Vainqueur de la mort, le Christ nous représente “un pour tous” devant le Père : si la fameuse devise a été rendue célèbre par Alexandre Dumas, il n'est pas sûr toutefois qu'elle soit très compréhensible par nos contemporains. Elle est pourtant une clef essentielle du mystère pascal.
La foi pascale tient pour une vérité révélée que le salut de l'humanité entière passe par la mort et la résurrection d'un seul. Comment est-ce possible ? Comment un événement particulier, situé à un moment très précis du temps, à un point circonscrit de l'espace, touchant un Juif d'une province reculée de l'Empire, peut-il avoir une implication si grande, transcendant le temps et l'espace ? Avouons-le : cette tension tous-un seul reste très impressionnante. Il n'est pas sûr d'ailleurs qu'elle soit très compréhensible par nos contemporains. Comment la leur présenter ? Comment présenter une injustice comme un instrument de salut ? Afin de mieux se faire comprendre, on prendra soin au préalable d'éviter un langage trop juridique, qui risque fort de hérisser nos interlocuteurs.
Cependant, il est hors de question de renoncer. Comment s'y prendre alors ? Une bonne pédagogie sur ce sujet essentiel doit insister de prime abord sur cette donnée de base : le Christ assume la situation de l'homme devant Dieu. Il nous représente tous devant Lui. De telle sorte que sa solidarité avec notre misère le conduit à se présenter devant son Père comme un suppliant. En transmuant notre angoisse en prière, il fait de la souffrance le moyen paradoxal d'une plus grande union de la nature humaine (c'est à dire nous tous) avec Dieu.
Le mystère pascal éclaire d'une lumière décisive cette proposition : le Christ nous a tous portés, tous assumés. Il est une personnalité inclusive, corporative. C'est pourquoi son sacrifice est appelé à être celui « de toute l'Eglise » comme le dit le prêtre à la messe. Non seulement il a récapitulé l'espèce humaine durant son existence terrestre (par exemple, ses tentations sont les tentations qui courent durant toute l'histoire de l'humanité), mais il s'est en quelque sorte incorporé tous ses frères en humanité. « En assumant une nature humaine, c'est à la nature humaine qu'il s'est uni, qu'il a incluse en lui, et celle-ci tout entière lui sert en quelque sorte de corps. Tout entière il la portera au Calvaire, tout entière il la ressuscitera, tout entière il la sauvera. » (H de Lubac, Catholicisme).
Ce qui arrive à un seul arrive à tous (à condition de l'accepter)
En transformant une défaite en victoire de l'amour, le Christ sauve l'humanité tout entière car ce qui est mérite d'un seul devient mérite de tous, est applicable à tous dans l'ordre moral comme dans celui de la grâce. Ce que l'un d'entre nous a été capable de faire, de vivre, devient comme la vertu de tout le genre humain. Le transfert des mérites ne peut s'appuyer d'ailleurs que sur la notion de personnalité corporative, elle-même fondée sur une théologie du Corps mystique du Christ. La façon dont le Christ aime jusqu'au bout m'est appliquée de telle sorte que je devienne à mon tour capable de déposer ma vie, comme le Bon Berger, en faveur de mes frères. Et cela à cause de l'inclusion de tous dans le Nouvel Adam, le Christ.
Il n'en va pas différemment pour la Résurrection : ce qui arrive à un seul arrivera à tous à la fin des temps. Cela est déjà arrivé à la Vierge Marie au terme de sa vie terrestre avec son assomption. De plus notre inclusion en Jésus-Christ touche notre être le plus profond. Elle ne découle pas d'un décret extérieur aux faits. Cette inclusion est ontologique : la grâce du Christ ne m'est pas appliquée comme une sentence juridique qui ne changerait rien à mon être. Au contraire, grâce à elle, je deviens réellement juste.
Une solidarité inclusive
C'est la raison pour laquelle sa Pâque est universalisable. Elle touche l'humanité entière. Même ceux qui ont vécu avant le Verbe fait chair sont concernés par sa résurrection. Telle est la signification du mystère (réel) de sa descente aux enfers. Le Christ a souffert, obéi et aimé pour nous tous et à notre place à tous, comme il est ressuscité pour nous tous également parce qu'il nous représente tous aux yeux de Dieu, ayant pris la place de chacun. « C'était nos maladies qu'il portait, nos douleurs dont il prenait la charge » dit de lui le quatrième poème du Serviteur Souffrant en Isaïe (53, 4).
