Saint Dominique et les Prêcheurs, huit cents ans de prédication

Les 6000 dominicains présents partout dans le monde célèbrent cette année le 800^e anniversaire de la naissance de leur ordre. L'un des leurs raconte la vie de saint Dominique, leur fondateur, pour mieux saisir la richesse de leur vocation dans l'Eglise et le monde : la prédication, dans la pauvreté, de la vérité contemplée.

« L’ORDRE est la charité de saint Dominique dilatée dans le temps et dans l’espace », écrivait Bernanos. Une telle assertion est vraie de tout ordre religieux dans ses rapports avec son fondateur. Elle est plus vraie encore dans le cas de l’Ordre des Prêcheurs, qui fête en 2015 le huitième centenaire de sa naissance, car la figure de saint Dominique est mal connue.

Au contraire de François d’Assise qui était son contemporain, de saint Benoît avant lui ou d’Ignace de Loyola après lui, Dominique n’attire pas les regards sur lui. Caché dans la lumière, Dominique apparaît comme dans l’ombre des plus fameux de ses fils et de ses filles, au point que, le plus souvent, Dominique n’est connu que dans un second temps, par ricochet : ce sont d’abord Thomas d’Aquin, Catherine de Sienne, ou Fra Angelico qui attirent l’attention ; il faut un effort supplémentaire pour remonter à la source qu’est la charité de Dominique.

Caché dans la lumière

Pour connaître Dominique, les documents sont peu nombreux, les écrits personnels presque inexistants. Les lieux saints dominicains, où l’on attendrait des traces de sa présence, sont modestes : à Caleruega où il est né, à Fanjeaux, Prouille et Toulouse où l’Ordre a pris forme, il est peu de bâtiments ou de vestiges dont on puisse affirmer avec certitude que Dominique les ait vus ou habités. À Bologne où il est mort, il a fallu attendre le xv^e siècle pour que les frères lui érigent un tombeau digne d’un fondateur. Peu de choses, donc.

Toutefois, un portrait se dégage des pièces du procès de canonisation, l’un des premiers dans l’histoire à s’appuyer sur une enquête précise. Les traits se précisent encore grâce à Jourdain de Saxe, premier successeur de Dominique, et à son Libellus, petit récit de la fondation de l’Ordre. Un portrait historique et spirituel de saint Dominique devient possible, les grandes étapes de la vie de Dominique permettant de découvrir une note propre de la vie dominicaine, telle que les grandes figures de l’Ordre ont pu l’illustrer en déployant le charisme originel. Ainsi apparaît la fécondité de la vie dominicaine, sa mission historique dans l’Église et le monde, son actualité.

Une mère bienheureuse

Dominique naît vers 1170, dans le petit bourg espagnol de Caleruega. Les sources historiques établissent qu’il est un issu d’une famille aisée, oscillant entre la notabilité et la petite seigneurie locale. De milieu très pieux, Dominique est élevé dans la foi par une mère dont la compassion qui marqua tant ses contemporains lui valut d’être béatifiée sous le nom de Jeanne d’Aza.

Selon les hagiographes, elle aurait eu un songe alors qu’elle était enceinte, où son fils lui apparaissait sous les traits d’un chien, une torche enflammée dans la gueule éclairant le globe terrestre. L’anecdote est douteuse, qui annonce si précisément le destin de Dominique en jouant sur l’assonance latine (domini-canes, les chiens du Seigneur). Mais elle révèle à quel point sa mère importe à la vocation de Dominique. Ses frères et sœurs ne sont pas en reste, puisqu’en plus de lui, la famille compte deux autres prêtres dont l’un le suivra dans l’aventure de l’Ordre et sera lui aussi béatifié, Mannès. Enfin les paysages de Castille, où le souvenir de la conquête musulmane demeure vivace, façonnent le caractère de Dominique : la foi catholique est un trésor fragile qu’il faut défendre, parfois au péril de sa vie, toujours dans des conditions difficiles.

