Article rédigé par Jean d'Alançon, le 07 mai 2018
1. Préliminaire à la recherche fondée sur l’expérience
L’analyse philosophique se caractérise par trois niveaux successifs qu’il est nécessaire d’étudier, puis de comprendre les uns à la suite des autres si l’on souhaite aboutir à un regard de sagesse, à un regard « philosophique » au sens étymologique du mot : « ami de la sagesse ». Ces trois étapes débutent par un donné dans l’expérience, non pas interne ou immanente à soi, mais externe, celle qui est tournée vers les réalités avec lesquelles l’homme est en contact par ses cinq sens. Chacun des sens pris individuellement conduit à une saisie purement qualitative de la réalité, tandis que la combinaison de plusieurs sens en commun permet une saisie quantifiable ou mesurable de la réalité. Ainsi sensibles propres et sensibles communs se complètent, sachant que l’un précède l’autre dans une saisie fondamentale, l’activité des sensibles propres précédant et qualifiant celle des sensibles communs.
Ce préambule énoncé, le philosophe entre en philosophie pratique dans trois grandes expériences humaines successives : le travail avec l’activité artistique, l’amitié avec l’activité éthique et la communauté avec l’activité politique. L’intelligence distingue dans ces trois expériences fondamentales deux niveaux : la forme et la fin qui répondent à la question « qu’est-ce » et « en vue de quoi ». Qu’est-ce que le travail, l’amitié, la communauté politique ? Quelles sont leurs finalités ?
Puis le philosophe effectue un saut de l’intelligence, passant d’une démarche pratique à une démarche spéculative ou théorétique. En quoi consiste-t-elle ? L’intelligence va abstraire pour connaître en profondeur la réalité, en cherchant à en découvrir les causes, ce qui est au-delà du concret. Nous avons la cause et la conséquence. Une conséquence provient d’une cause, tandis qu’une cause entraîne une conséquence. C’est le chemin inverse de l’intelligence, comme un cours d’eau : de l’amont vers l’aval en suivant le courant et de l’aval vers l’amont, en remontant vers la source avec la saisie d’un premier, d’un principe, d’une cause première. Qu’est-ce qui est à la source, qui fait l’unité, quand je travaille, quand j’aime ou quand je suis au plan politique ? Je suis, j’existe. C’est moi qui travaille, aime ou qui agit au plan politique : c’est l’être. Ne pas saisir l’être, c’est mettre entre parenthèses ce qui est premier. C’est omettre l’essentiel. C’est rester dans le relatif, dans le secondaire, en ne regardant pas l’acteur, celui qui agit.
C’est ainsi que l’intelligence fait un saut dans l’abstraction pour saisir ce qu’est l’être. Saisissant progressivement « ce qui est », elle en cherche les causes, les principes, princeps, ce qui est premier au-delà de l’expérience, par une saisie inductive, en remontant dans l’ordre des causes, à l’inverse de la saisie déductive, celle des conséquences. La métaphysique ou philosophie première, qui cherche à découvrir l’être, « ce qui est » au-delà de « ce qui devient », réclame cette démarche de l’intelligence impliquant l’abstraction, qui n’est pas la mise entre parenthèses ou une démarche phénoménologique. Elle exige d’entrer dans une connaissance contemplative, du visible à l’invisible, en vue de la découverte des deux principes dans l’ordre de l’être : la substance, principe selon la forme, répondant à la question « qu’est-ce que l’être », et l’être en acte, principe selon la fin, répondant à la question « en vue de quoi l’être ». Ainsi la fin accomplit la forme, car toute forme est en vue d’une détermination qui donne sens à son exister. L’être au niveau de la forme reste imparfait. Pour atteindre sa perfection dans l’ordre existentiel, il réclame la finalité, « ce en vue de quoi il est ». En effet, toute réalité ne peut être en acte que si elle atteint ce pourquoi elle est faite, dons sa finalité existentielle dans l’acte d’être : l’être en acte.
Éclairée par la saisie des deux principes de la métaphysique, l’intelligence liée à l’amour, saisit les causes premières : matérielle, formelle, efficiente, finale. Enfin, l’intelligence revient à la réalité expérimentée qu’est l’homme, dans l’ordre du « comment » avec la mise en lumière des sept dimensions fondamentales de la personne humaine, troisième et dernier niveau de la recherche philosophique sur l’homme. L’homme est alors compris comme personne, agissant en vue de sa finalité. La philosophie atteignant sa finalité, elle permet à l’homme d’atteindre ses deux grandes finalités : l’amitié et la contemplation.
