Depuis que le pape François a annoncé la tenue de deux synodes sur la famille, l’Église connaît un vif débat sur la possibilité d’admettre aux sacrements de la réconciliation et de l’eucharistie les fidèles divorcés et remariés civilement. Mgr Jean-Paul Vesco offre une contribution à ce débat dans son ouvrage Tout amour véritable est indissoluble paru au Cerf en février 2015.
Vatican II affirme que « les évêques sont les docteurs “authentiques”, c’est-à-dire revêtus de l’autorité du Christ, qui prêchent au peuple qui leur est confié la foi qu’il doit croire et qu’il doit faire passer dans ses moeurs. » (Lumen gentium, §25) Or les positions de l’évêque d’Oran, fortement relayées par les médias catholiques français, sont de nature à jeter le trouble dans l’esprit des fidèles sur certains points de la doctrine et de la discipline de l’Église ainsi que sur la philosophie du mariage selon le droit naturel.
Comme fidèle laïc marié et comme philosophe [1], ses propos me sont apparus comme appelant une lecture critique. Pour cela, je m’appuierai sur la Parole de Dieu, transmise par l’Écriture sainte et la Tradition et interprétée par le magistère (Dei Verbum, §10). Mais comme Mgr Vesco aborde ces questions en relevant leurs enjeux philosophiques et juridiques, l’usage de la simple raison sera également requis.
Sa réflexion s’enracine dans l’écoute des fidèles souffrant de se sentir exclus et incompris par l’Église. À de nombreuses reprises, il affirme que la discipline actuelle est impossible à vivre. L’alternative entre la séparation ou au moins la continence perpétuelle (pour pouvoir recevoir le pardon sacramentel et l’eucharistie) d’une part et d’autre part l’abstinence eucharistique perpétuelle et l’éloignement de la réconciliation (s’il y a persistance dans l’état de péché) lui paraît inhumaine et à ce titre constituerait un véritable contre-témoignage adressé au monde.
Une plaidoirie
Dès lors, il cherche à justifier une évolution disciplinaire, signe que l’Église aurait enfin compris la souffrance de ses enfants. Notons que Mgr Vesco, ancien avocat, développe une plaidoirie qui fait feu de tout bois pour convaincre son lecteur que cette évolution n’engendrerait aucune contradiction entre vérité et miséricorde. Il demande non pas que l’Église transige pour plaire au monde mais au contraire qu’elle saisisse l’occasion qu’offre cette douloureuse interpellation pour grandir dans sa réception de l’Évangile. L’enjeu de son livre en est d’autant renforcé car il offre une méthode qui pourrait être utilisée sur d’autres sujets, par exemple la bénédiction des unions entre personnes de même sexe.
Le nœud de l’argumentation est que l’Église ne peut demander aux « divorcés remariés » de rompre la « nouvelle alliance » qu’ils ont conclue. Pourquoi une telle demande serait-elle impossible ? La raison invoquée est que la seconde union comme « tout amour conjugal véritable » est indissoluble. Effectivement en bonne logique un lien indissoluble ne peut être délié. Mais en quoi la seconde union, qui semble prospérer sur la dissolution de la première, est-elle déclarée indissoluble ?
C’est là que Mgr Vesco fait preuve de prouesses pour convaincre son lecteur se demandant s’il n’est pas face à de magnifiques « sophismes » (ignorant les intentions profondes de notre auteur je ne peux que mettre entre guillemets ce terme) !
Il reprend la doctrine traditionnelle selon laquelle le mariage est institué par le Créateur et qu’à ce titre le mariage civil entre deux non-baptisés est indissoluble. Ce n’est donc pas le sacrement qui rend le lien conjugal indissoluble. Au contraire, à l’origine Dieu a créé l’homme et la femme afin qu’ils se donnent l’un à l’autre et ne forment plus qu’une seule chair ; et c’est pour cela que le Christ tout en rappelant le dessein divin originel a fait du mariage un sacrement qui conjointement communique la grâce nécessaire pour y être fidèle et signifie son union indissoluble avec l’Église.
Indissoluble ou ineffaçable ?
Comment s’appuyer sur une telle doctrine pour reconnaître que la seconde union étant indissoluble l’Église ne peut exiger une séparation pour avoir accès aux sacrements ? C’est que indissoluble désigne pour lui indélébile, ineffaçable ; un lien est dit indissoluble parce qu’il crée du « définitif » (par exemple les enfants nés de l’union) ayant donc une certaine objectivité que même l’Église doit respecter.
