Source [Pierre de Lauzun pour France Catholique] L’Enfer n’est pas à la mode. Même chez les catholiques. C’est pourtant un thème de réflexion bien stimulant. Je prendrai ici un exemple suggestif : celui de la description littéraire la plus puissante qui ait été donnée de la vie éternelle, la Divine Comédie de Dante, même si ce n’est évidemment pas un texte doctrinal.
Deux dimensions opposées doivent y être soulignées. D’un côté, les damnés y apparaissent comme réduits à une dimension extrêmement étroite de leur vie passée, voire se réduisent à de pures caricatures, celles d’un type de vice. Le foisonnement complexe de la vie telle que nous la connaissons, sa richesse ambiguë et multiple, la prolifération des choix et des possibilités, y sont figés pour l’éternité dans une seule dimension, voire dans un seul geste. On peut voir là une des fonctions de l’Enfer : l’auto-réduction des êtres qui ont choisi le mal à une dimension devenue centrale de leur nature, le péché comme réduction mécaniste à une pulsion obsédante dépourvue de sens. Ceci suppose qu’effectivement l’avare par exemple, une fois basculé dans la damnation, ne soit plus que cela, que toute sa complexité d’être humain ait été annihilée au profit de cette seule pulsion, et cela tendanciellement dès avant sa mort. Inversement, en regard, la vie sur terre apparaît riche à profusion : comme si Dieu semait une infinité de possibles, lesquels finiraient par aboutir, dans les cas de damnation, sur la réduction terrifiante à une dimension folle. Rivés au temps, sans accès à la seule source inépuisable qui est l’Eternité, ils se recroquevillent sur la répétition de ce qui a été leur choix premier, ce à partir de quoi ils ont dit non. Cet enfer est en outre imprégné jusqu’à la moelle de notre terre. Non seulement il en est le reflet ou l’excroissance, puisque tout ce qui s’y passe a son origine sur terre, mais il ne s’y passe rien de nouveau : la véritable histoire individuelle s’est déjà passée ailleurs ; et le temps qui lui fait suite n’est que la résonance sonore, à l’infini, de ces événements terrestres seuls fondateurs : cet au-delà est un reflet de l’ici-bas. L’enfer est donc comme le portrait de Dorian Gray, un reflet révélateur et passif de ce monde-ci.
Mais si l’enfer est une analyse spectrale de notre monde et en garde la matérialité, il en perd cependant une dimension centrale : l’ouverture, la liberté, la possibilité d’évolution. Même Lucifer, malgré son rôle central, est totalement passif chez Dante ; on le visite presque comme un musée ; il n’a plus rien de commun avec le Malin hyperactif d’autres visions : c’est l’immobilité absolue, sans aucune forme apparente de volonté (alors même que le mal vient de lui). Ce qui n’empêche pas les damnés de s’agiter dans tous les sens, frénétiquement. En outre bien sûr, c’est un lieu dont l’amour est totalement absent, parce que refusé par tous. Tout se passe donc comme si l’enfer était le résidu irréductible (par choix) de ce qui se passe de mal dans notre monde. Donc le péché, c’est-à-dire le désordre, l’excès dans un sens ou dans l’autre ; quelque chose qui se détraque, excède sa fonction, tourne à vide hors du contexte et donc hors du sens, et refuse la juste voie. Il est remarquable que le degré extrême de péché, le plus sévèrement puni, y soit la trahison : blasphème suprême puisqu’elle détruit les rapports normaux, confiants et créateurs entre les hommes, c’est-à-dire le lien social à sa base ; ce qui est à rapprocher de la présence obsédante des thèmes politiques dans la Divine Comédie, et notamment des guerres civiles.
