Nos sociétés postmodernes sont placées sous l'autorité absolue de la science car elle seule peut être l'objet d'une affirmation et d'une approbation dans l'espace public tandis que l'éthique ne nous dit plus rien sur le bien de l'homme ? Pierre Manent le montre magistralement dans

amazon.fr/familier-philosophie-politique-Pierre-Manent/dp/2070767280/ref=pd_bbs_sr_1?ie=UTF8&s=gateway&qid=1202478781&sr=8-1">Cours familier de philosophie politique (Fayard, 2001). L'émergence d'un pouvoir technoscientifique de plus en plus envahissant confirme son analyse. Deux événements récents sont particulièrement révélateurs de cette soumission collective à la science.

En premier lieu, les découvertes sans précédent que nous avons rapportées dans ces colonnes sur les cellules souches de sang de cordon et celles induites par la technique de reprogrammation cellulaire ont conduit certains technoscientifiques à opérer un changement stratégique pour justifier envers et contre tout leurs recherches sur l'embryon. Ils conseillent d'ores et déjà d'effacer tout simplement de la prochaine loi de bioéthique les deux dispositions cumulatives sensées limiter les destructions d'embryons: [Les recherches sur l'embryon ne sont autorisées] qu'à la condition d'être susceptibles de permettre des progrès thérapeutiques majeurs et à la condition de ne pouvoir être poursuivies par une méthode alternative d'efficacité comparable en l'état des connaissances scientifiques (Code de la santé publique, art. L. 2151-5). L'idée, défendue entre autres par Axel Kahn lors de la journée d'auditions du 29 novembre 2007 organisée à l'Assemblée nationale par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), est de libéraliser sans restriction la recherche embryonnaire pour la seule connaissance scientifique. Disparu l'alibi thérapeutique de la première mouture. Envolé le droit à la santé des malades brandi pendant les travaux préparatoires de la loi bioéthique de 2004.

Aujourd'hui, on nous parle du droit de la science. Avec comme corollaire une inversion inédite entre la liberté de la recherche, qui sert un intérêt secondaire et collectif, et le respect de la dignité de l'être humain, droit fondamental premier et individuel. À ce jour, aucun appareil juridique n'avait entériné ce renversement idéologique. La Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l'homme adoptée par la conférence générale de l'Unesco le 11 novembre 1997 proclame en son article 3 que l'intérêt et le bien de l'être humain doivent prévaloir sur le seul intérêt de la société et de la science . De même pour la Convention européenne d'Oviedo sur la biomédecine du 19 novembre 1996 stipulant que la liberté de la science s'exerce sous réserve des dispositions qui assurent la protection de l'être humain (article 15).

Les pressions de l'Agence de biomédecine

Second signe avant-coureur de ce bouleversement des priorités : les prises de position de Carine Camby, directrice de l'Agence de biomédecine. Dans un entretien donné le 31 janvier au Quotidien du médecin, elle prône un abandon du régime législatif actuel : Pour la recherche sur l'embryon, je pense qu'il faudrait sortir du régime dérogatoire et considérer que cette recherche est aujourd'hui autorisée en France : cela donnerait aux scientifiques une visibilité nécessaire. Elle souhaite que la prochaine loi de bioéthique fixe une sorte de canevas général sans entrer dans le détail des pratiques biomédicales. Celles-ci seraient purement et simplement contrôlées par l'Agence de biomédecine et son conseil d'orientation. Pouvons-nous accepter sans broncher cette évolution ?

En outre, cette loi-cadre avec de grands principes – l'anonymat, la gratuité et le consentement –, assez souple pour laisser le champ libre aux chercheurs, ne serait même plus révisée à échéances régulières. Carine Camby propose sans ambages de concéder à l'Agence de biomédecine plus de possibilité d'interprétation et d'application . Une sorte de mission jurisprudentielle qui déchargerait les politiques de leur responsabilité ?

Au dessus des lois

À vrai dire, l'Agence de biomédecine ne s'en est pas privée jusqu'ici car les limites des deux dispositions de la loi précédemment citées, et permettant de déroger au respect de l'embryon, ne sont à l'évidence pas respectées. Une prise en compte honnête des nouvelles découvertes dans le champ des cellules souches adultes et de l'absence de perspectives médicales venant de la recherche sur les cellules embryonnaires n'aurait-elle pas dû conduire le conseil d'orientation scientifique de l'Agence à reconsidérer son point de vue sur les délivrances d'autorisations jusqu'ici accordées aux équipes travaillant sur l'embryon ?

