Les évènements qui se déroulent ces derniers jours dans les universités manifestent une crise de société. Le mode de fonctionnement des étudiants grévistes, résistants autoproclamés, automates de la "convergence des luttes", est archi-connu : sectaire, irresponsable.

Le témoignage d'Anne-Claire, étudiante en histoire, ne confirme aucune maturité "post-révolutionnaire" chez les rebelles de l'an 2007. Il faut aller plus loin : sous les slogans, les étudiants accusent une société qui a perdu le sens du bien commun.

IL FAUT D'ABORD parler des fameuses AG . Les assemblées générales posent un sérieux problème de légitimité démocratique. Elles ne relèvent d'aucune institution légale.

À quoi sert la démocratie ?

Quelques étudiants décident de monter une AG. Mais qui sont-ils ? Qui les a délégués ? Au nom de qui peuvent-ils réunir une telle assemblée ? Quelle est la valeur légale des motions qui y sont votées ? Une tribune se fait accepter à main levée, mais personne ne peut la récuser : il n'y a pas d'alternative possible. On ne connaît pas les personnages dont elle est constituée : chacun se contente de décliner rapidement nom, études et appartenance syndicale ou politique s'il y a lieu. Il s'agit plus de cooptation que d'un jury équilibré. Tribune qui d'ailleurs est, du fait du manque de cadre institutionnel, souvent débordée par l'assemblée en présence [1].

Les orateurs sont interrompus par des huées... en particulier s'ils n'entrent pas dans les argumentaires de la majorité active en présence (l'illégitimité des AG fait que les étudiants anti-bloqueurs ou simplement en désaccord, à bon droit, ne se déplacent pas). Certains, plus excités que d'autres, s'emparent du podium pour prendre directement à partie les arbitres du jeu.

On vote un ordre du jour, certes, mais une fois encore, que proposer en retour ? Il s'agit la plupart du temps de 1/ bilan, 2/ débat, 3/ perspectives . Qu'est ce que cela signifie ? Bilan de quoi ? Débat sur quel sujet [2] ? Que signifie perspectives ? En général, c'est dans cette partie qu'on décide du blocage de l'université. Car il parait que les perspectives sont le moment où l'on vote les décisions pour la suite du mouvement. Sans compter que, si cet ordre du jour sert d'argument pour faire taire les gêneurs, il n'a plus aucun poids lorsqu'arrivent des interventions sur des sujets totalement hors du propos initial. Chaque AG voit intervenir des défenseurs de squats et sans-papiers en tous genres. Notons aussi la multiplication des interventions mentionnant les blocages votés par d'autres AG et les propos alarmistes sur la présence des gendarmes mobiles qui sont là pour empêcher la seule vraie démocratie de fonctionner contre la ploutocratie corrompue au pouvoir.

À quoi sert une AG ?

En ce qui concerne la prise de décision, les tenants des AG se réclament de la démocratie directe. Pourtant si des propositions sont faites, trop consensuelles, elles s'attirent, outre les huées, des réactions réflexes de type vous nous volez l'AG, là, nous ce qu'on veut, c'est l'abrogation pas la négociation !

Vous nous volez l'AG ! Mais à qui ? Nous n'attendons que cela, savoir à qui elle appartient ! Et s'il s'agit d'une propriété privée, quel est son rôle démocratique ?

Dans cette démocratie, bien entendu, le vote se pratique à main levée. En effet, lorsqu'à plusieurs reprises le principe du vote à bulletin secret a été réclamé [3], le grand argument contraire — outre la difficulté de faire voter tous les étudiants de la Sorbonne — a été que le vote à main levée est nécessaire pour la démocratie pour que chacun assume ses opinions. Ou encore : Il faut accepter [les décisions prises], même si la majorité des étudiants n'est pas d'accord, parce qu'ils ne viennent pas en AG (sic).

Enfin, aucune discussion constructive ne peut être menée dans ce type d'ambiance. Il s'agit de lancer de grands principes qui devraient recevoir une adhésion la plus large possible. En réalité, on refuse beaucoup. On veut l'abrogation de la LRU ((loi dite relative aux libertés et responsabilités des universités) sans négociations, la dissolution du gouvernement... Mais que proposer en retour ? Peut-on vraiment, à quelques centaines d'étudiants surexcités, construire des propositions alternatives sérieuses ?