Dès ses premières années, l’éducation de Dominique est confiée à l’Église. Au sortir de l’enfance, il poursuit des études ecclésiastiques à Palencia. À cette époque, une famine terrible frappe la région. Bouleversé, Dominique vend tous ses livres pour venir en aide aux affamés, avec ce cri resté célèbre : « Je ne veux pas étudier sur des peaux mortes lorsque des hommes meurent de faim ! »

La voie de la pauvreté

La compassion de Dominique et la pauvreté volontaire imprègneront la spiritualité de son ordre. Cela d’autant plus qu’il se prive là de biens extrêmement coûteux à l’époque, et d’encore plus de valeur pour un homme d’étude ! Bien des années plus tard sur son lit de mort, la dernière parole de Dominique à ses frères est pour les adjurer de conserver la pauvreté.

Il est vrai que d’autres ordres mendiants, c’est-à-dire subsistant grâce aux dons des fidèles consécutifs à leur prédication, comme les franciscains, vivent une pauvreté plus radicale, conçue comme une fin en soi. Les dominicains, eux, conçoivent la pauvreté comme un moyen, une liberté au service de la prédication.

Mineurs et Prêcheurs sont toutefois ensemble quelques décennies plus tard pour lutter contre l’incompréhension des séculiers et des moines et établir la légitimité de la vie religieuse mendiante au terme d’un conflit dur et parfois violent. Si les dominicains secourent surtout la pauvreté spirituelle de ceux qui ignorent la vérité, ils secourent aussi la pauvreté matérielle des exclus, les indiens avec Las Casas et Vittoria, les malades avec l’humble frère convers Martin de Porrès, indien lui-même et médecin inlassable.

Quoi qu’il en soit, l’attitude de Dominique pendant la famine de Palencia est suffisamment extraordinaire pour être remarquée par Diègue, évêque d’Osma, qui cherche à recruter des hommes saints pour son chapitre-cathédrale. Les deux hommes sont vite inséparables. Dominique devient sous-prieur, et découvre la joie de la prédication, confirmant aussi son goût pour la vie liturgique. La beauté sobre des offices demeure aujourd’hui une note propre de la vie dominicaine, dont la liturgie du frère André Gouzes témoigne en France avec éloquence.

Devant l’hérésie

En 1203, l’évêque Diègue d’Osma est requis pour une mission diplomatique : il s’agit de négocier le mariage de l’infant d’Espagne avec une princesse danoise. Il choisit Dominique pour l’accompagner dans ce périple. Les deux hommes et leur escorte traversent l’Europe, en passant par la Narbonnaise (région qui comprend Toulouse, Carcassonne et jusqu’à Montpellier). Ils y découvrent l’hérésie cathare et ses ravages. Le catharisme séduit : clergé pauvre, austère et chaste (les « parfaits »), doctrine simple et accessible, grande indulgence morale pour le reste des croyants.

Dans l’effervescence religieuse de la fin du xii^e siècle, où des mouvements de laïcs portés par une véritable ferveur entendent revenir à la foi apostolique primitive, avec de vrais fruits de sainteté, le catharisme n’est pas un phénomène isolé. Mais à l’encontre de l’hagiographie républicaine reprise par les offices de tourisme à des fins commerciales, le catharisme n’est pas cet ancêtre fantasmé de la libre-pensée ou de la démocratie, victime de l’oppression cléricale. C’est d’abord une doctrine dangereuse caractérisée par un dualisme manichéen opposant Dieu et le démon comme deux principes d’égale puissance engendrant l’un l’esprit, l’autre la matière, d’où un mépris profond du corps. C’est aussi un anticléricalisme volontiers violent et criminel. C’est enfin le refus de l’Ancien Testament et la relativisation de la Passion du Christ. Pendant le voyage, à la halte, Dominique comprend que son hôte d’un soir est cathare. Toute la nuit, il controverse avec lui, démonte ses arguments, mais surtout lui montre la beauté de la foi catholique.

À l’aube, l’hôte est converti. C’est l’expérience fondatrice. Il faut extirper l’hérésie cathare, comme de ces jeunes filles qui deviendront moniales dominicaines à la suite de leur conversion, et seront au long des siècles le foyer brûlant où s’alimente en secret le feu de la prédication des frères. Face à l’hérésie, Dominique a une intuition double, de laquelle découle la fondation progressive de l’Ordre de 1209 à 1215.