2. La philosophie pour Aristote
Aristote aborde la question au début de sa Métaphysique : « Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu’ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire. »La philosophie n’est pas en vue d’une « fin utilitaire », c’est-à-dire n’est dans l’ordre du résultat, de l’efficacité. Elle se situe au niveau existentiel, réclamant l’aspect qualitatif et non quantitatif, car seul la qualité vient modifier l’être, dans le plus ou dans le moins, c’est-à-dire bonne ou mauvaise au plan moral, car la qualité peut être « du plus » ou « du moins ». N’abordant pas la qualité pour elle-même, mais tournée vers la finalité, seul le « plus » nous intéresse, car il agit en vue de perfectionner l’être d’une personne.
Qu’est-ce que la qualité en tant que « qualifiant dans l’ordre du plus » ? Toute détermination fondamentale est désignée en tant que qualité, comme la profondeur de l'intelligence, la véritable amitié par exemple. La qualité agit à l'intérieur d'un sujet qu'elle ennoblit en le déterminant. Elle permet donc à l'être d'être plus lui-même, plus accompli, plus proche de sa fin. Ce qui pousse à dire de quelqu'un qu'il est qualifié quand il est déterminé en vue de sa finalité, mais qu'il reste au niveau de la forme quand il se laisse enfermer par le devenir ou la matière. Dans l'ordre du devenir, on ne saisit que la forme au risque de réduire sa vie au niveau artistique, c’est-à-dire de la réalisation, de l’efficacité.
« Nous concevons d’abord le philosophe comme possédant la totalité du savoir, dans la mesure du possible, mais sans avoir la science de chaque objet en particulier. » (Métaphysique, A2) Le philosophe s’intéresse à toute question concernant l’homme et son environnement naturel, donc l’univers physique dans son ensemble. Il se préoccupe des questions que se pose l’ingénieur, le médecin ou l’agriculteur, sans être lui-même ingénieur, médecin ou agriculteur. En effet, le philosophe s’intéresse à l’homme – générique bien entendu quelle que soit son activité, son âge, son milieu culturel ou social. Il sait qu’on ne peut pas connaître l’homme travailleur, ami ou politique, si on ne connaît pas l’homme en tant qu’homme.
« Ensuite, celui qui arrive à connaître les choses les plus ardues et présentant de grandes difficultés pour la connaissance humaine, celui-là aussi est un philosophe, (car la connaissance sensible est commune à tous ; aussi est-elle facile et n’a-t-elle rien de philosophique). » (Métaphysique, A2) L’étude de l’homme en tant qu’homme exige une réflexion dans l’ordre des causes fondamentales, puisque, au-delà de sa situation culturelle ou professionnelle, il est un être vivant de vie humaine. D’où qu’est-ce que l’homme en tant que vivant ? Et l’homme vivant dans l’univers : qu’est-ce c’est que cet univers physique dans lequel il vit ?
« En outre, celui qui connaît les causes avec plus d’exactitude et qui est plus capable de les enseigner est, dans toute espèce de science, plus philosophe ; et, parmi les sciences, celle que l’on choisit pour elle-même, et à seule fin de savoir, est plus philosophique que celle qui est choisie en vue des résultats. » (Métaphysique, A2) Le philosophe saisit un ordre entre les causes, dans l’ordre génétique ou du devenir impliquant la matière, dans l’ordre de perfection en vue de la finalité, d’où la cause matérielle, la cause efficiente, la cause formelle, puis la cause finale.
« Il ne faut pas, en effet, que le philosophe reçoive des lois, il faut qu’il en donne ; il ne faut pas qu’il obéisse à autrui, c’est à celui qui est moins philosophe de lui obéir. » (Métaphysique, A2) Aristote tient ici un langage de discernement. En effet, le sage, celui qui saisit la totalité des causes dans leur ordre propre, peut porter un jugement qualitatif certain. La philosophie est la science du « pourquoi », comprenant deux questions fondamentales inhérentes à toute réalité : « qu’est-ce » et « en vue de quoi », dans l’ordre de la forme et de la fin. Effectivement, celui qui sait est plus à même d’enseigner et de conduire ceux qui n’ont pas acquis la science de la finalité des choses qu’est la sagesse.
