La paroisse Notre-Dame d'E. vient de s'offrir une croix en kit qui fait fureur (notre photo). Par discrétion, nous n'en dirons pas plus. L'œuvre correspond aux nouveaux critères de l'art sacré contemporain où se conjuguent nouveauté et conceptualisme.
Derrière l'autel en forme d'œuf, se dresse une belle poutre en vieux chêne. En son milieu, une encoche dorée suggère le patibulaire.
La partie verticale de la croix est bien visible, plantée sur le Golgotha, et l'on est invité à imaginer la partie absente, suggérée par deux carrés d'or, posées de part et d'autre de la poutre sur les murs du chœur : le regardant est appelé à une participation. " Do it yourself ? " L'œuvre fait la charité au public de le déranger, de le maintenir éveillé.
Ainsi sont réunies toutes les conventions de l'art officiel : le concept central de " l'absence ", l'interactivité et la déstabilisation du public.
Comment la croix, comment cet élément essentiel de la liturgie peut-il devenir méconnaissable à ce point pour le passant non initié entrant par mégarde dans le sanctuaire ?
Récemment bâtie, l'église Notre-Dame d'E. ne possédait pas encore de croix. Le curé désirait une œuvre d'art, " quelque chose de simple ". Le conseil pastoral va se mettre en quête et demander conseil à la commission diocésaine d'art sacré. Deux artistes seront sélectionnés. Le choix se fera démocratiquement après maintes discussions, l'assentiment des autorités et de la commission " d'experts ".
Le conseil pastoral qui compte une trentaine de personne n'a pas accueilli ce nouveau concept de croix sans délibération : discussions, avis de spécialistes ayant quelques titres et références, conférences, visites d'ateliers prépareront le terrain... de quoi impressionner le béotien qui, par son bulletin de vote, saura prouver que dans cette paroisse, on n'est pas plus bête qu'ailleurs.
La récompense ne tardera pas : succès assuré dans les médias. L'œuvre sera répertoriée et commentée dans les revues d'art sacré, elle fera référence. Bien plus, le processus de décision du conseil sera cité en exemple : la conduite non directive selon les principes de la psychosociologie américaine fait encore des miracles.
Mais trêve d'ironie ! S'il est vrai que ces méthodes de conduite de groupe n'ont pas l'exclusivité de la société laïque, elles donnent aussi de réelles satisfactions aux participants. La communauté paroissiale a vécu une aventure, une initiation, elle a désormais le sentiment de faire partie d'une famille... Le sculpteur est persuadé de son utilité, le pouvoir de communiquer sa foi et son enthousiasme est reconnu. De l'adoption de l'œuvre, chacun est sorti grandi pour mieux connaître et comprendre les autres.
Tout cela est positif, mais qu'on me permette une remarque. Ne sommes-nous pas devant un mécanisme d'enrôlement des esprits mis en route par certains groupes qui utilisent le sentiment d'isolement et de déracinement des personnes pour parvenir à leurs fins ? Participer, c'est déjà ne plus s'appartenir. Le ressort de l'affectivité, de la pédagogie, des techniques de groupe, du raisonnement discursif ne viennent-ils pas combler un vide autrefois rempli par l'efficacité des sacrements et de la liturgie ? Ici l'on consomme et l'on participe là où la liturgie de façon intemporelle nous reliait au surnaturel par le miracle de la Présence réelle.
Une confidence de l'artiste cité dans le périodique diocésain est significatif des logiques fatales mises en route : Il aurait préféré, dit-il, " sculpter un Christ ". Pourquoi ne l'a-t-il pas fait ? Sans doute parce que la seule demande expresse du curé, conforme aux orientations des experts, était l'absence de figuration trop précise du Christ sur la croix... Quelle marge de manœuvre restait-il à l'artiste ? Il n'avait d'autre possibilité que de jouer avec le concept de croix et de trouver une idée pour la présenter autrement. Et puis, n'avait-on pas entendu un jour l'archevêque émettre le vœu que " nous [devions] être capables de faire une croix pour le XXIe siècle... " ?
Ainsi est née l'idée de la poutre et de l'encoche. L'artiste s'est distingué en apportant le plus grand soin au choix de la poutre du " XVIIe siècle " qu'il polira à " l'agate ", pour atténuer une frustration inconsciente créée par des interdits non exprimés, mais réels, pesant sur les créateurs.
Cet événement paroissial est symptomatique des tendances despotiques qui apparaissent spontanément dés que la liturgie se conçoit comme expression de l'affectivité et de la subjectivité des individus et des groupes et non comme la célébration d'un mystère surnaturel et pérenne qui nous dépasse. " La liturgie est un don, une réalité non manipulable, " vient de rappeler le cardinal Ratzinger (L'Esprit de la liturgie).
A. K., mise à jour 2 février 2003.
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