En résumé, on trouve dans ces AG un phénomène de masse qui tient à se donner à lui-même et à offrir à ceux qui l'entourent une apparence de démocratie. Il est terrible de voir que certains semblent même y croire. Ils voient dans leurs assemblées un pouvoir qui supplanterait celui des institutions nationales qui ont voté et doivent mettre en application la loi. Ils veulent, depuis nos amphis, prendre en main le gouvernement de la France.

À quoi sert la politique ?

Et pourtant, l'université n'est pas le lieu de la politique nationale. Elle se décide à l'Assemblée nationale, élue au suffrage universel et est appliquée par un gouvernement nommé par le Président de la République, lui aussi élu au suffrage universel. Si ce n'est pas cela la démocratie, alors qu'est-ce ? Le pouvoir à des minorités qui s'érigent en assemblées législatives à la sauvage dont les décisions sont applicables immédiatement et sans recours ? Mais si demain j'organise une AG avec une centaine de disciples et que nous votons l'abrogation de la démocratie, puisque nous aurons fait une AG, notre décision sera effective ? Faudra-t-il alors instaurer notre régime politique ?

Il existe d'autres moyens de s'engager dans la vie publique qui participent pleinement de la vie démocratique. Les syndicats, les associations qui sont incontournables dans ce rôle souffrent cruellement du désengagement. Ils ont les pires difficultés pour trouver un minimum de bénévoles qui se rendent disponibles au service de la société. Paradoxalement, la jeunesse veut s'engager. On ne peut lui retirer le mérite de ce désir. Mais pourquoi faut-il que ce soit au détriment des principes constitutifs de l'ordre et du respect de la liberté ? Pourquoi les étudiants ont-ils besoin de voter des décisions qui aliènent la liberté de leurs concitoyens pour avoir l'impression d'être écoutés ? Pourquoi faut-il refuser tout dialogue, partir du principe que l'adversaire est le diable, qu'il ne désire qu'une chose : gagner de l'argent sur le dos de ceux qui sont soumis à son pouvoir [4] ? Pourquoi la violence monte-t-elle au point d'empêcher la continuité du service public, pourquoi cette volonté affichée d'empêcher la vie commune normale jusqu'à obtenir satisfaction et contre la possibilité pour la majorité de faire entendre sa voix ?

Cette question nécessiterait sans doute une réflexion plus approfondie. En revanche, un symptôme de ce sentiment de victimisation est le déni de toute institution représentative. Les conseils d'administrations des universités sont considérés comme non représentatifs parce que très peu d'étudiants se déplacent pour les élections d'UFR [5], ce qui donne des représentants élus avec un chiffre absolu de voix extrêmement limité. Ce désengagement est peut-être simplement le signe que l'université n'est pas prioritairement un lieu de démocratie mais avant tout un lieu d'étude... On ne s'y inscrit pas pour la gérer mais pour profiter des richesses qu'elle transmet afin de les réutiliser en devenant des hommes et des femmes utiles. Il en va de même avec le déni des syndicats. De très nombreux étudiants qui prennent la parole en AG ont leur carte, en particulier à l'UNEF, mais récusent les positions de leur syndicat qui, pensent-ils, ne les représentent pas bien [5], ou alors n'ont pas d'affiliation parce que personne n'est à même de les représenter. Ils ne sont plus capables de s'engager dans les circuits traditionnels pour faire changer les choses car leurs revendications partent en tous sens et ne supportent plus la moindre négociation. Il faut tout obtenir sans rien céder. Mais il n'y a guère que dans les dictatures que quelqu'un peut obtenir de tout gérer à sa guise sans compromis.

De fait, aujourd'hui, compromis signifie échec. La politique à grand spectacle ne supporte pas l'échec.

Or toute gestion politique nécessite négociation et adaptation aux événements. Je pense que ces révoltes étudiantes sont vraiment l'occasion de réfléchir à la manière de nos politiques de gérer le pouvoir en mettant en priorité l'effet médiatique avant de viser le bien commun à long terme. Pourquoi la jeunesse n'entrerait-elle pas dans cette logique de facilité ? Pourquoi, si les anciens s'attachent à leurs avantages acquis sans accepter de voir le poids qu'ils représentent pour leurs enfants et petits-enfants, les jeunes ne réclameraient-ils pas les mêmes [6] ?