Tous ces damnés, dont certains ont été des gens de qualité réelle, sont là parce qu’à un moment décisif ou de façon répétée, ils ont eu des gestes destructeurs du bon ordre du monde, et d’eux-mêmes. L’ordonnancement immuable et glacé de l’enfer est la mise en évidence de cet effet boomerang : lancer un boomerang est un geste libre, mais ce qui se passe après est déterminé. C’est pourquoi Dante, malgré des cas particuliers où la pitié pour les damnés l’effleure, est peu sensible à leur sort : comme s’il considérait que le sentiment de pitié qu’on peut être tenté d’avoir était en quelque sorte mal informé, et que la personne qui connaît le fonctionnement réel des choses, ce qui est l’objet de ce voyage initiatique, voit la relation de cause à effet entre le péché et la damnation, donc la relation entre le geste déréglé et le désordre qui s’ensuit, le choix fait par le damné qui transforme sa nature. Le fait que les damnés non plus ne montrent pas le moindre repentir confirme cette analyse de l’enfer comme l’envers de notre monde, au sens de l’envers d’un textile : l’enfer révèle aussi ce que signifie notre comportement quand nous errons. C’est un refus de comprendre et d’assumer l’ordre véritable des choses.
Bien entendu ce faisant la personnalité du damné apparaît comme étant plus qu’un facteur apparaissant à un instant t, puis puni ou récompensé pour toujours sur la base de ce qu’il aura fait pendant une courte période allant de sa naissance à sa mort. D’une certaine façon, cette personnalité, n’existant sous sa forme terrestre que pendant cette période brève, est éternisée dans le regard de Dieu, qui l’a Lui sous les yeux en permanence, hors du temps. Ce qui effectivement éternise les actes bons ou mauvais, leurs effets d’ordre ou de désordre, mis en évidence dans les prismes du paradis ou de l’enfer. Du moins, sur la base du choix final et d’ensemble, qui fait basculer la signification globale d’une vie.
De fait, chez Dante même, l’opposition n’est pas celle d’un Bien et d’un Mal comparables et symétriques ; elle oppose au Paradis une énergie libre, prodigieusement brillante et mobile, à une situation mécanique bloquée dans l’enfer. Le Paradis de Dante est merveilleusement actif, comme il convient à quelque chose qui ‘tourne’, qui ‘marche’ au sens familier de ces termes. Et l’enfer est un raté, comme une panne de moteur. En effet, même s’il bouge, c’est de façon répétée et stérile, comme une roue folle. Or on ne met pas sur le même plan le bon fonctionnement d’un moteur et ses pannes : celles-ci sont adventices par rapport au premier. Leur existence rappelle l’imperfection du monde, mais elles ne créent ni ne fondent rien. Mais ce qu’il y a de vrai et de bon continue à résonner, et peut continuer, en Dieu, à se multiplier à l’infini.
En d’autres termes, à nouveau, le Mal n’est pas une image inverse de la plénitude de l’Etre comme le pensaient les Cathares, en cohérence avec leur croyance en un Dieu mauvais aussi puissant que le Bon : c’est un ratage, fruit des limites des êtres autres que divin, mais libres ; et comme tout ratage, il est destiné à être en un sens oublié. Ce qui revient à dire que seul le Paradis est infini : l’Enfer est relatif (ce qui ne veut pas dire inexistant). Si le mal est négation ou insuffisance d’être, il s’auto-réduit dans cette négativité ou relativité ; il reste superficiel. On peut retrouver ici une idée de la pensée hindoue et notamment du bouddhisme : aussi douloureux soit-il, le mal participe de l’illusion ; pour le chrétien, cela ne veut pas dire qu’il n’est pas réel, mais qu’il n’est pas essentiel. C’est pourquoi, dans Dante, seuls l’enfer et dans une certaine mesure le purgatoire sont dépeints de façon physique : ils participent de notre monde, ce qui n’est pas le cas du Paradis, qui nous révèle le bon côté de la trame. Et comme on voit, loin de la vision d’un Dieu immobile au sens figé du terme, le vrai mouvement ou plutôt la vraie liberté est du côté de Dieu. Donc encore une fois le ‘Paradis’ et ‘l’Enfer’ ne sont pas symétriques. L’un est révélation des effets de la plénitude divine ; l’autre est corrélativement l’envers, qui n’a pas de sens. Ou dont le seul sens est de mettre en évidence ce que fait ou peut faire la créature en refusant Dieu, ce qui par contraste exalte Sa générosité. Bien sûr, pendant leur vie, les élus comme les damnés ont une part de bien et une de mal. Mais leur option globale et finale les fait basculer : les uns refusent leur part de bien et se recroquevillent sur leur refus, les autres acceptent le pardon pour leur part de mal, et accueillent le bien infini qui en résulte.
Publié par France catholique 3 juillet 2020.