La notion de vérité à l'âge du numérique

Les nouvelles pratiques culturelles liées à l'économie numérique favorisent-elles ou non le subjectivisme relativiste ? De fait, le Net favorise davantage le communautarisme, l'entre soi, l'endogamie culturelle, que l'ouverture spirituelle à l'universel.

IL N'EST PLUS ÉVIDENT aujourd'hui de reconnaître la valeur sociale de la notion de vérité. Non pas que l'esprit du temps nous pousse à la cacher, ou bien à ne pas « faire la vérité », à ne pas la dire, mais il s'agit la plupart du temps d'une vérité subjective, ou d'un processus, d'une quête censée aboutir à une improbable « vérité intérieure». Mais de vérité objective, antécédente, il n'est plus guère question dans cette injonction subliminale à rechercher et dire à ses concitoyens « la vérité ».

La méfiance envers la vérité

Comment s'en étonner ? La notion de vérité a longtemps été suspectée d'être le bras idéologique de l'intolérance, de la violence. Si bien que le politiquement correct a enfoncé dans nos têtes cet article de son credo relativiste : « Toutes les vérités se valent. X n'a pas plus raison que Y. Ainsi sera préservée la paix civile. »

Désormais la sincérité est un passeport suffisant pour vous authentifier comme un respectable « chercheur de vérité ». Et tant pis si vous vous trompez au passage dans vos postulats ou vos conclusions : seule l'intention compte, dès lors que n'existe plus de vérité objective à atteindre. Votre sincérité devient la garante de votre véracité. On ne vous tiendra pas rigueur outre mesure de vos sorties de route en la matière, tant est prégnante l'idée qu'aucun absolu n'est plus là pour réguler et juger les vérités partielles qui pourraient conduire à lui. La prégnance de l'émotionnel, du compassionnel à outrance n'arrange pas les choses, en privilégiant le ressenti au détriment de la rigueur. Comme si était transposée, sur le plan de la connaissance, la culture de l'excuse qui a cours dans le domaine judiciaire…

L’Internet et la vérité

Je n'essaierai pas ici de démontrer la dangerosité d’une telle conception de la vérité. Je voudrais simplement m'interroger pour savoir si les nouvelles pratiques culturelles liées à l'économie numérique favorisent ou non ce subjectivisme relativiste. Car l’Internet révolutionne notre approche des êtres et des choses. Le Net a généré de nouvelles modalités de rapport au monde du cyber-citoyen. Ce dernier sera-t-il plus bienveillant envers la vieille notion de vérité objective que son prédécesseur soixante-huitard ? C’est malheureusement peu probable.

Il est à craindre en effet que la tendance lourde ayant entraîné sa perte de prestige ne s'accélère encore davantage sous la pression des pratiques numériques. Non pas que le cyberespace soit néfaste en lui-même. Il est un pur instrument. Seuls ses utilisateurs portent la responsabilité de ce dont il accouche. Cependant on peut difficilement nier qu'il possède toutes les caractéristiques pour accentuer le discrédit qui frappe le concept classique de vérité en postmodernité.

Un vaste forum

En premier lieu, le Net a considérablement favorisé la liberté d'expression. Nul ne s'en plaindra. Ce que vous gardiez avant pour vous, ou pour vos conversations entre amis, vous êtes désormais en mesure de le divulguer sur une large échelle, en le publiant par exemple sur votre blog ou votre compte Facebook, Twitter ou autres. Un vaste forum numérique est né. Le Net semble promouvoir une tentaculaire démocratie directe, immédiate. Les citoyens sont en mesure de réagir en temps réel à chaque mesure prise par le gouvernement, à chaque loi votée par le pouvoir législatif. Mais aussi aux faits divers, à la dernière déclaration d'une autorité intellectuelle, ou bien à la récente délibération du conseil municipal de votre commune.

A priori, il semblerait que la vérité ressorte ragaillardie de tels exercices. Est-ce si sûr ? En fait, le Web est devenu une victime collatérale du découplage dramatique des deux pôles de la liberté et de la vérité. Certains dévots du numérique semblent prendre un malin plaisir à nous servir le énième épisode de la confrontation entre liberté et vérité, vieille tarte à la crème du credo postmoderne. La seconde continue à être perçue comme antinomique de la première.

En effet, le refus de la vérité trouve une nouvelle caisse de résonance dans l'idéologie qui sous-tend la culture numérique, et dont la liberté d’expression constitue l’article de foi indépassable. La « vérité » serait trop exclusive pour nos ego tentés par le papillonnage idéologique, pour nos velléités d’« indignation » tous azimuts, trop rigide pour une cyberespace qui ne se nourrit plus que de polémiques « à chaud », trop « solide » pour les réseaux sociaux où le « même » parle au « même », ce qui conforte les utilisateurs du Web à abdiquer tout effort pour se remettre en cause. 