La nouvelle acception de ce terme lui permet d’opposer à la discipline sacramentelle une réalité qui semble devoir s’imposer d’autant plus à l’Église qu’elle est présentée comme une propriété de « tout amour véritable qui vient de Dieu » (p. 61). Une fois validée la légitimité anthropologique de la seconde union, la seule question qui reste à régler est : l’Église peut-elle s’entêter à refuser la réconciliation et l’eucharistie indistinctement à tous ceux qui se sont engagés dans une nouvelle union (= dans « un amour véritable ») ?
Infraction momentanée ou infraction continue
Pour rendre possible ce qui est aujourd’hui impossible, il convient de contester la notion de « persistance en état de péché » signifiant le refus du repentir et donc de la réconciliation (canon 915). En effet, une telle notion rend caduque toute l’élaboration à laquelle il est arrivé puisque cela présuppose que la nouvelle union n’est pas en soi définitive, bref que ce qui est appelé du définitif n’est en fait que la réitération d’un acte volontaire par définition contingent parce que libre.
Pour cela Mgr Vesco, tournant le dos à une approche de théologie morale, va utiliser une distinction strictement juridique entre infraction instantanée et infraction continue. La première, nous dit-il, est circonscrite dans le temps. Il prend l’exemple du meurtre effectué à tel instant mais qui emporte des conséquences définitives sur lesquelles le meurtrier ne peut plus rien. La seconde se prolonge dans le temps, tel le vol avec recel. Ici l’infraction se réalise aussi longtemps que la personne n’a pas volontairement mis fin à la situation. Pour l’Église actuelle, les fidèles vivant dans une seconde union sont dans une infraction continue.
Mgr Vesco cherche à convaincre son lecteur qu’ils sont au contraire dans une infraction instantanée. La grande différence entre les deux est que, coupable d’une infraction instantanée, je peux être pardonné alors même que mon acte mauvais a causé des conséquences irréversibles. Le pardon éventuel que le meurtrier repenti reçoit ne rend pas la vie à sa victime. En revanche, pour recevoir le pardon dans une infraction continue, il faut d’abord volontairement y mettre fin. Le bénéfice rhétorique de l’analogie est évident.
Un acte sans conséquences
Les « divorcés remariés » étant installés dans une nouvelle union présentée comme définitive et indissoluble, il convient de dissocier l’acte mauvais (la rupture de la première union et l’entrée dans la seconde) des conséquences définitives en elles-mêmes bonnes (l’amour, la vie familiale, l’éducation des enfants, etc.).
De même que le meurtrier peut recevoir le pardon de son acte sans que les conséquences définitives en soient modifiées, de même les divorcés remariés devraient pouvoir recevoir un pardon sans que l’Église leur demande préalablement de renoncer à leur vie maritale présentée de toute façon comme inéluctable et indissoluble. Le présupposé de toute l’argumentation est que les remariés civilement ne sont plus libres et responsables de ce qu’ils vivent aujourd’hui ! Ils ont peut-être été coupables jadis mais leur situation actuelle n’a plus de lien direct et vivant avec un tel choix.
Cette atomisation de la volonté soulève la question de ce que Mgr Vesco entend par « amour véritable ». En effet, de deux choses l’une : soit cet amour est vu comme un don de soi libre et on peut difficilement affirmer que la situation actuelle est un fait échappant à la volonté des amants ; dans ce cas l’exigence de l’Église est réalisable, bien que peut-être héroïque ; soit cet amour est soustrait à l’empire de la volonté, mais alors il s’agit d’une inclination passionnelle vécue comme une fatalité ; dans ce cas, on ne voit pas en quoi un tel amour pourrait être désigné comme « véritable » et exigerait de l’Église un respect absolu.
Vérité objective et sincérité subjective
L’argumentation de Mgr Vesco est donc inconsistante car elle affirme comme nécessaire (la vie dans la deuxième union) ce qui est en réalité contingent (car reposant sur la volonté) pour contraindre l’Église à valider un changement de vie somme toute éminemment contingent (on peut certes subir un divorce mais on ne peut pas vivre en couple contre son gré) !
