Les croyants face au terrorisme de la bien-pensance

Le nihilisme post-moderne est un terrorisme intellectuel très dogmatique : « Le Rien n’a pas son pareil pour nous vendre l’absence d’héritage comme une conquête de l’“autonomie”. » Face à ce terrorisme, grande est la tentation d’adhérer à d’autres fondamentalismes, tout aussi religieux que déraisonnables…

NOTRE EPOQUE est-elle sortie de la « religion » ? L’horizontalité dans laquelle évoluent nos sociétés sécularisées est-elle le signe d’un affranchissement à la fois de la morale et des soi-disant contraintes du « croire » ? Ou bien n’est-ce là qu’un moment de l’histoire du nihilisme occidental, moment appelé à être dépassé ?

Il est d’autant plus difficile d’éluder cette question, pour les chrétiens, qu’elle en induit une autre, tout aussi importante : la religion a-t-elle encore ses chances dans notre modernité tardive ? Si le « retour du religieux » est indiscutable, cela ne doit pas masquer toutefois les tendances lourdes qui freinent un retournement de direction en ce domaine. Les « élites avancées » de l’Occident, durant ces dernières décennies, se sont en effet rêvées sans Dieu fixe, sans religion, sans croyances. Ou plutôt, elles se rêvent affranchies du besoin de croire. Pour elles, seuls les êtres aliénés (elles n'osent dire « faibles », ou « demeurés », ce qui serait stigmatisant, discriminatoire...) nourrissent encore le désir de se soutenir avec la « béquille » des croyances.

Se renvoyant les unes les autres des images très flatteuses d’elles-mêmes, tous bords politiques confondus, les diverses familles de cette oligarchie de la pensée estiment avoir fait table rase de ses vieilles lunes depuis belle lurette. Seules sont tolérées en leur sein les divinités volatiles qu’on ira chercher dans le réservoir symbolique des « cultures du mondes ». De telle sorte que notre individu « branché » se pensera désormais à l’abri de la lourdeur des « dogmes », des oukases du magistère des professionnels des « traditions ».

Des clichés qui ont la vie dure

Cet adieu à la croyance, l’idéologie postmoderne nous le notifie avec d'autant plus d'enthousiasme (et de désinvolture) que les « siècles de foi » auraient, selon elle, avalisé toutes les dominations contre lesquelles notre nihilisme entre vaillamment en guerre : domination de l'homme sur la femme, de l'hétérosexuel sur l'homosexuel, de l'homme sur l'animal, du croyant sur l'athée, de l'Europe sur le reste du monde. La bonne conscience de l'Occident lui fait embrasser l'incroyance avec d'autant plus de force qu'il pense poser un geste « militant » en donnant tête baissée dans le panneau de l'apothéose de l'athéisme.

Quelle raison le pousse à s'imaginer qu'il devient un justicier dès l'instant précis où il professe ainsi son credo athée ? C'est que selon lui la croyance représente le triomphe du Fort sur le Faible (même si, au passage, il en fait une expression de l'indigence humaine : mais le nihiliste ne s'embarrasse pas outre mesure de telles contradictions), du Dogme sur la liberté, de l'Ordre sur la Révolution. Le logiciel de sa pensée est ainsi fait qu'il ne peut fonctionner en dehors de ces oppositions binaires.

La croyance, dans sa version « haute », représente la Transcendance, ainsi que l'hétéronomie, c'est-à-dire la loi en ce qu'elle émane d'un au-delà de l'homme, même si elle est accordée à la nature profonde de celui-ci.

Or, selon l’idéologie du nihilisme soft, de l’air du temps que nous fait respirer la numérosphère du « léger », du « nomade », du virtuel, la Transcendance, ainsi que la croyance qui l’accompagne, équivaut plutôt à l'aliénation, à la lourdeur, à l'assignation au toujours-déjà-là de la Tradition, prise en son acception dépréciative. À partir de ces prémisses, la suite du syllogisme est facile à comprendre, à dérouler. Le nihilisme n’a aucune peine à imposer à la doxa les équations imparables suivantes : incroyance = immanence = loi intérieure = libération. Surtout, n'allez pas le détromper au sujet de ces sophismes : il pourrait devenir mauvais !

La foi des athées

Cependant les apparences sont quelquefois trompeuses. L'Occident athée et nihiliste « croit » aussi – à sa manière. Par exemple, il croit que rien ne transcende la pure matérialité de l'existence : il croit à l'irréductibilité de l'immanence. C'est d'ailleurs à elle qu'il sacrifie toute vérité qui pourrait, du dehors, la fonder en raison, la surplomber. Pour lui n'existe plus que le fait brut, ainsi que la raison instrumentale qui l'aidera à l'amadouer, à le rendre moins inhospitalier, plus malléable. Dans cette optique, l'athéisme consacre la rigueur procédurale du savoir critique et scientifique. À l'opposé d'une telle promesse, la « religion », comprise comme antinomique à l'émancipation rationnelle de l'humanisme, nous détournerait selon lui de la réalité...       

