Jean-Paul Sartre : « Vous avez le droit d’exiger qu’on vous montre la Crèche »

Hiver 1940, Jean-Paul Sartre est prisonnier des allemands au stalag XII à Trèves. Il lit la Bible, des ouvrages du philosophe Heidegger et entreprend d'écrire une pièce de théâtre sur un Mystère de Noël pour égayer le réveillon de ses compagnons d'infortune. Le 24 décembre au soir, Bariona est jouée pour la première fois, par une soixantaine de prisonniers portant des masques devant les 4500 autres détenus. Le Figaro nous apprendra même que par le jeu « sincère, ardent, brûlant de foi » de l'acteur qui incarnait le Roi mage africain Balthazar, à savoir Sartre lui-même, un spectateur athée fut converti.

L'INTELLECTUEL athée, en écrivant sur le thème de La Nativité, nous rappelle que l'événement de la naissance de Jésus n'est pas moins historique pour les non-croyant que pour les croyants, ce qui nous renvoie aux tristes actualités. « Vous avez le droit d’exiger qu’on vous montre la Crèche. » Nul ne saurait être plus clair, aujourd'hui encore, que le philosophe d'alors, qui n'a pas eu peur de mettre en mots et en scène un événement banal pour qui ne croit pas, et mystérieux pour qui croit.

Fait d'histoire qui nous unit pour les uns et acte de mémoire qui nous faire entrer en communion pour les autres, Noël arrive et nous réunit autour de la Crèche, près du sapin. C'est incontournable, c'est une racine intérieure, humaine. Mais les racines rendent indociles, elles inquiètent parce qu'elles libèrent, concurrencent le dieu argent, unifient les êtres au lieu de faire des individus isolés, elles nous rappellent que nous ne sommes pas notre propre auteur.

Si l’homme a la capacité de faire mémoire, c'est à dire d’être présent à tous les moments de sa vie, c'est pour ré-ouvrir constamment ce lieu et passer du temps à relire ce qu'il a vécu ou ce qui dans l'histoire est un signe pour lui. Faire mémoire, c'est porter ce que nous sommes avec l’origine de ce que nous sommes. Ainsi, une société qui ne fait pas mémoire de ses racines et qui balaye son passé sera balayée à son tour. Chaque événement dans une vie, chaque événement de l'histoire est une source qui n’a pas encore donné sa puissance, à commencer par la Crèche.

Axel Rokvam, 22 décembre 2015.

UN DIEU QU'ON PEUT TOUCHER

VOUS AVEZ LE DROIT d’exiger qu’on vous montre la Crèche. La voici. Voici la Vierge, voici Joseph et voici l’Enfant Jésus. L’artiste a mis tout son amour dans ce dessin, vous le trouverez peut-être naïf, mais écoutez. Vous n’avez qu’à fermer les yeux pour m’entendre et je vous dirai comment je les vois au-dedans de moi.

La Vierge est pâle et elle regarde l’enfant. Ce qu’il faudrait peindre sur son visage, c’est un émerveillement anxieux, qui n’apparut qu’une seule fois sur une figure humaine, car le Christ est son enfant, la chair de sa chair et le fruit de ses entrailles. Elle l’a porté neuf mois. Elle lui donna le sein et son lait deviendra le sang de Dieu. Elle le serre dans ses bras et elle dit : « mon petit » !

Mais à d’autres moments, elle demeure toute interdite et elle pense : « Dieu est là », et elle se sent prise d’une crainte religieuse pour ce Dieu muet, pour cet enfant, parce que toutes les mères sont ainsi arrêtées par moment, par ce fragment de leur chair qu’est leur enfant, et elles se sentent en exil devant cette vie neuve qu’on a faite avec leur vie et qu’habitent les pensées étrangères.

Mais aucun n’a été plus cruellement et plus rapidement arraché à sa mère, car Il est Dieu et Il dépasse de tous côtés ce qu’elle peut imaginer. Et c’est une rude épreuve pour une mère d’avoir crainte de soi et de sa condition humaine devant son fils. Mais je pense qu’il y a aussi d’autres moments rapides et glissants où elle sent à la fois que le Christ est son fils, son petit à elle et qu’il est Dieu. Elle le regarde et elle pense : « ce Dieu est mon enfant ! Cette chair divine est ma chair, Il est fait de moi, Il a mes yeux et cette forme de bouche, c’est la forme de la mienne. Il me ressemble, Il est Dieu et Il me ressemble ».

Et aucune femme n’a eu de la sorte son Dieu pour elle seule. Un Dieu tout petit qu’on peut prendre dans ses bras et couvrir de baisers, un Dieu tout chaud qui sourit et qui respire, un Dieu qu’on peut toucher et qui vit, et c’est dans ces moments là que je peindrais Marie si j’étais peintre, et j’essayerais de rendre l’air de hardiesse tendre et de timidité avec lequel elle avance le doigt pour toucher la douce petite peau de cet enfant Dieu dont elle sent sur les genoux le poids tiède, et qui lui sourit. Et voilà pour Jésus et pour la Vierge Marie.

Et Joseph. Joseph ? Je ne le peindrais pas. Je ne montrerais qu’une ombre au fond de la grange et aux yeux brillants, car je ne sais que dire de Joseph. Et Joseph ne sait que dire de lui-même. Il adore et il est heureux d’adorer. Il se sent un peu en exil. Je crois qu’il souffre sans se l’avouer. Il souffre parce qu’il voit combien la femme qu’il aime ressemble à Dieu. Combien déjà elle est du côté de Dieu. Car Dieu est venu dans l’intimité de cette famille. Joseph et Marie sont séparés pour toujours par cet incendie de clarté, et toute la vie de Joseph, j’imagine, sera d’apprendre à accepter. Joseph ne sait que dire de lui-même : il adore et il est heureux d’adorer.

Jean-Paul Sartre,
Bariona ou le fils du tonnerre, 1940

 

 

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