Les mêmes parlent aux mêmes

Il est indéniable que le Net encourage plus que de raison l'endogamie d'opinion. Les mêmes finissent par ne plus s'adresser qu'aux mêmes. Un « réseau », n'est-ce pas un espace, qu'il soit virtuel ou non, au sein duquel « qui se ressemble s'assemble » ? C'est ainsi que le numérique, loin de favoriser la sacro-sainte « ouverture », le rapport positif à l'altérité, suscite au contraire des pratiques d'exacerbation idéologique, de repli identitaire (que cette identité soit de gauche ou de droite). Une preuve : le radicalisme islamiste recrute beaucoup sur la Toile. Dans la vraie vie, vous ne choisissez pas toujours vos interlocuteurs. En revanche, avec le Net, vous avez la possibilité de trier, de sélectionner vos relations.

Cette endogamie culturelle a des répercussions importantes au niveau de la compréhension de la notion de vérité. Celle-ci n'est plus comprise comme une instance extérieure au sujet. Le digital native, ne conversant plus qu'avec ses doubles, devient imperméable à toute opinion venant du dehors. Le réseau soutient ses membres dans leur conviction d'être « dans la vérité ».

Ce repliement sur soi, qui peut prendre la forme d'un autisme sectaire, entraîne de fâcheuses conséquences au niveau de la compréhension de la vérité. Ce n’est pas que l’internaute dénie toute valeur au transcendantal Vrai. Cependant, force est de reconnaître que celui-ci est davantage perçu, dans l’esprit des dévots du numérique, comme le signe d'une complaisance du groupe envers lui-même, que comme le résultat d'une authentique quête de l'absolu, du fondement de la réalité. Dès lors la « vérité » devient plus un marqueur social, un signe de reconnaissance communautaire, que ce sur quoi l'existence commune est bâtie, et à laquelle tous les hommes devraient s'évertuer de s'ajuster, dans leurs pratiques comme dans leurs croyances.

Le solide et le liquide

La vérité, prise en son acception objective, reste une entité trop solide pour nos identités floues, changeantes, fluctuantes. À une société qui fait du mouvement, du liquide, de la fluidité, du changement incessant, un impératif, un ethos normatif, elle apparaît trop rigide, trop raide. Sa valeur sociale s'en trouve dépréciée d'autant. Quand bien même ce que vous dîtes sur des matières importantes serait vrai, on ne s’embarrassera pas de scrupules pour vous faire comprendre que ce n'est pas encore l'heure de l'énoncer. Cette heure arrivera-t-elle jamais ? Au train où roule le train numérique, on peut sérieusement en douter…

En attendant vous êtes prié de laisser le « webnaute », tout occupé à surfer compulsivement sur la Toile, à sa liberté de croyance. L’absence de tout récit normatif sur les sujets fondamentaux (la vie, la mort, Dieu, le pourquoi de l’existence de quelque chose plutôt que rien) le conforte dans l'idée qu'il est dans le vrai en s'adonnant sans mesure à ce papillonnage anarchique. Non qu’il ait définitivement fait l’impasse sur la quête du Vrai – mais à condition que ce soit un Vrai « faible », qui ne le traumatise pas trop dans ses penchants consuméristes, hédonistes. Depuis le temps que l’on nous assure que c’est à cette condition que « Dieu », ou ses avatars, seraient encore assimilables par une société à l’estomac délicat, plus habituée aux bouillies syncrétistes qu'aux nourritures solides de la métaphysique !

Ainsi « être dans le vrai » consiste, pour cette pensée « faible », à refuser que la vérité puisse jamais se transmettre. Le digital native doit trouver seul la vérité à force de cliquer. Cette utopie ne rejoint-elle pas celle du bon sauvage qui apprend seul, au contact de la nature, les rudiments de la vie et de la métaphysique ? Seul, ou bien, pour forcer un peu la vraisemblance de l’affaire, avec l'aide bienveillante d'un maître, ou plutôt un tuteur « co-apprenant », cool, n'apportant avec lui aucun savoir, aucune connaissance extérieure à ce que l'élève n'aurait pas trouvé par lui-même…

Le gavage d’informations ne fait pas de vous un métaphysicien

Devant son écran et son tapis de souris, lors même sa recherche de la vérité serait sincère, dénuée de passions, l'internaute, privé de toute notion précise de ce qu'elle est, de toute indication des lieux où il aurait des chances de la trouver, est mal parti. Lui-même s'apparente davantage à un être désubstantialisé, nomade, un touriste perpétuel n'ayant sa demeure nulle part, qu'à un authentique chercheur. Ce n'est pas parce que le moteur de recherche est surpuissant, que les bases de données sont infinies dans leurs contenus, que la vérité va jaillir, tel le fiat lux de la Genèse, au bout du clic.