L'évidence du « fait » a remplacé la « vérité ». Mais aussi obtuse qu'elle soit, comparée à la grandeur des vérités d'antan, des temps de foi et de tradition, cette « évidence » n'en est pas moins devenue un objet de vénération de la part du nihiliste. Ce dernier se complaît en effet dans l'instant, le matériel, la technique – qui sont un peu des substituts des divinités de jadis (le Progrès, la société sans classe). L'Occident séculier « veut » encore quelque chose parce qu'il croit encore – même si l'objet de son vouloir s'apparente davantage à une soumission à l'ordre des choses qu'à une conquête. Mais comme le disait Nietzsche : « L'homme préfère vouloir le rien plutôt que de ne rien vouloir. »

Les masques du nihilisme

Cette hostilité envers la croyance en général n'est pas seulement signe d'un mépris avéré envers certaines catégories de la population. De la part du nihiliste, elle exprime surtout une grande méconnaissance de la vie : personne ne peut faire l'économie de croire. S'obstiner dans pareille attitude équivaut à désirer, à vouloir le Rien. Croire et vivre, pour l'homme, vont de pair. Refuser à la vie la force émanant de la fides, de la confiance (que son objet soit Dieu, les autres, sa femme, une idée, les institutions, un régime politique), c'est la priver de sa sève, c'est-à-dire condamner l'homme à mort.

Au bout du compte, derrière cette dénégation de la croyance, le Rien mène le jeu, même s'il prend pour cela la peine de se travestir en esprit hyper-critique ou en désir d'autonomie radicale. Tenter de définir le nihilisme consiste bien souvent à arracher les masques des beaux principes derrière lesquels il se dissimule. Rusé et averti de la nature humaine, le Rien ne se propose jamais comme tel à nos esprits : il n'aurait aucun preneur. C'est au contraire sous les plus chatoyants atours qu'il tente de s'offrir aux chalands désabusés et « déculturés » de la postmodernité.

Tout se vend dans les sociétés néo-libérales : pourquoi le Rien resterait-il en dehors de la sphère marchande ? D'autant plus qu'il est passé maître dans l'art de refiler sa camelote en la faisant passer pour le nec plus ultra de la « pensée désaliénée ».

Le Rien n’a pas son pareil pour nous vendre l’absence d’héritage comme une conquête de l’« autonomie », la solitude pour une sortie glorieuse d’une « appartenance aliénante, étouffante », le bien commun comme l’addition des égoïsmes, la rupture de transmission comme le résultat du primat de la pulsion sur la contrainte de l’acquisition de connaissances dont l’élève n'a a priori aucune envie d'encombrer ses neurones, l’extension indéfinie des « droits » comme une conquête de la « liberté », la transgression des normes anthropologiques universelles comme une « avancée sociétale décisive ».   

Tout est pipé dans le nihilisme. Les mots comme ses pseudo-croyances. D’ailleurs il n'est pas fâché de la persistance du besoin de croyance de nos contemporains pour aboutir à ses fins. Le Rien possède en effet des adeptes et des dévots, des desservants d'autel, mais aussi un clergé, des grand-prêtres, des inquisiteurs, et même des théologiens : on appelle ces derniers les « esprits critiques ».

La tentation de la « Soumission »

Cependant le plus grand danger véhiculé par ce déni de la dimension religieuse de l’homme réside dans la tentation de la servitude volontaire. Le nihilisme plonge en effet notre liberté dans le plus grand désarroi. L’absence de sens, qu’il soit ultime ou particulier, oblige constamment le citoyen de la cité séculière à repartir chaque fois de zéro afin de se constituer, de s’auto-fonder. Comme si l’homme devait se réinventer à chaque instant. Et cela avec ses propres ressources !

C’est ainsi que la pression insidieuse du nihilisme, en assimilant croyance et aliénation, dérobe le sol sous les pieds à ce pauvre hère que l'on a convaincu de l'obsolescence de tous les modèles anthropologiques découverts par la sagesse humaine. « C'est de l'histoire ancienne », lui susurre-t-on. La « nature humaine » ? Un carcan, un paramétrage de nos existences nous déniant tout libre arbitre, toute marge de manoeuvre. La morale ? Un affaire nauséabonde de « pères la vertu » d’un autre âge, le prétexte à l'instauration d'un « ordre » auquel « les heures les plus sombres de notre histoire » ont ôté toute crédibilité. Le catholicisme ? Au mieux, un folklore désuet, une histoire de soutanes et de surplis, une réserve d’indiens pour dépliants touristiques, au pire un revival soft de l’Inquisition, une tentative désespérée de contrôle intrusif des consciences.

L’individu postmoderne, privé des grands récits nationaux comme religieux, ne peut pas faire un pas en direction d’une croyance particulière, par exemple celle de ses ancêtres, sans aussitôt être taxé de mauvaise foi, de « retour en arrière », de réaction. Il a si bien intériorisé cet « air du temps » que toute velléité de rompre avec ce surmoi « émancipateur » génère instantanément chez lui mauvaise conscience, peur de perdre sa sécurité culturelle en sortant du troupeau bêlant du camp du Progrès, angoisse d'être ostracisé, d'être montré du doigt.

Face à ce terrorisme, grande est alors la tentation d’adhérer à la seule religion radicale qui pour l’instant lui offrira un Sens ultime, une bonne conscience victimaire adossé à notre passé colonial, un code de lois qui, en balisant un itinéraire scandé par la dichotomie « permis-défendu », le délivrera du vertige de cette liberté à réinventer continuellement, une tradition multiséculaire (bien que dévoyée par des fanatiques) qui affermira le sol sous ses pas. Ainsi s’explique le succès de l’islamisme chez les personnes dont l’idéologie du déni de la religiosité a ravagé l’intériorité.

À nous autres chrétiens de relever le défi de désensorceler nos compatriotes de ces deux écueils, de sorte qu'ils n'aient pas à choisir entre le Charybde du Néant et le Scylla de la servitude fondamentaliste. 

Jean-Michel Castaing est essayiste et théologien. Il vient de faire paraître 48 Objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).

 

 

***