Pâques : le basculement de l’histoire

Une des originalités de la religion chrétienne réside dans l’inscription de ce qui est dernier, de ce qui ressortit à la fin des temps, en plein cœur de l’histoire.

L’événement pascal que nous fêtons ces jours-ci révèle cette particularité de notre foi. L’histoire humaine bascule en effet à la mort-résurrection de Jésus de Nazareth. Ce n’est pas Nietzsche qui la coupe irréversiblement en deux, ni son éternel retour…

Un engendrement

Plusieurs métaphores essayent de traduire ce passage de l’avant à l’après. La première est celle de l’engendrement. Le basculement de l’histoire humaine s’opère comme une nouvelle naissance. Si la venue du Royaume advient par un échec, cela tient à ce que Pâques est un événement d'enfantement. Or tout enfantement s'opère dans la douleur.

Un enfantement de qui ? À quoi ? Notre enfantement à notre dignité filiale d'enfants de Dieu. Cet engendrement est une réalité ontologique trop importante pour se réaliser autrement que par un bouleversement eschatologique tel que les évangiles le décrivent dans la scène du calvaire : tremblement de terre, obscurcissement du soleil, voile du Temple qui se déchire, résurrection anticipée des morts...

La croix et la résurrection du Fils unique réalisent en la prophétisant notre propre résurrection : par elles nous accédons à notre nouveau statut de fils de Dieu. Le Christ nous arrache à l'ancien éon[1], auquel toute une partie de nous-mêmes éprouve la plus grande peine à renoncer. Il s'agit d'un véritable arrachage qu'Il prend à son compte : d'où la douleur de l'affaire.

Un bouleversement cosmique        

Le second registre métaphorique exprimant le basculement décisif de Pâques réside dans les bouleversements cosmiques liés à la mort du Christ. En rapportant le récit de catastrophes cosmiques lors de la mort de Jésus (ténèbres sur la terre de midi à trois heures, tremblement de terre, etc.), les évangiles synoptiques nous démontrent qu’avec la Croix et la Résurrection, un nouveau monde vient au jour.

Conséquemment, l'ancienne création s'en est allée, et avec elle les forces d’asservissement hostiles à Dieu et aux hommes.

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« Et voilà que le rideau du Temple se déchira en deux, du haut en bas ; la terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s'ouvrirent et de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent : ils sortirent des tombeaux après sa résurrection, entrèrent dans la Ville Sainte et se firent voir à bien des gens » (Mt 27,51-53).

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La vie nouvelle, issue des temps nouveaux, se situe au-delà de la création initiale. Ces événements extraordinaires signifient à la fois une disparition et un accouchement dans la douleur.

La filialisation du monde

Mais ce qu’il est surtout important de souligner, c’est que le basculement pascal de l’histoire coïncide avec la filialisation du monde. Or celle-ci advient comme la cause finale de la Création.

Si la Pâque de Jésus est un événement eschatologique, touchant la fin de toutes choses, un événement par lequel le Crucifié arrive, par sa résurrection, à l’extrémité de l’histoire humaine, c’est que les temps derniers sont non seulement la vraie fondation du monde nouveau, mais surtout la raison pour laquelle Dieu a créé le monde.

Ainsi la fin est le socle du temps intermédiaire qui est celui de l'Eglise. « Fin » au sens de réalité indépassable, dernière, définitive. Et cette fin est la filialisation du monde.

L'événement du Calvaire nous révèle ainsi la destination filiale de la Création. Sur la Croix, Jésus n'est plus que Fils : il n'y a plus de Messie triomphant (ses ennemis l’emportent), ni de Roi (le trône de la croix est bien inconfortable), ni de Temple (son corps part en lambeaux), ni de Fils de l'Homme venant sur les nuées du ciel (la croix le cloue, l’arrime à la terre), ni de prophète puissant en paroles et en actes (il est réduit à l’inaction). Ces titres restent bien sûr les siens, mais au Calvaire ils sont tous subordonnés à celui de Fils de Dieu. Le Vendredi Saint seul demeure le Fils tourné vers le Père (Jn 1,1) en sa supplication et son intercession.

De même, si Jésus attend le matin de Pâques pour nommer son Père « votre Père » en s'adressant à Marie-Madeleine – ce qu'il n'avait jamais fait auparavant – cela tient à ce que notre naissance à la vie de Dieu est le fruit de la Croix. Jésus ne pouvait pas nommer Dieu « votre Père » avant d’avoir engendré le « vieil homme » à la vie filiale au Calvaire

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« Jésus lui dit : “Ne me retiens ainsi, car je ne suis pas encore monté vers le Père. Mais va trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu” » (Jn 20, 17).

