Les modes d’accueil et d’accompagnement des personnes handicapées reflètent, pour le meilleur et pour le pire, les évolutions de nos systèmes de valeur occidentaux. Une évolution historique s’est produite pour une meilleure prise en charge de la personne handicapée, non sans ambiguïté. Jacques Labrousse évoque cette évolution. Avant d’évoquer dans un second article la situation Française depuis la loi de 2005.
Jusqu’au milieu du 20è siècle, il s’agissait de protéger et de « soigner » les « impotents ».Les hospices publics accueillaient les « arriérés profonds » dans leurs services de « défectologie » et l’Etat supportait à partir de 1914, un important budget en faveur des « invalides » de guerre.
En milieu rural les enfants « inéducables » restaient généralement au sein de leur famille. S’il existait une politique volontariste du handicap, elle relevait principalement des Eglises (congrégations catholiques ou diaconat protestant) ainsi que d’Associations de bienfaisance : les principales populations concernées étaient celles des enfants aveugles et des enfants sourds (Instituts régionaux privés et nationaux publics mettant en œuvre les réalisations pionnières de Valentin Hauÿ ou de l’Abbé de l’Epée)
Une spécialité française : l'essor associatif
A partir des années 1830 et des grandes épidémies de poliomyélite, les personnes handicapées motrices prennent en main d’elles-mêmes la création d’établissements et de services. Elles sont suivies vers les années 1950, par les parents d’enfants « inadaptés » (déficients mentaux, en particulier ceux atteints de trisomie 21), qui créent de nombreux instituts médico-éducatifs faute d’accueil par l’école ordinaire ou qui prennent le relais d’établissements congréganistes.
Alors que dans le reste de l’Europe, ces établissements sont créés par « l’Etat Providence » ou par des fondations privées (« CHARITIES » ou « STIFTUNGEN »), les associations françaises de personnes handicapées ou de parents assument le double rôle de promoteurs-gestionnaires et de « groupes de pression ». Elles obtiennent progressivement (loi de 1975) la participation financière de la collectivité tant pour les investissements que pour le fonctionnement des établissements spécialisés. Ceux-ci sont souvent créés au bout d’un « parcours du combattant » de huit à dix ans en moyenne et selon une cartographie disparate en raison de la pugnacité des acteurs locaux et de la charge foncière : la région parisienne, par exemple, est à ce titre, une des plus mal loties, alors que des établissements de grande taille sont créés en zone montagneuse ou côtière ou par reconversion de sanatoriums précédemment créés pour la lutte contre la tuberculose.
« Mai 1968 » remet en cause ce système institutionnel
Une véritable révolution culturelle traverse le monde du handicap après la seconde guerre mondiale. Ses causes sont multiples et ses étapes chaotiques. Signalons-en quelques traits :
- le passage d’une approche essentiellement médicale à une vision beaucoup plus sociale des situations de handicap.
- La « désinstitutionnalisation »
- La diffusion de l’idéologie « community living ».
Dans chaque cas, des réformes très positives en résultent, mais aussi des excès révélateurs de choix idéologiques ambigus et une vision sélective excluant souvent les cas les plus lourds.
C’est tout d’abord l’approche trop purement médicale qui est remise en cause. Les Nations Unies, à la suite de la Seconde Guerre Mondiale, forgent leur doctrine des « DROITS DE L’HOMME ». Il s’agit de garantir à chacun, quel que soit sa race, son sexe ou son handicap, le respect de sa dignité, la non discrimination, l’égalité des chances et la pleine citoyenneté.
Dans ces conditions le handicap n’est pas une « maladie » mais une « situation » dont l’approche doit être « holistique » c'est-à-dire globale et surtout sociale. Certes la personne handicapée requiert des « soins » mais au sens anglo-saxon des termes (« care » et pas seulement « cure »).
En se réclamant de ces principes des Nations Unies, relayés par l’OMS (Organisation mondiale de la santé) certains militants vont jusqu’à occulter les éventuelles déficiences somatiques ou psychiques à l’origine de la situation de handicap. Ce n’est pas la déficience médicalement constatée qui crierait le handicap, mais la réponse négative de l’environnement. Si vous rendez « accessibles » toutes les dimensions de la vie sociale, la situation de handicap disparaît.
Et cette accessibilité ne doit pas se limiter à la suppression des marches dans les bâtiments et les transports. Elle doit s’étendre à l’éducation (école « inclusive »), au travail, aux loisirs, voire à l’exercice des cultes, selon le concept anglo-saxon d’« UNIVERSAL ACCESS » et « ACCESS FOR ALL » qui doivent inspirer une véritable politique ambitieuse de « CONCEPTION UNIVERSELLE » visant tous les citoyens et tous les aspects de la vie. Si vous supprimez les marches dans tous les lieux publics, cela ne profite pas seulement aux personnes handicapées, mais aux mères de famille avec leur landau, aux personnes âgées. Il s’agit d’une politique de longue haleine et très coûteuse, mais qui devrait, au passage, résoudre l’essentiel des problèmes de toutes les personnes fragiles ou vulnérables. Il n’y aurait plus besoin de textes législatifs ou réglementaires (ces textes étant du reste considérés comme discriminants, même s’ils créent des discriminations positives). Certains pays nordiques suppriment même le poste de Ministre chargé des personnes handicapées, remplacé par une fonction de « veille juridique » ou de médiation (OMDUSMAN) chargée de veiller à ce que tout texte nouveau ou programme budgétaire à caractère général soit effectivement applicable à tous.