Cette erreur vient d’une ignorance de la nature du mariage aussi bien naturel que sacramentel. Le lien conjugal est le don de soi réciproque que l’homme et la femme font librement l’un à l’autre. Un don n’est pas un prêt, il ne peut donc qu’être unique et exclusif jusqu’à la mort d’un des deux conjoints. On ne peut se donner corps et âme qu’à une seule personne vivante. La mort seule peut ainsi détruire le lien conjugal. Tout engagement dans une nouvelle union est ipso facto une infidélité et un mensonge puisque signifiant un don de soi impossible à faire m’étant déjà donné à mon conjoint.
Parler comme le fait Mgr Vesco tout au long de son livre (jusque dans son titre) d’« amour véritable » implique une réduction psychologique de l’amour humain. La vérité objective de la conjugalité a été évacuée pour faire place à la sincérité subjective. Tout le soubassement anthropologique et éthique de la doctrine du mariage est occulté au profit d’une approche mesurée par les sciences humaines et l’esprit du positivisme juridique actuel. Tout cela lui permet de contourner la radicalité de la Parole de Dieu sur le mariage indissoluble.
Ignorant la riche lecture que saint Jean-Paul II en a donnée [2], il prétend, dans une singulière projection, que les paroles du Christ renvoyant à l’origine sont à lire dans le contexte d’une discussion casuistique dont on ne peut universaliser les conclusions ! Contre les paroles explicites du Christ (Matthieu, 19 1-11) il considère, ayant préalablement réduit l’adultère à son acception mondaine de relation extra-conjugale impliquant duplicité et tromperie, que les « divorcés remariés » ne seraient donc pas adultères.
Il arrive ainsi à soutenir que la bigamie constitue en droit pénal une infraction continue mais que la nouvelle union entre deux baptisés n’est qu’une infraction instantanée. La contradiction interne est totale.
Le mariage déconstruit
Qui ne voit qu’au nom d’une empathie avec la souffrance de certains fidèles, c’est le cœur du mariage chrétien qui est déconstruit ? Ce ne serait donc pas au pécheur de changer mais à l’Église. Il me revient à l’esprit les paroles fortes de saint Jean-Paul II sur « la perte du sens du péché » dont le « sécularisme » est la cause. Or si le péché n’est plus identifié comme péché, la miséricorde divine apparaît alors comme vaine et superflue. Dès lors, « rétablir un juste sens du péché, c’est la première façon d’affronter la grave crise spirituelle qui pèse sur l’homme de notre temps. Mais le sens du péché ne se rétablira que par un recours clair aux principes inaliénables de la raison et de la foi que la doctrine morale de l’Église a toujours soutenu » (Reconciliatio et paenitentia, § 18).
Mgr Vesco au lieu d’annoncer à temps et à contretemps la Bonne Nouvelle du mariage intrinsèquement liée à l’appel universel à la sainteté (Lumen gentium §40) [3], préfère en édulcorer la saveur pour la rendre audible par les hommes blessés et pécheurs que nous sommes tous. Le pape François si sensible à la miséricorde divine a clairement identifié à quel point le danger majeur de l’Église actuelle est la mondanité.
Plus que jamais méditons l’exhortation de saint Paul aux Romains : « Ne vous modelez pas sur le monde présent, mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait » (Rm 12,2).
Thibaud Collin est philosophe, membre du Conseil éditorial de la revue Liberté politique. Dernier ouvrage paru : Divorcés remariés, l’Église va-t-elle (enfin) changer ? Paris, DDB, 2014.
Photo : diocèse d'Oran
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[1] Je me permets de renvoyer à mon livre Divorcés remariés, l’Église va-t-elle (enfin) changer ? Paris, DDB, 2014. Voir aussi Liberté politique n° 64, automne 2014, « Synode(s) : la Famille en vérité ».
[2] Jean-Paul II, la Théologie du corps, traduction et notes par Yves Semen, Paris, le Cerf, 2004.
[3] Pour une telle approche, véritablement pastoral, je renvoie à l’excellent article du père Thomas Michelet op, signalé par Liberté politique (9/04/15) : « Synode sur la famille : la voie de l’ordo paenitentium », Nova et Vetera 90/1 (2015) 55-80 accessible en ligne : http://www.novaetvetera.ch/index.php/fr/la-revue/a-la-une/40-synode-sur-la-famille-la-voie-de-l-ordo-paenitentium
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