Transmettre la vérité contemplée

Tout d’abord, il faut une prédication de l’intelligence. Ainsi la foi devient inébranlable, capable d’affronter les difficultés, la valse des émotions passagères et la séduction des doctrines mondaines du moment. Dès l’origine, Dominique place donc l’étude de la Parole de Dieu et de la sacra doctrina au cœur de la vie des Prêcheurs. Les dominicains seront des contemplatifs, hommes de prière et d’étude, avant que d’être hommes de prédication. Saint Thomas d’Aquin synthétisera cette intuition dans une formule devenue devise de l’Ordre : contempler et transmettre aux autres le fruit de sa contemplation (contemplare et contemplata aliis tradere).

Dans cette perspective, dès 1217, alors que les frères ne sont qu’une douzaine, Dominique choisit de les disperser, en les envoyant deux par deux dans les grandes villes universitaires de la chrétienté (Oxford, Paris, Bologne) pour étudier, prêcher, fonder des couvents et recruter des frères parmi la jeunesse étudiante. On prétend que Jourdain de Saxe, à lui seul, fit revêtir l’habit à plus de mille novices. Ce charisme dominicain auprès des étudiants sera d’ailleurs consacré par Jean-Paul II établissant en saint patron de la jeunesse un laïc dominicain du xx^e siècle, Pier Giorgio Frassati.

De fait, l’Ordre des Prêcheurs s’implante rapidement dans les universités, en particulier à la Sorbonne où Albert le Grand introduit Aristote avant que son disciple Thomas d’Aquin ne lui succède et livre à l’Église une œuvre théologique d’ampleur et de profondeur inégalées. Aujourd’hui encore, le concile Vatican II recommande que la formation théologique des prêtres ait Thomas d’Aquin pour maître. Plus tard, le Père Lagrange permettra l’émergence d’une exégèse à la fois scientifique et véritablement catholique par la fondation de l’École Biblique de Jérusalem en 1890.

Au travers de ces figures diverses, une unique inspiration : scruter la Parole de Dieu, la méditer, en dégager l’intelligibilité, accueillir la vérité d’où qu’elle vienne. Dans ce travail, le dominicain a la certitude que l’effort de la raison, éclairé par la Révélation, est un moyen d’honorer Dieu et de servir ses frères. C’est là son ascèse. Le bois du bureau de travail d’un dominicain est souvent le bois de sa Croix, au point qu’un frère Prêcheur étudiant moins de quatre heures par jour serait en état de péché mortel si l’on devait en croire Cajetan, maître de l’Ordre et cardinal au xvi^e siècle.

Donnés sans réserve à la prédication

Il faut ensuite prêcher verbo et exemplo. Le peuple chrétien n’est pas séduit sans raison par l’hérésie : si son clergé vit en contradiction avec ce qu’il prêche, si le don de sa vie pour le Christ et pour le salut des âmes n’est pas total, alors c’est l’Évangile lui-même qui perd toute crédibilité. Mais la radicalité du témoignage n’a pas qu’une finalité apologétique. La prédication découle essentiellement de la contemplation, mais c’est la sainteté de toute la vie du Prêcheur qui la rend féconde. Sans cela, le meilleur orateur, le plus intelligent même, ne sera qu’une « cymbale qui retentit ».

Dès lors les frères Prêcheurs partiront sur les routes, deux par deux au moins, avec pour seul bagage la Parole de Dieu, à l’instar de Dominique qui portait toujours sur lui l’Évangile de Mathieu et les épîtres pauliniennes. Et les frères n’auront aucun revenu, se fiant à la Providence pour leur obtenir les dons nécessaires à l’existence. Pauvres, chastes et obéissants à l’image du Christ, ils seront des religieux donnés sans réserve à la prédication, donnant leur vie pour répondre à cette question lancinante gémie par Dominique prostré chaque nuit dans le sanctuaire : « Mon Dieu, que vont devenir les pécheurs ? » Et la réponse est dans le mystère de la Croix, surnaturellement éclairé par la miséricorde du Père ainsi que l’a peint Fra Angelico sur les murs de son couvent de Florence.

