L’étonnement, suivi de l’admiration, marquent en premier le cheminement de l’intelligence en philosophie. L’étonnement désigne la réaction de l’intelligence devant une réalité qu’elle ne connaît pas ou pas suffisamment. L’admiration épanouit ensuite l’intelligence devant ce qu’elle a reçu et qui concourt à son épanouissement.
Dans le cas présent, qui est notre grave sujet, il s’agit d’une situation et non d’une réalité, d’un acte passé et non d’une rencontre avec la réalité existante. Cependant il est intéressant de constater que ces deux mots relèvent de la philosophie et s’appliquent à cette bien triste situation que des hommes et des femmes, des citoyens d’une démocratie, ont vécu récemment dans l’Aude, à Trèbes en particulier. Nous sommes étonnés de ce qui s’est passé, peut-être moins parce que ce n’est pas la première fois et que ce n’est pas une surprise, et nous sommes admiratifs de l’acte de courage, de bravoure et davantage de don de soi radical venant du colonel Arnaud Beltrame, héros dans son engagement professionnel et martyr par sa foi, peut-on affirmer en connaissance suffisante de cause.
Revenons un instant à la philosophie, à son exigence propre, à sa finalité. Aristote écrit dans sa Métaphysique : « Une science est d’autant plus propre à enseigner qu’elle approfondit davantage les causes (et donc la science des causes premières mérite davantage le nom de sophia – sagesse - que la science des causes secondes). » La philosophie, la vraie, la seule au sens réaliste, celle qu’a transmis Aristote en se démarquant de Platon de qui il a beaucoup reçu, est la recherche des causes, c’est-à-dire d’un premier, d’un principe au-delà du multiple, du divisible. Ce qui fait qu’ensuite les causes secondes ne se comprennent qu’à partir de la cause première, sinon on n’est pas vraiment philosophe, on ne porte pas un regard de sagesse sur l’homme et sur le monde.
Qu’en est-il dans notre sujet ? Nous assistons à une suite de causes ayant entraîné la mort, des blessés, des personnes profondément éprouvées dans leur vie, en premier l’épouse d’Arnaud Beltrame, en second la personne, ‘la caissière’ dont il s’est proposé pour prendre la place d’otage. Dans un contexte bien différent, mais avec des similitudes, Maximilien Kolbe, devenu saint, avait pris la place d’un père de famille avant d’offrir sa vie en aidant à mourir ses coéquipiers du bunker de la faim au camp de concentration d’Auschwitz. Le colonel Arnaud Beltrame est mort ‘en soldat’, après avoir tenté de sortir de cette impasse dans laquelle l’agresseur les avait enfermés. Les causes s’enchaînent. Tel est le but de ces quelques lignes.
Le terrorisme, que signifie-t-il ? Le Littré donne au mot « terrorisme » la définition suivante : « emploi systématique de la violence pour atteindre un but politique ». Le mot « terrorisme » vient de « terreur » : « faire régner la terreur pour atteindre un objectif politique, pour faire régner une dictature ». Le mot « terreur » : « peur extrême qui bouleverse, paralyse », « peur collective qu’on fait régner dans une population pour briser sa résistance ».
Aujourd’hui, comme hier d’ailleurs (Révolution française, Révolution russe de 1905), le terrorisme s’est enraciné dans un contexte politico-religieux qui s’appuie sur le fondamentalisme et, à son opposé, l’athéisme. Le fondamentalisme prend racine dans l’ontologie qui est le résultat d’une confusion entre l’intentionnalité – ce qui existe en soi dans l’imagination - et le réel – ce qui est. L’ontologisme consiste à rester dans l'immanence de la pensée en réduisant « ce qui est » à « ce que je pense de ce qui est », donc l’être à une idée de l’être. L’idée diffère alors de la réalité, car elle n’existe pas. Ce fut le premier combat philosophique d’Aristote face au mythe de la Caverne de Platon. Aristote n’accepte pas les « Formes en soi ». Telle est la réponse essentielle, pour ne pas dire « existentielle » d’Aristote à son maître, Platon : ce qui détermine l'intelligence, c'est « ce qui est », l'être, et non les Formes saisies dans la réminiscence.
Aujourd’hui, la forme détermine, s’impose sur tout, que ce soit dans la vie, dans la famille, en éthique et en politique, excluant la finalité dans la quasi-totalité des situations. D’où le règne de l’ontologisme qui réduit le Créateur, Dieu, à l’« Idée » qui laisse à la pensée de l’homme - individuelle ou collective - un rôle éminent, une indépendance d'esprit, d’où l’individualisme ou le collectivisme.
En Occident, depuis la Révélation avec la foi chrétienne, la pensée pour une grande part transformée par Descartes, à la suite d’Ockham, a pris son indépendance face à la théologie, ce qui a conduit au rationalisme, au triomphe de la raison. La philosophie antique fut alors considérée par la plupart des penseurs chrétiens comme païenne, donc dépassée par la foi. Cela donna naissance au fidéisme qui est de croire que l’intelligence est incapable de découvrir par elle-même l’existence de Dieu, donc que seule la foi conduit à Dieu. L’absorption de l’intelligence par la foi mène au fidéisme. Tel est l’état de la pensée chez bon nombre de chrétiens occidentaux et de musulmans pour qui la foi explique tout, pour qui par la foi on comprend tout. Par conséquent, la recherche de la vérité, qui est l’adéquation entre la pensée et la réalité, a pour une grande part disparu, sauf pour quelques-uns, en particulier Aristote, saint Thomas d’Aquin et Marie-Dominique Philippe, qui lui ont consacré leur vie.