« Les sciences les plus exactes sont celles qui sont les sciences des principes et celles qui partent des principes plus simples sont plus exacts que celles qui partent de principes plus complexe. » (Métaphysique, A2) Quand on dit aujourd’hui de quelqu’un qu’il a la science dans tel ou tel domaine ou bien que, parce que la science affirme telle chose, telle découverte ou conclusion, cela s’impose de fait, elle demeure dans « ce qui devient » sans s’élever vers « ce qui est ». C’est pour cela qu’une position scientifique peut être remise en cause, parce que la cause appartient à l’ordre du devenir. La simplicité d’une cause met en évidence son caractère premier ou fondamental, c’est-à-dire au-delà de laquelle il n’en existe aucune autre. On dit qu’elle est cause première.
« Mais une science est d’autant plus propre à enseigner qu’elle approfondit davantage les causes (et donc la science des causes premières mérite davantage le nom de sophia - sagesse - que la science des causes secondes). » (Métaphysique, A2) Plus une cause tend vers « ce qui est » au-delà de « ce qui devient », donc plus elle appartient à l’ordre de l’être au-delà du devenir, plus elle tend vers l’un au-delà du multiple, du divisible, plus elle cherche et s’approche de la vérité.
« Le connaissable par excellence, ce sont les principes et les causes : c’est par eux et à partir d’eux que les autres choses sont connues. » (Métaphysique, A2) Ainsi la connaissance ne se situe pas dans l’ordre quantitatif, mais qualitatif. Elle s’applique à une maxime bien connue : « Mieux vaut une tête bien faite que bien pleine ». De l’ordre génétique à l’ordre de perfection, les causes se succèdent du visible à l’invisible, d’une cause apparente que l’intelligence saisit à une cause plus profonde. Plus l’intelligence remonte de l’aval en amont dans l’ordre des causes, mieux elle connaît et plus elle est parfaite.
« La science la plus élevée, et qui est supérieure à toute science subordonnée, est celle qui connaît en vue de quelle fin il faut faire chaque chose. Et cette fin est le bien de chaque être, et, d’une manière générale, c’est le souverain Bien dans l’ensemble de la nature. De toutes ces considérations, il résulte que c’est à la même science que s’applique le nom de Philosophie : ce doit être la science théorétique des premiers principes et des premières causes, car le bien, c’est-à-dire la fin, est l’une de ces causes. » (Métaphysique, A2)
Dans la vie, la saisie d’une réalité implique en premier lieu la forme, car toute réalité est reçue par les sens en tant que matière et forme. Quelle qu’elle soit, la réalité est toujours une, matière et forme. La philosophie s’arrête bien souvent à la forme, en dépassant la forme dans la forme en soi, « les formes idéales » pour Platon, les « idées innées » pour Descartes, la « subjectivité transcendantale » pour Kant, la synthèse qui est « l’identité de l’identité de la différence » chez Hegel. Aristote dépasse la forme par la fin, l’accomplit en la perfectionnant au niveau de l’être. Tel est le bien, qui est ce qui épanouit la personne quand elle tend vers sa fin, quand l’intelligence tend vers la vérité. Nous sommes là au sommet de la métaphysique qui est la science de l’être. Quand la philosophie suit cet ordre d’accomplissement d’elle-même, elle est alors qualifiée de « science des sciences ».
Enfin, l’ultime question que se pose le philosophe et à laquelle il peut répondre : l’intelligence est-elle capable par elle-même de découvrir l’existence de Dieu ? Aristote dit : « Or la Philosophie, seule, se trouve présenter ce double caractère : Dieu paraît bien être une cause de toutes choses et un principe… Toutes les autres sciences sont donc plus nécessaires qu’elle, mais aucune ne l’emporte en excellence. » (Aristote, Métaphysique, A2)
3. La philosophie pour saint Jean-Paul II
Voici quelques extraits au début de l’Encyclique Fides et ratio, sans développement particulier, car il ne s’impose pas :
« L'homme possède de multiples ressources pour stimuler le progrès dans la connaissance de la vérité, de façon à rendre son existence toujours plus humaine. Parmi elles ressort la philosophie, qui contribue directement à poser la question du sens de la vie et à en ébaucher la réponse ; elle apparaît donc comme l'une des tâches les plus nobles de l'humanité… Quand la raison réussit à saisir et à formuler les principes premiers et universels de l'être et à faire correctement découler d'eux des conclusions cohérentes d'ordre logique et moral, on peut alors parler de raison droite…
L'Église considère la philosophie comme une aide indispensable pour approfondir l'intelligence de la foi et pour communiquer la vérité de l'Évangile… Je voudrais continuer cette réflexion et concentrer l'attention sur le thème même de la vérité et sur son fondement par rapport à la foi.