Le Centre français pour la justice et les droits fondamentaux avait dénoncé sans détours cette prise de pouvoir de l'Agence dès avant le vote de la loi du 6 août 2004 : En créant une telle agence, le législateur fait preuve d'une formidable hypocrisie. Il prétend remettre les questions difficiles entre les mains de "sages", tout en désignant "les sages" parmi ceux qui ont le plus d'intérêts à l'autojustification. Les expérimentations seront contrôlées par les scientifiques eux-mêmes : la liberté de la recherche n'est plus directement soumise au principe de dignité dont le respect est garanti par le Parlement, mais la liberté de la recherche devient une liberté publique autonome. Le chercheur se trouve ainsi investi de la responsabilité exorbitante de fixer lui-même des limites à ses actes. Alors qu'il se veut le seul garant légitime en démocratie de la protection des droits fondamentaux, le pouvoir politique abdique en se déchargeant sur les experts. Dans un tapage médiatique tenant lieu de débat politique, l'État français laisse la science lui donner un projet [1]. Les demandes de Carine Camby, même accompagnées de quelques précautions oratoires — elle confirme la tenue des États généraux de la bioéthique en 2009 servant de caution à l'impartialité des futures discussions —, sont irrecevables tant elles accorderaient un pouvoir décisionnel démesuré à une institution indépendante du contrôle du Parlement. Même si ce dernier n'a guère brillé dans le respect de la vie humaine en allant vers toujours plus de transgression, l'échéance obligatoire de la révision de la loi, les débats argumentés provenant de députés et sénateurs bien formés aux problématiques éthiques et scientifiques actuelles, en ont indéniablement atténué les effets délétères. Si la Grande-Bretagne a dépénalisé clonage embryonnaire, mères porteuses et autres chimères très rapidement, c'est justement parce que l'équivalent de l'Agence de biomédecine de l'autre côté de la Manche, l'HFEA (Human Fertilisation and Embryology Authority), a mené d'un bout à l'autre les discussions sous couvert de quelques consultations publiques.

Devrons-nous en rester au diagnostic sévère qu'avait posé le président de la Fondation Jérôme-Lejeune lors des Journées parlementaires sur la bioéthique en février 2007 ? Il semble que les politiques semblent définitivement à la remorque des technoscientifiques. Il s'agit pourtant de vie et de mort d'êtres humains, de questions qui ne sont pas inaccessibles intellectuellement. Mais les politiques n'ont pas d'idée, pas de principes, même pas d'intuitions. Ils semblent nourrir une sorte de fascination béate devant les brochettes de technoscientifiques qui défilent. Et qui eux, en revanche, ont les idées bien arrêtées [2]. Il est temps que le politique reprenne la main en pesant objectivement les enjeux scientifiques et éthiques portant sur les thérapies cellulaires. Abandonner l'impasse du tout embryon en donnant à la France les moyens d'une politique scientifique innovante basée sur les cellules souches adultes [2] et respectueuse de l'être humain n'est nullement inenvisageable. Avec un peu de bon sens et de courage.

 

*Pierre-Olivier Arduin est responsable de la commission bioéthique du diocèse de Fréjus-Toulon. Dernier ouvrage paru : La Bioéthique et l'Embryon, Ed. de l'Emmanuel, 2007

[1] CFJD, Les lois bioéthiques françaises et leur révision, note d'analyse critique, mars 2004.

[2] Jean-Marie Le Méné, Journées parlementaires sur la bioéthique : déroute affligeante des politiques , Décryptage, 9 février 2007. a href="#appelnote3" id="note3">[3] Le gouvernement allemand a pris très vite la mesure des progrès scientifiques des thérapies cellulaires puisqu'il vient d'annoncer le doublement des subventions allouées à la recherche sur les cellules souches adultes (www.genethique.org, 31 janvier 2008). Cette annonce spectaculaire a fait l'objet la semaine dernière d'une question au gouvernement d'un député, qui s'inquiète du retard pris par la France.

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