Le temps est à l’économie. Mais toute économie n’est pas bonne à faire, à commencer par celle d’une réflexion générale sur la diminution des dépenses de l’État. Dans ce discours prononcé devant l'Assemblée constituante en 1848, Victor Hugo fustige les réductions du budget alloué à la culture. Il estime que l’ignorance est mère du « mal moral » qui frappe le pays, à savoir « l’excès des tendances matérielles » et souhaite, pour le faire reculer, « multiplier les écoles, les chaires, les bibliothèques, les musées, les théâtres, les librairies ».
PROCHE du groupe social-démocrate à l’Assemblée, Victor Hugo s’inscrit alors dans une volonté de « politisation » des citoyens. Le suffrage universel masculin vient de remplacer le suffrage censitaire (faisant passer le corps électoral de 250.000 citoyens à 9 millions) et les couches populaires ont pour la première fois accès au vote.
Cette « politisation » se traduit par l’importance majeure donnée à l’éducation, confiée au ministère de l'Instruction publique. L'écrivain-député montre ici que les réductions du budget de la culture et de la transmission coûteront davantage que les seules économies monétaires engendrées, la misère morale étant plus grave que la misère sociale. Il invite les parlementaires à « relever l'esprit de l'homme, le tourner vers la conscience, vers le beau, le juste et le vrai, le désintéressé et le grand ».
Son aspiration est légitime, mais il convient de s’interroger sur l’essence de la culture qu’il entend promouvoir. Il désire susciter un « mouvement intellectuel » et invite à « devenir meilleur », mais ne précise pas pourquoi, n’en précise ni le sens, ni les fondements. Il veut « la paix de l’homme avec lui-même », « faire pénétrer de toutes parts la lumière dans l'esprit du peuple » et « allumer des flambeaux dans les esprits », mais semble ignorer que le désintéressement ne peut puiser dans la seule instruction, dans une morale républicaine réduite à la connaissance, une morale in fine idéologique. A.R.
LE COUT MORAL ET CULTUREL DES ECONOMIES MATERIELLES
Discours devant l'Assemblée constituante, 1848
« PERSONNE plus que moi, Messieurs, n'est pénétré de la nécessité, de l'urgente nécessité d'alléger le budget. J'ai déjà voté et continuerai de voter la plupart des réductions proposées, à l'exception de celles qui me paraîtraient tarir les sources même de la vie publique et de celles qui, à côté d'une amélioration financière douteuse, me présenteraient une faute politique certaine. C'est dans cette dernière catégorie que je range les réductions proposées par le comité des finances sur ce que j'appellerai le budget spécial des lettres, des sciences et des arts. Que penseriez-vous, messieurs, d'un particulier qui aurait 500 francs de revenus, qui consacrerait tous les ans à sa culture intellectuelle, pour les sciences, les lettres et les arts, une somme bien modeste cinq francs, et qui, dans un jour de réforme, voudrait économiser sur son intelligence six sous ? Voilà, Messieurs, la mesure exacte de l'économie proposée. Eh bien ! Ce que vous ne conseillez pas à un particulier, au dernier des habitants d'un pays civilisé, on ose le conseiller à la France. Je viens de vous montrer à quel point l'économie serait petite ; je vais vous montrer maintenant combien le ravage serait grand. « Et c’est devant un pareil danger, qu'on songerait à attaquer toutes ces institutions qui ont pour but spécial de combattre l'ignorance. » Ce système d'économie ébranle d'un seul coup tout net cet ensemble d'institutions civilisatrices qui est, pour ainsi dire, la base du développement de la pensée française. Et quel moment choisit-on ? C'est ici, à mon sens, la faute politique grave que je vous signalais en commençant : quel moment choisit-on pour mettre en question toutes les institutions à la fois ? Le moment où elles sont plus nécessaires que jamais, le moment où, loin de les restreindre, il faudrait les