Nous ayant tous portés, il est ainsi en mesure de dispenser à chacun son amour, sa vie transfigurée par l'Esprit. Ayant pris notre nature avec ses peines et son issue finale (la mort), il nous rend, nous restitue en échange sa vie et son Esprit. C'est ainsi que se consomme cette tension entre « un seul » et « la multitude », si difficile à appréhender par nos contemporains.
Nous sommes trop habitués à comprendre le soutien que nous apportons aux autres comme de simples aides extérieures. Comme si nos actes étaient incapables de rejoindre l'intériorité de nos semblables. Rien de tel avec le Christ. La solidarité de Jésus n'est pas à comprendre comme un soutien extérieur, une manifestation de principe, comme lorsque, par exemple, je soutiens des grévistes « par la pensée », ou en donnant cinq euros afin de leur assurer une assistance financière.
La rédemption de tous par un seul va beaucoup plus profond, beaucoup plus loin. Par elle, nous sommes inclus dans lui de telle sorte qu'il nous transfuse, au plus profond de nous, son amour surabondant. Voilà pourquoi l'événement particulier de la Pâque du Christ fait basculer toute l'histoire humaine dans le monde de Dieu. Ainsi la mort d'un seul a-t-elle une incidence décisive sur le destin de tous.
Jésus ne sauve pas l'humanité « en vrac », ni un homme abstrait
De plus, cet événement est d'autant plus capable de rejoindre chaque individualité de l'espèce humaine dans son ensemble qu'il n'est pas dissociable de la personne de Jésus. La rédemption n'est pas extérieure à son être. Nous sommes en présence d'un événement personnel ayant une incidence, des répercutions personnelles. Il ne s'agit pas d'un salut « général », « à la louche ». Le Christ n'a pas aimé une humanité abstraite, mais chacun de nous en particulier. La rédemption dépend de sa personne, non de l'application d'un programme dont il ne serait que l'exécutant indifférent. « Non seulement le salut a été obtenu par lui, mais surtout il a été réalisé en lui. La Rédemption n'est autre que la Pâque même de Jésus, le mystère personnel, filial, de Jésus, celui de l'Incarnation, s’affirmant en plénitude à travers sa mort : « Il a été ressuscité selon qu'il est dit : « Tu es mon Fils, je t'engendre aujourd'hui » ( Ac, 13,33)[1]. »
Pâques est bien un événement. Mais il est surtout le mystère d’une personne qui le vit filialement. C'est la personne de Jésus-Christ qui donne du poids à sa mort-résurrection. Si Pâques est la vérité sur l'homme et sur Dieu, elle n'en reste pas moins une vérité personnelle, ainsi qu'une action qualifiée par celui qui l'a vécue. Nous retrouvons de nouveau, à ce niveau, la tension entre unicité (du Christ) et universalité du salut.
Un événement peut-il avoir une portée absolue ?
Plus largement, s'interroger sur la valeur universelle d'un événement particulier arrivé dans l'histoire des hommes, c'est le définir comme porteur d'une vérité absolue.
Mais là encore notre époque peut-elle souscrire à pareille proposition ? Accoler vérité absolue, histoire et personne : n'est-ce pas retomber dans l'enfance de la pensée, dans le mythe ? N'est-ce pas confondre trois plans hétérogènes les uns aux autres, les plans de l'histoire et de la singularité personnelle avec leur contingence foncière, et le plan de la vérité dans son aspect nécessaire et éternel, la dimension de Dieu ? Qu'est-ce que cela veut dire que « dans le mystère de Jésus de Nazareth, la vérité a été offerte à l'homme une fois pour toutes. Il n'y a plus de révélation ultérieure à attendre. Toute quête de la vérité est objectivement destinée à être référée à l'événement historique du Christ. Ce n'est que dans le mystère pascal qu'il est possible de connaître la vérité dans sa plénitude[2] » ? N'en demandons-nous pas trop à l'événement pascal avec une telle proposition théologique de principe ?