L'exigence d'un fondement pour y édifier l'existence personnelle et sociale se fait sentir d'une manière pressante… On peut donc définir l'homme comme celui qui cherche la vérité… Il faut que la réflexion spéculative atteigne la substance spirituelle et le fondement sur lesquels elle repose… Une pensée philosophique qui refuserait toute ouverture métaphysique serait donc radicalement inadéquate pour remplir une fonction de médiation dans l'intelligence de la Révélation. La métaphysique se présente donc comme une médiation privilégiée dans la recherche théologique… Si j'insiste tant sur la composante métaphysique, c'est parce que je suis convaincu que c'est la voie nécessaire pour surmonter la situation de crise qui s'étend actuellement dans de larges secteurs de la philosophie et pour corriger ainsi certains comportements déviants répandus dans notre société.
La foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l'esprit humain de s'élever vers la contemplation de la vérité. C'est Dieu qui a mis au cœur de l'homme le désir de connaître la vérité et, au terme, de Le connaître lui-même afin que, Le connaissant et L'aimant, il puisse atteindre la pleine vérité sur lui-même… Le lien intime entre la sagesse théologique et le savoir philosophique est une des richesses les plus originales de la tradition chrétienne pour l'approfondissement de la vérité révélée. C'est pourquoi j'exhorte les théologiens à reprendre et à mettre en valeur le mieux possible la dimension métaphysique de la vérité.
Mon appel s'adresse également aux philosophes et à ceux qui enseignent la philosophie, afin qu'ils aient le courage de retrouver, dans le sillage d'une tradition philosophique constante et valable, les qualités de sagesse authentique et de vérité, y compris métaphysique, de la pensée philosophique… Qu'ils soient toujours tendus vers la vérité et attentifs au bien que contient le vrai. Ils pourront ainsi formuler l'éthique authentique dont l'humanité a un urgent besoin, particulièrement en ces années. » (Saint Jean-Paul II, Foi et raison, 1998)
4. Quels enseignements à recevoir ?
Ces deux figures, Aristote et Jean-Paul II, témoins de deux époques - l’antique et l’actuelle – sont deux boussoles pour l’homme, à quelque époque que ce soit. L’amour de la vérité entraîne l’intelligence vers sa finalité, l’intelligence se mettant au service de l’amour en vue du bien de l’homme. « La philosophie est faite pour comprendre l’homme et découvrir l’existence de Dieu », enseignait Marie-Dominique Philippe. Telles sont les finalités qu’Aristote et Jean-Paul II transmettent à l’homme d’une manière particulièrement urgente aujourd’hui. Ils précisent que la philosophie n’est pas de l’ordre de l’efficacité, mais de l’ordre de la finalité. Elle n’est pas utilitaire (Aristote), ni utilitariste (Jean-Paul II), mais elle donne sens à la vie, en permettant à l’intelligence de redécouvrir ce pourquoi elle est faite : la recherche de la vérité ordonnée au bien de l’homme.
La crise occidentale actuelle, qui est une crise de civilisation, a pour cause majeure l’absence d’une véritable philosophie humaine liée à la disparition d’une métaphysique finalisée par la découverte des deux principes de la forme et de la fin, de la forme en vue de la fin, et au rejet de la capacité de l’intelligence de découvrir par elle-même l’existence de Dieu. Faute de ses exigences profondément humaines, le monde occidental actuel se réfugie dans la psychologie et l’efficacité, l’intelligence trop enfermée sur elle-même dans sa sincérité et non dans la recherche de la vérité ne saisit plus ces deux finalités que sont l’amitié et la contemplation, qui seules sont sources de croissance humaine et de filiation spirituelle.
Une telle philosophie, comprenant la métaphysique, n’est-elle pas une réponse aux grands problèmes de la société actuelle : chômage, familles divisées, respect de la vie, idéologies politiques et sociales, relativisme, fondamentalisme et athéisme, de même qu’à la crise des vocations, car la foi est reçue dans l’intelligence, car l’amour est porté par l’intelligence ?
« Ils m’ont abandonné, moi la source d’eau vive, pour se creuser des citernes, des citernes lézardées qui ne tiennent pas l’eau ! » (Jérémie 2, 13)
« En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d'eau et d'Esprit, nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. » (Jean 3, 5)