Cette miséricorde est au cœur de la prédication dominicaine, placée sous le patronage de Marie-Madeleine : l’exposition de la vérité, parfois dure à entendre, est assortie du pardon sacramentel, fruit de conversion espéré par le prédicateur. Ainsi seulement peut se comprendre le ton apocalyptique de Vincent Ferrier, plus tard la véhémence de Savonarole. La prédication n’est pas en effet pour le dominicain une activité, c’est son être même, toute sa vie. Elle peut aussi être sa condamnation, s’il en tire orgueil. Lacordaire en était conscient, qui repoussa un jour une admiratrice venu le complimenter pour sa prédication à Notre-Dame de Paris par ces mots : « Je le sais, le diable me l’a déjà dit. »

Au service de l’Église

Fort de ces intuitions maîtresses, l’Ordre est reconnu par une bulle du pape Honorius III en 1215. Dominique n’a alors avec lui que peu de frères. Mais il tient à agir in medio ecclesiæ, et transmet cette exigence à ses frères : les dominicains sont coopérateurs des évêques par la prédication, ils sont au service de l’Église. Au cours des siècles, des frères deviennent donc évêques, cardinaux, et mêmes papes à l’instar de saint Pie V. Les honneurs sont méprisés, mais l’amour de l’Église, tant exalté par Catherine de Sienne, doit emporter toutes les réticences. Dominique entend que ses frères demeurent unis à Rome, et unis entre eux.

Au lieu que la plupart des grands ordres religieux se sont divisés en différentes branches très tôt dans leur histoire, l’Ordre des Prêcheurs a toujours conservé une structure unitaire. Cette exception remarquable est le fruit des constitutions dominicaines, qui complètent la règle canoniale de saint Augustin. L’élection démocratique des supérieurs à tous échelons et le mandat renouvelable une fois seulement permettent de dynamiser le gouvernement par la promotion régulière de nouvelles têtes. Cela évite aussi la personnalisation excessive du pouvoir, de toute façon toujours limité par la participation de tous les frères à l’ensemble des décisions qui les concernent.

Les difficultés rencontrées à l’époque contemporaine par de nombreuses communautés religieuses en matière de gouvernance invitent à considérer la sagesse de telles dispositions. La révision possible des constitutions à tous les chapitres généraux, voulue par Dominique, permet de les faire évoluer, de les adapter aux circonstances toujours nouvelles. Elle est un outil de réforme qui évite les scissions. L’Ordre est donc dans l’histoire à l’image de l’Église, semper reformanda, n’évitant pas toutes les crises mais finissant par les surmonter.

Sous le manteau de la Vierge

La pauvreté, la contemplation par l’étude et la prière, la prédication, des institutions solides pour la vie commune : l’ordre fondé par Dominique pouvait prospérer. À sa mort en Italie, à Bologne, survenue en 1221, Dominique laisse une œuvre considérable : des milliers de frères dans toute la chrétienté et même au-delà puisque l’Ordre compte déjà des missionnaires.

À son chevet, les frères chantent le Salve Regina, en action de grâce pour la protection constante de la Vierge Marie. Depuis l’origine jusqu’à nos jours, c’est par son intercession constante que la vie dominicaine perdure et porte fruit, par la méditation incessante du Rosaire, dont la prédication est confiée tout particulièrement par l’Église à l’Ordre des Prêcheurs. Sous le manteau de la Vierge, les fils de Dominique trouvent refuge, avant de parcourir à nouveau le vaste monde et prêcher partout pour le salut des âmes.

 

Fr. J.-Th. de Beauregard, op religieux de la province dominicaine de Toulouse.

 

En savoir plus :
Historia op : le  800e anniversaire
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• Province de France
• Ordre des prêcheurs
• Le chemin de saint Dominique

Bibliographie indicative :
BEDOUELLE Guy-Thomas, Dominique ou la Grâce de la parole, Cerf, 2015
BEDOUELLE Guy-Thomas, QUILICI Alain, Les Frères prêcheurs, autrement dits dominicains, Le Sarment Fayard, 1997
VICAIRE Humbert-Marie, Histoire de saint Dominique, Cerf « Histoire », 2004

Une vidéo :

Aux sources de saint Dominique avec www.historia.op.org :
six lieux sources de l'Ordre des prêcheurs où le fondateur de l'ordre, saint Dominique, est passé ou a vécu instituant ainsi les fondements de la vie des dominicains qui célèbrent cette année le 800e anniversaire de leur naissance.

 

 

 

 

 

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