D'autre part, l’« événementialité » de la vérité ne rend-elle pas celle-ci hors de portée de toute approche rationnelle qui désirerait l'universaliser par le langage ? La vérité absolue de Pâques ne nous restitue-t-elle pas un universel vide, au sein de laquelle la tension entre « un seul » et « tous » ne serait plus sensible qu'au seul sentiment, à la seule piété, ce qui ne favoriserait pas sa divulgation à nos intelligences pétries de rationalité ? « La présentation de la vérité révélée comme « événement » ne risque t-elle pas de compromettre la rigueur des formulations dogmatiques ? La critique de l'intellectualisme, du conceptualisme et du doctrinalisme, qui est implicite dans la thèse que la vérité est événement, n'aboutit-elle à affaiblir sérieusement l'expression dogmatique des vérités de foi ? »[3]
A ces légitimes questions, l'encyclique Fides et Ratio a répondu. Citons cette phrase : « La vérité divine, qui nous est proposée dans les Ecritures sainement comprises selon l'enseignement de l'Eglise jouit d'une intelligibilité propre, avec une cohérence logique telle qu'elle se propose comme un authentique savoir. » Faire de Pâques un absolu ne revient donc pas à favoriser l'irrationnel. L'ordination de l'Unique à l'universel est fondée en raison, et ne découle en rien d'un arbitraire divin.
L'universel passe par l'Unique
Ce n'est seulement l'événement pascal qui a valeur absolue; la personne du Christ l'a tout autant. Ce qui est logique, puisque nous avons plus haut que Pâques ne peut être comprise en dehors de la personne du Fils unique, en dehors de celui qui l'a vécue. L'événement du salut dépend de lui, non d'une disposition dont il ne serait que l'exécutant extérieur.
Il y a plus. La singularité du Christ, loin d'en faire un prêtre isolé de ses frères, augmente au contraire sa solidarité avec eux, comme le soulignera l'épître aux Hébreux. De même que l'unicité de la Pâque de Jésus déborde en direction de l'universalité de la Rédemption, de même l'unicité du Christ ne le met pas à part des hommes. Dans le cas du Christ, unicité n'équivaut à séparation, comme c'était le cas avec le sacerdoce lévitique. Cette unicité est plutôt ce qui manifeste son unité la plus radicale et la plus intime avec le genre humain. Si bien que sa filiation divine, consommée à la Croix et révélée à la Résurrection, devient la filiation de tous. Le lien unique de Jésus avec Dieu est ordonné à ce que tous les hommes deviennent ce qu'il est par nature : des fils de Dieu.
L'unicité de la Pâque du Christ ne peut pas être envisagée en dehors de cette finalité universelle. Il est mort et ressuscité pour tous afin de se donner une multitude de frères. Voilà pourquoi l'Universel passe par l'Unique. C'est parce que l'Esprit Saint habite et transfigure l’homme Jésus qu'il pourra descendre lui aussi sur les hommes à la Pentecôte, et sur le monde entier – dernier mystère de l'événement pascal total. L’Esprit qui construit l’Eglise universelle est envoyé par le Fils éternel. Loin que l'Universel s'oppose à l'Unique, il n'est possible au contraire que par lui. L'Universel ne peut faire l'impasse sur le concret, le charnel. Et ce charnel passe par le singulier, et donc l'Unique. Telle est la logique de l'Incarnation.
La Résurrection, consommation du mystère du Christ pour tous
La Résurrection finit par consacrer l'ordination de l'unicité à l'universalité. Si le Christ ressuscite en son corps, c'est bien afin de se faire le compagnon de tous et de chacun. En effet, dans l'anthropologie biblique, l'homme est indistinctement corps et esprit. De plus, le corps est ce par quoi l'homme entre en relation avec ses semblables et le monde. Ainsi, par sa Résurrection, le Christ informe de son corps spirituel, divinisé, transfiguré par l'Esprit, le cosmos et l'humanité tout entiers.
Dès lors sa réception dans la plénitude divine consacre-t-elle la souveraineté de son être-pour-les-autres en lui permettant d'entrer en relation avec tous. Sa Résurrection en fait le frère universel. A ce niveau également unicité et universalité sont complémentaires.
Le mystère pascal, vérité absolue quoique déroutante, aura toujours à nous apprendre. Gardons-nous surtout à son sujet d'opposer vérité universelle et événement historique, contingent, porté par une personne, sinon l'Inouï de l'Amour de Dieu nous filera entre les mains.
Jean-Michel Castaing
[1] F.X. Durrwell, liminaire à « La Pâque du Christ Mystère de Salut, Mélanges F-X Durrwell », Cerf, Paris, coll « Lectio Divina », 1982, p 11
[2] A. Scola, « Liberté humaine et vérité selon l' Encyclique Foi et Raison », in Communio no:152 nov-décembre 2000, Paris, p 34
[3] A. Scola, ibid, p 35
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