Source [Pierre de Lauzun] Un fait trouble beaucoup le débat : l’émergence récente dans l’espace public de ce qu’on appelle indigénisme, décolonialisme, Black Lives Matter, sans parler des diverses théories du genre ou d’un certain féminisme, et des élucubrations de ce qu’on appelle intersectionnalité.
C’est l’idée d’abord que des populations censément opprimées peuvent seules parler de ce qui est censé les opprimer ; et ensuite que l’ensemble de la culture et civilisation occidentale est coupable de ces oppressions, ce qui implique critique et épuration. Et on censure les auteurs, on abat les statues, on colonise médias et universités pour imposer le discours unique etc.
D’où le désarroi de l’opinion progressiste face à cette nouvelle gauche, par rapport à la vision universaliste (ou plutôt se voulant telle) qu’elle avait du progrès et de la société. Apparemment l’opposition est frontale. Mais en réalité tous deux sont issus d’une source commune, ou plutôt d’un paradigme fondateur.
Comme je le montre dans un livre paru récemment, Pour un grand retournement politique » (Editions du Bien commun), ce paradigme domine notre culture depuis trois siècles. Un paradigme est ce qui structure la pensée ou son expression publique. C’est ici l’idée qu’il n’y a pas de vérité objective en matière morale, politique et sociale, et que chacun se détermine comme il l’entend, sous réserve du droit équivalent du voisin – ce qu’on trouve dans la Déclaration des Droits de l’homme de 1789. Emergé au XVIIe siècle, il a fait progressivement sentir ses effets jusqu’à culminer dans le relativisme actuel, pour qui la seule notion du bien que doit reconnaître la société est le droit absolu de chacun à définir comme il l’entend ses valeurs et références, sous réserve du droit équivalent du voisin. D’où une lente dérive de nos sociétés, qui ronge petit à petit ces biens communs essentiels qu’à des degrés divers l’humanité avait repérés ou construits au cours du temps. A chaque phase de l’histoire des pays d’Europe, les conséquences tirées de ce cadre de pensée ont évolué dans le sens d’une radicalité croissante, selon un programme qui se veut d’émancipation. Le politiquement correct d’aujourd’hui eût été impensable il y a cinquante ans ; mais une fois-là, il s’impose : tolérant au départ, il conduit ensuite à la condamnation de tout ce qui le contredit. Avec une constante : la remise en cause successive des éléments communs de la cité, des valeurs de bien ou de vrai, de toute idée de tradition ou de devoir objectif, ou même de la communauté elle-même. D’où la pratique forcenée de la déconstruction, et le relativisme postmoderne.
Dans un tel contexte, on manque de repères communs, et de plus en plus. Seul subsiste ce droit absolu à définir ses valeurs, ou à se définir soi-même, ce qu’on organise dans un système de règles du jeu, notamment autour de l’idée de démocratie et de droits de l’homme. Et comme cela ne suffit évidemment pas pour vivre ensemble, on compte d’une part sur des éléments plus traditionnels - mais que la déconstruction ronge toujours plus (comme on l’a vu pour la famille). Et d’autre part on recourt aux seuls éléments matériels, car ils sont jugés indiscutables. D’où un matérialisme foncier, un essai d’enrôlement de la science, et l’obsession de l’économie.
Un point important ici que si un paradigme structure la pensée, il n’en détermine pas le contenu ; il ne conduit pas à une série de théorèmes. Notamment en fonction des sujets et des approches de chacun : le paradigme les oriente et les conditionne, mais le contenu peut varier considérablement. C’est encore plus vrai du paradigme actuel, fondé sur l’idée que chacun se fabrique à volonté ses normes morales et sa vérité : inévitablement on va donc diverger selon les choix de chacun. Mais dans tous les cas on garde la matrice commune, et notamment le relativisme et la pratique de la déconstruction.
Ce qui fait qu’à partir de cette même matrice on ait pu avoir, à gauche, successivement d’un côté des ‘républicains’ (ou ‘socialistes’) attachés à une loi abstraite appliquée à tous, à un patriotisme constitutionnel, aux droits de l’homme etc. Et de l’autre ces revendications communautaristes ou particularistes, intersectionnelles, décoloniales et autres. Les secondes n’exaltent en rien les communautés naturelles, l’enracinement, encore moins la loi morale objective, à la façon des classiques ou des conservateurs. Elles se situent bien dans le cadre dominant. Mais elles reprochent aux premiers d’ignorer ce qu’implique la situation de chacun, s’il est affecté d’une spécificité qui nous dit-on débouche sur une oppression sociale, comme la couleur de peau, des mœurs différentes, une religion mal vue, s’il est une femme etc. Au fond c’est la même critique que faisaient les marxistes aux libéraux : superposer un homme abstrait et des droits théoriques à la situation réelle du prolétariat. Mais ces nouvelles revendications s’inscrivent encore mieux dans le cadre du paradigme, puisqu’elles font appel au ressenti et à la subjectivité de chacun. Dans un contexte relativiste, il n’est pas étonnant en outre qu’on en vienne à refuser tout langage commun. Les ‘républicains’ s’en offusquent, mais naïvement : ils ont raison d’être révoltés par cette disparition de tout élément de vie commune ; mais ils ont tort de ne pas voir la matrice qui est commune à leurs principes et à ces développements nouveaux.
On ne sortira pas de ces dilemmes sans remettre en question cette matrice commune, qui est notre paradigme. Non, il n’y a pas de droit de chacun à définir comme il l’entend ce qui est vrai et ce qui est bien. Il y a une libre recherche en commun dans la société, dont les résultats sont transmis aux générations suivantes. La culture héritée peut donc être enrichie et éventuellement relativisée au fil du temps, mais pas remise en cause comme telle, et au contraire transmise avec soin. Et le souci de la communauté, de sa vie commune aussi harmonieuse que possible, tournée vers le bien commun, est un impératif essentiel. Tout ceci est compatible avec une pluralité d’options et de traditions, mais si elles s’inscrivent dans ce cadre commun, qui ne se limite en rien à des règles du jeu ou des principes abstraits. Dans un tel cadre on peut intégrer le respect de la famille véritable et une conception saine des droits de l’homme ; on peut se pencher sur la légitimité des communautés et cultures particulières, intégrées dans la culture commune ; et on peut examiner les accusations de comportement oppressif, pour les redresser en faisant appel à une morale commune. Bref, on peut aider chacun à s’épanouir et à trouver sa place, dans une vraie maison elle aussi commune.
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