À quoi sert l'université ?

Pourquoi, d'ailleurs, les jeunes veulent-ils faire des études uniquement dans le but d'étudier et non pour mettre leurs acquis au service de la société ? Pourquoi refuser la professionnalisation d'une université qui ne les prépare pas à affronter le monde du travail et qui, au contraire, les entretient dans un esprit de crainte de s'engager dans la vie professionnelle ? Pourquoi cette terreur de devenir de la chair à patrons ? Pourquoi ce désir d'entrer dans un emploi de la fonction publique inamovible, au prix, s'il le faut, de l'inutilité ? S'il est vrai qu'il ne serait pas bon que toutes les formations soient téléguidées par les entreprises, les humanités sont nécessaires à la survie et au développement de la civilisation, il est bon que ces formations soient conçues de façon à offrir une ouverture la plus large possible sur la vie active. Avant de demander toujours plus de moyens, il est bon de s'interroger sur la façon de les utiliser.

L'étudiant qui ne veut pas enseigner et sort d'un master II de lettres sans formation complémentaire n'intéresse aucune entreprise. Le même qui a fait une école de journalisme a de bien plus grandes chances de trouver un emploi. On ne peut pas faire d'études sans objectif autre que faire des études. Moins encore lorsqu'on réclame la retraite plus tôt et mieux subventionnée. Il est dommage de se retrouver confronté au refus de toute sélection. Ne vaut-il pas mieux aider chacun à trouver sa place dans le monde du travail par une formation qui corresponde à ses talents (ce qui suppose des réorientations et des filières professionnalisantes) plutôt que pousser tout le monde dans des études abstraites qui n'offrent que des débouchés limités ?

À quoi sert l'État ?

J'aimerais revenir rapidement sur diverses revendications de nos fiers rebelles. On ne peut les accuser de rechercher uniquement leur intérêt. Si leurs revendications sont souvent irréalistes, elles partent d'un bon principe : il faut donner à chacun la possibilité de se former. C'est la raison pour laquelle ils demandent l'augmentation du nombre de bourses et leur revalorisation. Dans l'absolu, il s'agit d'une bonne chose, mais l'État peut-il financer pour tous des études prolongées ? Il est vrai que les bourses, surtout pour un étudiant parisien qui doit se loger, se déplacer... ne suffisent pas à vivre. Mais pourrait-on imaginer des bourses soumises à un projet professionnel ? Cela permettrait d'aider chacun à faire des études qu'il aime et de se former pour un métier qu'il aime. On ne peut indéfiniment offrir des études d'enfants gâtés à des jeunes qui ne pourront pas les mettre à profit. Si certaines demandes de meilleures conditions d'études (moins d'élèves en TD...) peuvent être légitimes, en revanche, il est dangereux de demander la multiplication des places en MII s'il s'agit simplement de faire un an de plus d'étude sans débouché. N'est-ce pas construire une génération de désabusés qui ne verra dans les humanités que l'inutilité du temps qu'elle aura perdu avant d'échouer à s'insérer dans le monde adulte ?

À quoi sert la liberté ?

Je me permettrai une petite digression sur la liberté d'enseignement. L'une des revendications est souvent l'augmentation du nombre de postes d'enseignants. Mais si ces jeunes sont vraiment motivés pour transmettre un savoir, pourquoi ne s'engagent-ils pas pour la liberté d'enseigner hors du cadre de l'éducation nationale, si contraignant ? Pourquoi ne veulent-ils pas prendre le risque de créer des établissements où ils auront la liberté de dispenser le savoir hors du carcan idéologique qui nous est imposé ? Si leur conviction est qu'il y a vraiment besoin de plus d'enseignants, alors qu'ils s'engagent ! Ils n'auront pas les avantages de la fonction publique mais pourront exercer ce métier qui les attire tant.

Seulement, cela suppose des capitaux privés. Et il est un peu attristant de noter que nous sommes face à un mépris de tout ce qui possède et qui n'est pas l'État. Il faut faire payer les riches, mais pas directement. On est contre l'intervention des capitaux privés dans l'université parce qu'on part du principe que le possédant ne veut que plus de profit aux dépens des faibles. J'ai ce tort de croire que le possédant peut vouloir, par son enrichissement propre, celui de la société tout entière.

