la venue des budgets. Ce calcul était inepte parce que les annonceurs et les centrales d'achat n'exigeaient rien de tel ; mais les commerciaux des groupes de presse des années 1990 n'ont pas voulu le comprendre. Ce qui jette rétrospectivement une ombre sur leurs capacités professionnelles...

Un seuil critique, en effet, fut atteint vers 1995. Les journaux s'étaient tellement uniformisés que les lecteurs ont eu encore moins envie de les acheter. L'intérêt de lecture avait disparu. Quand cette chute du lectorat n'a plus pu se dissimuler derrière des chiffres de diffusion bidon, les annonceurs ont commencé à se retirer de la presse papier. Et les régies des groupes de presse, à brader le tarif des pages au quart de leur prix. C'était l'engrenage mortel.

J'ai vécu en direct ce processus lorsque je dirigeais la rédaction du Figaro Magazine (1990-1997). Les commerciaux maison ne cessaient de faire pression sur la direction générale, pour supprimer le caractère propre du magazine et lui imposer les codes mentaux de ses concurrents. Cela en dépit des mises en garde, non seulement des journalistes (dont la voix était de moins en moins écoutée dans les entreprises de presse), mais des centrales d'achat publicitaires elles-mêmes, dont les dirigeants nous disaient : "Surtout gardez à votre magazine son identité, c'est ce qui fait son intérêt spécifique sur le marché..." Mais les commerciaux des journaux ne raisonnaient pas ainsi. Membres d'une profession où le turn-over était intense, ils n'avaient aucun patriotisme d'entreprise. Étant au journal X en espérant passer ensuite au journal Y ou au journal Z, leur réflexe était de faire perdre au journal X tout ce qui pouvait le différencier de ses concurrents ; surtout si cette différence l'éloignait du tonus idéologique moyen des dîners en ville. Un correspondant du blog de Patrice de Plunkett ajoute : Ne méconnaissons pas le rôle absolument cataclysmique des "écoles de journalisme" dans l'effondrement de la profession, la conception pour le moins amidonnée du métier qu'elles se complaisent à propager, l'esprit de vassalité clanique et l'impersonnalité érigée en culte de l'info... .

 

Une tendance qui est aussi celle de la presse catholique qui subit les mêmes pressions et qui tombe parfois dans la tentation de faire "comme les autres".

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