Une désinstitutionnalisation systématique
Avec la chute du mur de Berlin, la découverte d’odieux orphelinats et d’asiles regroupant des centaines de malades mentaux provoque l’accélération, y compris dans les pays occidentaux, du processus d’inclusion des personnes handicapées dans la vie ordinaire.
En Italie, les établissements psychiatriques sont fermés, ainsi que la totalité des établissements pour enfants handicapés.
Dans les pays nordiques, qui en avaient les moyens budgétaires avant 2009, les adultes handicapés pouvaient bénéficier, si nécessaire, d’une assistance à domicile 24 heures sur 24 et 365 jours par an (ce qui peut représenter jusqu’à 5 1/2 emplois-temps plein pour une seule personne accompagnée)
Les centres spécialisés sont fermés, mais disparaissent avec eux les « plateaux techniques » spécialisés et la plupart des emplois de haut niveau qui en étaient la cheville ouvrière. Et, pour les cas complexes, les auxiliaires de vie à domicile ne possèdent pas l’ensemble des compétences des équipes pluridisciplinaires des anciens centres. Ces auxiliaires interviennent trop souvent sans encadrement ni coordination suffisante.
Il n’est pas étonnant qu’entre 2000 et 2004, certains de ces Etats aient dû créer des « UNITES RESSOURCES » de formation et de « coaching » de ces auxiliaires de vie, unités généralement adossées aux hôpitaux de COMTE.
La vie dans la communauté à l'épreuve des réalités personnelles, familiales et économiques
L’immersion des personnes handicapées dans la vie sociale locale peut modifier de manière positive l’image du handicap et par là même, l’attitude de la majorité de la population à leur égard. A l’école, en particulier, les enfants peuvent acquérir une vision enrichie de la différence dont témoignent, par leur présence, des camarades en situation de handicap. Cela suppose, bien entendu, un soutien des responsables locaux, des enseignants, voire des commerçants de proximité et une sensibilisation de l’ensemble du voisinage.
Quant à l’accompagnement constant par des auxiliaires de vie, il peut être parfois insuffisant, pesant pour la personne handicapée elle-même et pour son entourage familial (risque d’intrusion dans la vie privée)
Mais surtout ce mode de vie est absolument inadapté aux cas les plus complexes et les plus lourds (troubles très envahissants du développement, difficultés extrêmes de communication, même non-verbale, handicaps combinés comme dans les cas de surdité totale)
Certes, un nombre croissant de ces personnes en situation très complexe de handicap, aspirent, ainsi que leurs familles, à partager leur existence entre établissement et séjours à domicile, mais toutes ont besoin d’être suivies par des équipes pluridisciplinaires de haut niveau, seules capables de leur apporter les soins, l’éducation très spécialisée dont elles ont besoin, et pour les adultes les activités capables de les stimuler et de leur éviter un repliement total sur elles-mêmes.
La politique de la vie dans la communauté se heurte, d’autre part, de manière croissante, aux réalités de la situation économique. De nombreuses collectivités locales sont menacées de faillite quant à leurs budgets sociaux, y compris en Europe du Nord. Et les pays de l’est ainsi que ceux du pourtour méditerranéen sont structurellement hors d’état de supporter son coût.
Les dérives idéologiques du droit à l’autonomie
Tout la proclamant, au nom des droits de l’homme, l’autonomie à tout prix de la personne et la fermeture des filières spécialisées d’éducation et d’accompagnement, les militants des mouvements californiens de Mai 68 véhiculaient une idéologie ambigüe à caractère sélectif, voire eugéniste, sous le couvert de la notion, également très ambiguë, de « Prévention du Handicap »
Le philosophe américano-australien Peter Singer, mettait en doute l’opportunité de laisser vivre des êtres dont les possibilités de communication sont inférieures à celles du chimpanzé. Il récusait la frontière ontologique entre l’homme et l’animal. Et les législations (ainsi que les décisions nationales et européennes) officialisaient progressivement la distinction entre l’être humain et la Personne humaine. Seule, celle-ci, aurait accès aux « droits de l’homme » dans leur plénitude. Quant à l’être humain non encore né, et pour celui qui, déjà né, représente des déficiences lourdes ou subit un pronostic de maladie évolutive lourdement handicapante, pour celui qui ne s’inscrit pas dans un projet parental suffisamment convaincant, la qualité de « personne humaine » est mise en question. Certains philosophes et certains juristes appliquent la vision « utilitariste » de l’espèce humaine. Un minimum d’autonomie serait nécessaire pour accéder au sanctuaire des « droits de l’homme ». Cette conception « utilitariste » est la même que celle qui prétend justifier l’euthanasie pour les malades en coma avancé ou ceux dont les souffrances seraient intolérables.
Les militants d’hier luttant pour la suppression des institutions viciées selon eux par leur référence à la bienfaisance, la compassion, la pitié et la charité qualifiées d’avilissantes sont souvent ceux qui restaurent l’appel à la COMPASSION pour justifier la sélection périnatale et l’euthanasie.
Oui le monde du handicap est bien l’un des lieux où se manifestent, sous un prisme grossissant, les enjeux essentiels de notre temps.
Nous tenterons de décrire comment se joue ce choc des valeurs, dans le contexte récent depuis la loi de 2005 sur le handicap, la crise économico-sociale et à la lumière de la conjoncture électorale.