 

J'ai parfois l'impression un peu triste de me trouver face à des enfants gâtés (qui pourtant ne sont pas toujours les plus économiquement favorisés) qui ne comprennent pas le principe d'un bien commun fait d'enrichissements mutuels et de services partagés. De jeunes qui, pris dans un engrenage du tout tout de suite ne s'engageront que pour la révolution immédiate et totale [8], pas pour s'engager dans une réforme patiente de la société. Jeunes qui n'ont que ce mot à la bouche : égalité parfaite, aux dépens, s'il le faut, de la justice. Jeunes qui n'ont plus envie de prendre le risque d'entreprendre, qui préfèrent entrer dans un moule insatisfaisant mais sécurisant. La liberté individuelle n'est rien à leurs yeux à côté de l'égalité économique. Nul ne doit dépasser les autres, toutes les différences doivent être aplanies. N'est-ce pas là une négation de l'essence même de l'être humain appelé à grandir, se développer et travailler à la sueur de son front pour embellir le monde qui lui est confié ? Ne faut-il pas l'effort avant la récompense ? Quelle joie attendre d'un monde où plus rien n'est à créer ?

*Anne-Claire Tranchant est étudiante en histoire.

[1] L'AG de jeudi 15 n'avait pas de micro, puis la sécurité a fini par le brancher. Ce qui nous a valu des remarques du type C'est les gens de la sécu qui ont insisté pour qu'on ait le micro, et en échange, no casse, hein. Voila pour l'autorité de la tribune. Juste avant, un jeune homme avait annoncé le micro en disant qu'ils étaient nombreux à avoir prévenu la sécurité que ça allait déborder sans micro. Chantage ?

[2] J'ai relevé dans mes notes des remarques comme sur quoi on débat ? On ne sait pas ! fusant de l'assemblée.

[3] De nombreux étudiants réclament des votes à bulletin secret qui impliqueraient tous les étudiants inscrits pour accepter ou voter le blocage. Il s'agit là véritablement d'un pis-aller car il est inadmissible que les étudiants puissent avoir un rôle à jouer dans le fonctionnement ou non du service public. Mais il ne reste aucune solution alternative aux étudiants qui ne veulent pas subir les événements en se croisant les bras. Le seul moyen de peser est d'aller en AG voter contre le blocage et réclamer ces referenda. À ce propos, la caution qu'a apportée Mme Pécresse à ces instances illégale me parait proprement inconséquente. Sous prétexte de gérer une crise dans le court terme, elle légitime ainsi ce déni des institutions démocratique. Croit-elle à la légitimité de la constitution républicaine et des institutions qu'elle gère et génère ?

[4] Le spectre du CRS (SS) présent uniquement pour réprimer et matraquer, au service d'un gouvernement qui refuse d'écouter les légitimes revendications d'une jeunesse négligée est constamment brandi. Quant à la LRU, elle est vue comme un instrument du gouvernement pour faire des économies et livrer l'enseignement en proie aux patrons .

[5] Un élu de l'UNEF haranguant l'AG expliquait que, élu avec 30 voix au conseil d'administration, il ne se sentait pas légitime. Là, devant 300 personnes, si. Il me semble simplement que, s'il pouvait légitimement parler, puisqu'une AG doit être un lieu d'expression , il n'avait en revanche aucun mandat particulier. Alors, qu'est-ce qu'être légitime ?

[6] Ce qui a conduit aujourd'hui l'UNEF à pousser à la radicalisation du mouvement pour rester en harmonie (!) avec sa base. (On observe la même chose dans les syndicats de travailleurs qui sont sur le point d'être débordés par leur base dans le conflit actuel.)

[7] Il faut noter l'appel répété à la convergence des luttes .

[8] On parle des révolutions anglaises du XVIIe siècle dans le sens d'un retour au passé idéalisé. On peut peut-être analyser les événements d'aujourd'hui dans ce sens. La volonté de revenir à une société d'avant le libéralisme qui offrait un tout sécuritaire : emplois à vie, retraite assurée, sécurité sociale sans contre partie, assurance tout risque, toute l'économie et la vie publique nationalisées. Une fois ce confort à nouveau assuré, ce sera le meilleur des mondes .

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