Depuis Descartes, l’homme s’est déclaré « maître et possesseur de la nature ». Puis avec le « siècle des lumières », il a fait de la connaissance scientifique le terreau de la vitalité de l’esprit. Le rationalisme a engendré le relativisme et l’athéisme. Le fidéisme a engendré l’athéisme et le fondamentalisme.
Que dit le Magistère de l’Église au sujet du fidéisme ? « Malgré la situation actuelle, et tout particulièrement en France, « la tradition catholique depuis le début a rejeté ce que l’on appelle le fidéisme, qui est la volonté de croire contre la raison… Le Concile Vatican I, dans la constitution dogmatique Dei Filius, a affirmé que la raison est en mesure de connaître avec certitude l’existence de Dieu à travers la voie de la création, tandis que ce n’est qu’à la foi qu’appartient la possibilité de connaître « facilement, avec une certitude absolue et sans erreur » (ds 3005) les vérités qui concernent Dieu, à la lumière de la grâce. La connaissance de la foi, en outre, n’est pas contre la raison droite. Le bienheureux Pape Jean-Paul II, en effet, dans l’encyclique Fides et ratio, résume ainsi : « La raison de l’homme n’est ni anéantie, ni humiliée lorsqu’elle donne son assentiment au contenu de la foi ; celui-ci est toujours atteint par un choix libre et conscient » (n. 43). Dans l’irrésistible désir de vérité, seul un rapport harmonieux entre foi et raison est le chemin juste qui conduit à Dieu et à la pleine réalisation de soi. » (Benoît XVI, Catéchèse, 2012)
Le Bienheureux Charles de Foucauld, prêtre chrétien vivant dans le monde musulman, écrivait à René Bazin le 16 juillet 1916 : « Des musulmans peuvent-ils être vraiment français ? Exceptionnellement, oui. D’une manière générale, non. Plusieurs dogmes fondamentaux musulmans s’y opposent ; avec certains, il y a des accommodements ; avec l’un, celui du mehdi, il n’y en a pas… Dans cette foi, le musulman regarde l’Islam comme sa vraie patrie et les peuples non musulmans comme destinés à être tôt ou tard subjugués par lui musulman ou ses descendants… D’une façon générale, sauf exception, tant qu’ils seront musulmans, ils ne seront pas Français, ils attendront plus ou moins patiemment le jour du mehdi, en lequel ils soumettront la France. »
Ces préliminaires annoncent ce qui se passe en France et en Europe, causes lointaines aux conséquences actuelles sur la mentalité et sur la pensée, sur la vie tant au plan éthique que politique. Nous sommes donc tous responsables de ce qui arrive en tant que citoyens et en tant qu’hommes et femmes par ce que nous vivons, ce que nous disons, ce que nous faisons, ce que nous engendrons chez nos enfants et dans notre environnement privé ou public. Oui, nous sommes tous responsables, et plus nous avons de responsabilités, plus nous sommes responsables, parce que nous engendrons notre propre malheur, ‘en nous attachant à la corde pour se faire pendre’ :
- Cogito, ergo sum : quand la pensée s’arroge tous les droits sur la nature, Dieu disparaît de la conscience humaine et l’homme se suicide ;
- le fidéisme : quand la foi refuse à l’intelligence sa capacité de découvrir l’existence de Dieu, l’homme exclut l’intelligence, puis ou bien rejette la foi, d’où l’agnosticisme ou l’athéisme, ou bien la foi s’impose sur l’intelligence, d’où le fondamentalisme religieux ;
- l’esprit scientifique : quand la science veut tout expliquer et tout gouverner, en considérant la métaphysique comme dépassée, la science des sciences, la sagesse disparaît ;
- la démocratie : quand elle respecte sa première légitimité qui est la protection du peuple, elle existe, sinon elle est un leurre. Aujourd’hui, elle se suicide, remplacée par une dictature idéologique ;
- la vie et la mort : quand tous ces facteurs se conjuguent, une culture de mort prend le pouvoir sur la culture de vie, et « la mort au coin d’une rue », malgré de belles célébrations, ne nous quittera pas, sauf si nous redécouvrons ce que nous avons perdu et dont nous sommes responsables devant Dieu et devant les hommes :
« Quand on recherche les racines les plus profondes du combat entre la ‘culture de vie’ et la ‘culture de mort’, on ne peut s'arrêter à la conception pervertie de la liberté que l'on vient d'évoquer. Il faut arriver au cœur du drame vécu par l'homme contemporain : l'éclipse du sens de Dieu et du sens de l'homme, caractéristique du contexte social et culturel dominé par le sécularisme qui, avec ses prolongements tentaculaires, va jusqu'à mettre parfois à l'épreuve les communautés chrétiennes elles-mêmes. Ceux qui se laissent gagner par la contagion de cet état d'esprit entrent facilement dans le tourbillon d'un terrible cercle vicieux : en perdant le sens de Dieu, on tend à perdre aussi le sens de l'homme, de sa dignité et de sa vie. » (saint Jean Paul II, Évangelium vitae, 21)
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