Il est devenu aujourd'hui banal pour celui qui entre dans une église, en fidèle ou en touriste, d'y voir des installations d'art contemporain. La Nuit blanche du 3 au 4 octobre donnera aux Parisiens l'occasion d'en découvrir à nouveau [1]. Les questions surgissent invariablement : Que signifient-elles ? Quel rapport avec le lieu, son histoire et sa fonction ?

 

Toute personne un peu cultivée sait aujourd'hui que l'installation est une pratique conceptuelle inspirée de Marcel Duchamp. Son principe est le détournement d'objets et de lieux dans le but de déstabiliser le regardeur et de modifier le sens du lieu et de l'objet détourné, dans le meilleur des cas à des fins critiques . Cette démarche définit l'art contemporain ou AC [2].
Petite histoire d'une prise de pouvoir
L'on sait que l'État et les communes ont en charge le patrimoine que constituent les églises construites avant la loi de 1906 de séparation de l'Église et de l'État. Mais depuis les années quatre-vingts, le ministère de la Culture s'intéresse tout particulièrement aux commandes d'art sacré. À partir de 1987, date de la construction de la cathédrale d'Évry, où la rue de Valois a joué un rôle dominant, cette démarche est devenue systématique et organisée. L'objectif est de procurer des commandes d'Etat aux artistes officiels. Il convenait donc alors de donner à un art officiel, exclusivement conceptuel et peu prisé par le public, une légitimité par inclusion inamovible dans le patrimoine.

  • Commande publique démultipliée - Au cours des années 80 et le début des années 90, ces commandes ont concerné essentiellement les vitraux des églises les plus remarquables du patrimoine. Démarche qui n'était pas en rupture, si ce n'est par l'importance du phénomène et le parti pris étroitement conceptuel, avec le mouvement initié après guerre pour remplacer les vitraux détruits par les bombardements dont on sait qu'ils ont donné lieu alors à quelques chefs d'œuvre, abstraits ou figuratifs, d'une grande diversité d'expressions.
  • Apparition des installations - Vers la fin des années 90, on vit arriver massivement dans les églises des installations éphémères. Ces œuvres d'AC étaient l'occasion de distribuer quelques cachets et de faire apparaître un nom d'artiste grâce à un évènement suffisamment spectaculaire pour émouvoir les médias. Seuls les lieux sacrés rendent possibles transgressions, blasphèmes et détournements significatifs en mesure d'attirer leur attention.
  • Développement de l'animation - À partir des années 2000, une troisième étape est franchie : les églises deviennent des lieux d'animation culturelle. Elles participent désormais à de grandes fêtes ludiques qui n'ont plus rien à voir avec des concerts spirituels . Les Nuits Blanches en sont un exemple type. Les églises offrent leurs lieux aux organisateurs d'évènements qui captent, au profit d'une œuvre à valoriser, le grand battage médiatique.


C'est aujourd'hui un des moyens les plus efficaces, et les moins onéreux puisque gratuit, pour acquérir une visibilité et travailler une cote. Dans cet esprit il faut aussi citer les évènements estivaux et touristiques. L'art dans les chapelles en Bretagne en est l'exemple type, partout imité (ci-contre). Cette animation qui existe depuis seize ans, la première du genre, capte les circuits et les flux de visiteurs au profit de l'AC institutionnel, offrant en retour des évènements repris par les médias. La fréquentation des lieux s'en trouve augmentée. Tout le monde y trouve son compte sauf peut être les visiteurs obligés de subir ce parasitage à finalité commerciale.

  • Le rôle de "partenaire - La fin de la décennie voit apparaître une dernière forme de collaboration entre l'Église et l'État : les églises deviennent des annexes des grandes foires et expositions d'AC. Par exemple en mai 2009, l'église Saint-Eustache à Paris est devenue un des lieux off , une annexe de la grande exposition d'art officiel au Grand Palais : La Force de l'Art. Une installation des fameux Pierre et Gilles occupa tout le temps de l'exposition la chapelle du baptistère.

De mai à octobre 2009, à Metz, dans le cadre d'une exposition dispersée dans la ville, Constellations , en avant-première de l'ouverture de Beaubourg-Metz, l'église des Trinitaires accueille en partenaire une installation d'Anish Kapoor.

  • L'AC comme objet liturgique - Au même moment apparait une nouvelle pratique : une installation est mise en lieu et place des objets liturgiques, servant à la célébration de la messe de Pâques en la cathédrale de Gap : un Christ assis sur une chaise électrique dans une position qui fait penser à une piéta. Cette œuvre de Paul Fryer a été prêtée pour l'occasion par son collectionneur François Pinault qui en fabrique savamment la cote. Après ce scandale dûment médiatisé, l'œuvre réapparaît en juin à Dinard, clou de l'exposition phare de l'été : Qui a peur des artistes ? Ce grand capitaine des finances y présente sa collection.