étendre et les élargir. Eh ! Quel est, en effet, j'en appelle à vos consciences, j'en appelle à vos sentiments à tous, quel est le grand péril de la situation actuelle ? L'ignorance. L'ignorance encore plus que la misère. L'ignorance qui nous déborde, qui nous assiège, qui nous investit de toutes parts. C'est à la faveur de l'ignorance que certaines doctrines fatales passent de l'esprit impitoyable des théoriciens dans le cerveau des multitudes. Et c'est dans un pareil moment, devant un pareil danger, qu'on songerait à attaquer, à mutiler, à ébranler toutes ces institutions qui ont pour but spécial de poursuivre, de combattre, de détruire l'ignorance. On pourvoit à l'éclairage des villes, on allume tous les soirs, et on fait très bien, des réverbères dans les carrefours, dans les places publiques ; quand donc comprendra-t-on que la nuit peut se faire dans le monde moral et qu'il faut allumer des flambeaux dans les esprits ? « La grande erreur de notre temps, ça a été de courber l'esprit des hommes vers la recherche du bien matériel » Oui, messieurs, j'y insiste. Un mal moral, un mal profond nous travaille et nous tourmente. Ce mal moral, cela est étrange à dire, n'est autre chose que l'excès des tendances matérielles. Et bien, comment combattre le développement des tendances matérielles ? Par le développement des tendances intellectuelles ; il faut ôter au corps et donner à l'âme. Quand je dis : il faut ôter au corps et donner à l'âme, ne vous méprenez pas sur mon sentiment. Vous me comprenez tous ; je souhaite passionnément, comme chacun de vous, l'amélioration du sort matériel des classes souffrantes ; c'est là selon moi, le grand, l'excellent progrès auquel nous devons tous tendre de tous nos vœux comme hommes et de tous nos efforts comme législateurs. Eh bien la grande erreur de notre temps, ça a été de pencher, je dis plus, de courber l'esprit des hommes vers la recherche du bien matériel. Il importe, messieurs, de remédier au mal ; il faut redresser pour ainsi dire l'esprit de l'homme ; il faut, et c'est la grande mission, la mission spéciale du ministère de l'instruction publique, il faut relever l'esprit de l'homme, le tourner vers la conscience, vers le beau, le juste et le vrai, le désintéressé et le grand. C'est là, et seulement là, que vous trouverez la paix de l'homme avec lui-même et par conséquent la paix de l'homme avec la société. Pour arriver à ce but, messieurs, que faudrait-il faire ? Il faudrait multiplier les écoles, les chaires, les bibliothèques, les musées, les théâtres, les librairies. Il faudrait multiplier les maisons d'études où l'on médite, où l'on s'instruit, où l'on se recueille, où l'on apprend quelque chose, où l'on devient meilleur ; en un mot, il faudrait faire pénétrer de toutes parts la lumière dans l'esprit du peuple ; car c'est par les ténèbres qu'on le perd. « Il ne s'agit que de bien cultiver le sol » Ce résultat, vous l'aurez quand vous voudrez. Quand vous le voudrez, vous aurez en France un magnifique mouvement intellectuel ; ce mouvement, vous l'avez déjà ; il ne s'agit pas de l'utiliser et de le diriger ; il ne s'agit que de bien cultiver le sol. L'époque où vous êtes est une époque riche et féconde ; ce ne sont pas les intelligences qui manquent, ce ne sont pas les talents, ce ne sont pas les grandes aptitudes ; ce qui manque, c'est l'impulsion sympathique, c'est l’encouragement enthousiaste d'un grand gouvernement. Je voterai contre toutes les réductions que je viens de vous signaler et qui amoindriraient l'éclat utile des lettres, des arts et des sciences. Je ne dirai plus qu'un mot aux honorables auteurs du rapport. Vous êtes tombés dans une méprise regrettable ; vous avez cru faire une économie d'argent, c'est une économie de gloire que vous faites. Je la repousse pour la dignité de la France, je la repousse pour l'honneur de la République. » Victor Hugo |
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