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En menant l'homme à la perfection sur le bois de la Croix, en achevant son parcours terrestre dans une attitude d'abandon filial, malgré les apparences  semblant contredire sa messianité, le fils de Marie nous gagne de devenir enfants de Dieu. La Résurrection, en recueillant les fruits de la Croix, constitue de la sorte notre acte de naissance à notre nouvelle dignité de fils du Père

Avec l’événement pascal advient la réalité dernière qui fait basculer le temps : l’unité et la synergie réalisées dans l’histoire (croix), et assumée dans l’éternité (résurrection), de l’humain et du divin en la personne du Christ. Aucun événement ultérieur de l’histoire humaine ne pourra désormais dépasser sa Pâque en importance. C’est donc bien le dernier qui arrive à l’occasion de sa mort-résurrection, et qui constitue l’axe, le pivot majeur du Temps.

Pour Dieu, le dernier est le premier en importance

Ainsi, comme la fin de l'existence de Jésus coïncide avec la fin du monde (dans le sens d’une réalité qualitativement indépassable), celle-ci consiste pour nous — nous dont le Fils unique s'est fait solidaire — dans l’obtention du statut ontologique de fils adoptifs du Père.

Dans le dernier livre des Écritures, L'Apocalypse, le substrat sur lequel s'appuie la Jérusalem céleste est la nouvelle dignité de fils de Dieu octroyée aux hommes qui y résident : « Telle sera la part du vainqueur  et je serai son Dieu et lui sera mon fils » (Ap 21,7). Les hommes cheminent vers la fin en fonction d'une telle ontologie filiale. Le dernier fonde le premier.        

Telle est la vérité sur laquelle la Révélation pascale nous ouvre les yeux. Les hommes ont été créés par appel vers le dernier : Dieu les a prédestinés dès avant la création du monde à reproduire l'image de son Fils, comme le dit le prélude de l'épître aux Éphésiens. L'eschatologie (la fin) est première par rapport à la protologie (le début). Dans le dessein de Dieu, le dernier vient avant le premier, comme le deuxième Adam (le Christ) a la primauté sur le premier, issu de la terre (1 Co 15, 45-48).

Pâques fait pivoter le temps humain sur ses gonds en inscrivant le définitif en plein milieu de l’histoire.

Pâques ne met pas fin à l’histoire 

Cependant une question demeure. Si l’histoire a basculé il y a plus de deux mille ans, pourquoi le temps intermédiaire, entre la première et la seconde venue du Christ, n’est-il pas davantage marqué du sceau de ce définitif ? Pour parler plus clairement : pourquoi n’est-il pas davantage paradisiaque ? Si les hommes cheminent vers la fin en tant qu'enfants de Dieu, pourquoi n'accèdent-ils pas immédiatement à cette même fin, alors que celle-ci coïncide avec la parfaite plénitude de cette filiation ? Pourquoi un tel écart entre ce que nous sommes et ce que nous serons ?

C'est que la filiation par rapport à Dieu n'est pas une qualité statique acquise une fois pour toute. Elle représente plutôt une dynamique qui nous projette vers Celui qui est sans limite ni rivage : le Père.  Comme cette destination divine n'a pas de limites en elle-même, ce mouvement vers elle ne possède pas de terme non plus. Cette dynamique est aussi éternelle que le Fils qui, dans son éternité, est « tourné (pros) vers le Père », comme le précise le prologue du quatrième évangile (Jn 1,1).

Cette filiation divine représente pour nous une relation interpersonnelle ininterrompue. Le définitif dans lequel a basculé l’histoire humaine à Pâques n’est pas une réalité statique. Il reste aussi vivant que l’échange de vie entre les trois Personnes de la Trinité à la table de laquelle nous invite le banquet pascal. Commensalité vécue dans la foi – ce qui explique que le basculement pascal de l’histoire passe le plus souvent inaperçu aux yeux de nos contemporains.

 

Jean-Michel Castaing est essayiste et théologien. Il vient de faire paraître 48 Objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).

 

Illustration : Le Perugin, La Résurrection du Christ (1495), huile sur bois, 32 × 59,5 cm, Musée des beaux-arts de Rouen.

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[1] « Éon », du grec ancien Αἰών (Aiốn), en latin Aeon, est le dieu mythologique du temps éternel et de la prospérité. Par extension : le temps ancien (Ndlr).