À la fin de processus que l'on peut ici observer, il y aura tôt ou tard une vente chez Christie's dont Pinault est d'ailleurs propriétaire... Cette année on a vu réapparaître à la Foire Art Paris une œuvre de Philippe Perrin, la couronne d'épines géante en barbelé : Heaven , exposée lors des Nuits Blanches de 2006 devant l'autel, dans le cœur de Saint-Eustache (photo ci-dessus). Elle fut présentée à la vente avec son cursus, sa précieuse polémique et son délicieux parfum de scandale.

L'Église et l'État dans le domaine de l'art ne sont plus séparés depuis vingt ans...
Quelle est donc la finalité d'une telle politique ? On s'aperçoit en essayant de comprendre cette situation inédite que chacun des acteurs de ce jeu erratique a des objectifs très différents.

  • Pour l'État et son clergé d'inspecteurs de la création , le but est de légitimer ses choix idéologiques, esthétiques et budgétaires, par une inclusion dans le patrimoine, le sacré et l'Histoire. L'État dirige la création en France [3] et non plus seulement la culture .
  • Pour l'ensemble du réseau qui forme la valeur de l'œuvre et en particulier pour les collectionneurs, l'inclusion dans les lieux historiques et sacrés, offrant prestige et possibilité de scandale médiatisé, augmente automatiquement la cote de l'objet par son inscription dans l'Histoire de l'art. C'est la technique mise au point dans les années quatre-vingt-dix de la fabrication de la valeur des objets qui n'ont pas de valeur intrinsèque.
  • Pour l'Église et ses fonctionnaires de l'art sacré, les avantages sont plus psychologiques que matériels. Grâce à l'AC, ils sont acceptés par les grands de ce monde et quittent la situation inconfortable de la marginalité dans un monde peu ouvert à la transcendance. Ils acquièrent, par simple contact d'image, les vertus de l'AC : jeunesse, actualité, visibilité. Sincères cependant, ils prêtent à l'AC des vertus chrétiennes : l'amour des autres, la perpétuelle remise en cause de la nature pécheresse, la compassion pour tout ce qui est souffrant et déchu.
  • Les artistes cherchent eux des lieux forts pour bâtir un concept qui fasse choc, ce qu'aucun musée d'art contemporain, galerie ou centre d'art, par ailleurs peu fréquentés, ne peuvent fournir. C'est ce qui motive le mot de Claudio Parmiggiani lors du discours d'inauguration de son œuvre au Collège des Bernardins : Quand on fait un trou dans un monument historique ou sacré on en sort du sang.

De cette violence naît l'œuvre conceptuelle. Il faut savoir que le plan com. fait partie intégrante de l'œuvre conceptuelle. Dans une société marquée par la technologie des médias, rien n'existe, n'accède à l'être sans les médias.

Le regardeur est un voyeur
Et le public dans tout cela ? Ces pieuses installations sont en réalité de savants dispositifs de nature sadomasochiste, élaborés pour piéger à la fois l'artiste qui les crée, les institutionnels, le clergé, les collectionneurs, les médias. Tout le monde est à la fois bourreau et victime... Chaque acteur instrumentalise l'autre en vue d'un bénéfice matériel ou psychologique fondé sur la manipulation du public. Le regardeur d'AC est ainsi à son insu mis dans la position du voyeur de ces jeux savants dignes du célèbre marquis. Le regardeur est d'évidence pris en otage pour le plus grand profit du Financial Art... mais pour combien de temps encore ?
Viendra le jour où le regardeur enfin avisé connaissant la clef du mystère de la fabrication de la valeur en réseau, posera un œil distancié et critique sur cet art qui a envahi les lieux de culte.
Malgré les médiateurs prêts à tout expliquer, les regardeurs se faisaient rares en mai 2009 à La Force de l'Art [4], à Saint-Eustache comme au Grand Palais... En face, au Petit Palais on fait la queue, on se bouscule. Point de regardeurs , mais des contemplateurs , se pressant devant les icônes du Mont-Athos. Manifestement le public se console. Serait-il en attente d'autre chose ?

 

*Aude de Kerros a publié L'Art caché, les dissidents de l'Art contemporain (Eyrolles, 2007).

 

 

[1] Le programme de la Nuit blanche 2009 dans les églises de Paris.
[2] AC, acronyme de Art contemporain employé par Christine Sourgins dans Les Mirages de l'Art contemporain (Ed. de la Table ronde 2005), permettant de distinguer cette idéologie particulière de l'art, d'essence essentiellement conceptuelle, de toute la diversité que comprend l'art d'aujourd'hui.
[3] L'État dirige la création en France depuis les dispositions réglementaires de 1982 établissant un certain nombre d'institutions intervenant très fortement sur tous les aspects de la création. En 1993 la création du corps des Inspecteurs de la création complète ce dispositif.
[4] Les visiteurs de Saint-Eustache et des autres off furent comptabilisés comme spectateurs de cette grande démonstration officielle pour cacher autant qu'il se peut l'indifférence du public. Le choix officiel étroitement conceptuel et invariable depuis trente ans n'a toujours pas convaincu.
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