Le Big Data peut illusionner un moment. Cependant Google, en prétendant apporter toute l'information du monde à l'humanité, et fournir à l’utilisateur les données dont il n'a pas encore connaissance de l'existence, ne remplacera jamais la réflexion. Information n'est pas vérité.

Il en va ici comme avec le renseignement. Vous aurez beau avoir collecté, intercepté toutes les communications du monde, cela ne suffira pas pour que vous soyez en mesure de prévoir l'imminence d'une attaque terroriste. Le facteur humain doit trier, évaluer, hiérarchiser, recouper une partie des données. Idem avec la vérité : la possession d'une encyclopédie, et sa mémorisation mentale intégrale, ne vous transforment pas nécessairement, comme par enchantement, en métaphysicien. Notre époque dénuée de boussole culturelle voudrait tout quantifier afin de se rassurer à bon compte. Cependant la vérité est davantage une question de qualité que de quantité. 

Socialisation verticale et socialisation horizontale

Le cyberspace a promu une représentation du monde en rupture avec les valeurs de sédentarité et de sécurité qui caractérisaient le « monde d'hier ». Désormais, le nomade, le ludique, le « transversal », font écho à la promotion d'un « universel ouvert » au sein duquel toutes les opinions, toutes les visions du monde circulent librement. Selon les idéologues, ou plutôt les thuriféraires béats du numérique, la pluri-ethnicité, le multiculturalisme, la promotion de l'altérité sous toutes ses formes, auraient trouvé dans le Net un démultiplicateur de leur influence...

Cette utopie est en grande partie erronée. Ainsi que je le soulignais plus haut, le Net favorise davantage le communautarisme, l'entre soi, l'endogamie culturelle, que l'ouverture spirituelle à l'universel. Cette dernière est mieux assurée par la socialisation verticale (entre enseignants et élèves par exemple), au sein d'institutions contraignantes, parce que l'individu y est confronté à ce qu'il n'a pas choisi a priori, que par la socialisation horizontale dans les réseaux affinitaires du Web (entre membres d'une même groupe). L'homme accède en effet à l'universel lorsqu'il consent à se laisser enseigner, à s'ouvrir à ce dont il ignore l'existence avant qu'une instance extérieure ne la lui révèle. Et pour ce faire, la socialisation verticale a plus de chance d’être couronnée de succès que la cybersocialisation horizontale entre pairs.

Point n’est besoin d’être conservateur pour douter de l'utilité pédagogique du Net sous ce rapport. L’« ouverture » qu'il est censé procurer n'est souvent qu'un slogan. Il faudrait plutôt parler de papillonnage, d'éparpillement, de dissipation à son sujet. Non pas qu'il faille jeter le bébé avec l'eau du bain. Le continent numérique est incontournable. Cependant, il devient urgent d’un côté d'en situer les limites, d'en expliciter ce qu'il est en mesure de nous procurer, et d'un autre côté de pointer du doigt les mirages que ses promoteurs nous font prendre pour la réalité.

Le sédentaire et le nomade

L’histoire de l’humanité a longtemps été scandée par l’opposition entre sédentaires et nomades. Voilà que cette différence resurgit là où on ne l’attendait pas : dans nos rapports aux nouvelles technologies. À ce propos, il n'est pas difficile de deviner que le digital native situe davantage la vérité, en tant que notion négativement connotée, dans le champ de la sédentarité, que dans celui du nomadisme « ouvert » qui caractérise selon lui le cyberespace. La vérité lui apparaît comme une lourdeur, un facteur d'intolérance, d'assignation à une identité figée (quand elle n'est pas « rance et nauséabonde », selon l'expression convenue). Selon notre geek, digne héritier en cela des mauvais maîtres de mai 68, la « vérité » est le berger passéiste, casanier, d'un Être figé dans son identité marmoréenne. La « vérité » n'est pas loin de passer pour un cadavre, ou une tautologie : la vérité, c'est la vérité.

À l'heure où tout nous intime de bouger, de changer, de nous munir de multiples avatars, de nous promener dans l'existence sous les panoplies les plus variées, de parler sous les masques toujours renouvelés de « pseudos » afin de déjouer les « pièges du pouvoir », toutes les forteresses, réelles ou symboliques sont à prendre. Celle de la vérité ne fait pas exception. N'oublions pas la force contestataire du Net, sa capacité à remettre en question les institutions, les positions les mieux établies, ainsi qu'à coordonner des actions de contre-pouvoir.

Dans ces conditions, inutile de préciser que la vérité n'est plus en odeur de sainteté chez les familiers du cyberespace, du moins chez ceux qui tentent de le conceptualiser comme une fenêtre ouverte sur l'« Autre », cet Autre indéfini et mystérieux – entité non localisable dont on célèbrera avec d'autant plus d'empressement les noces avec la cinétique numérique qu'on restera impuissant à débusquer le lieu où le trouver. De la sorte la vitesse, le bougisme, suppléent avantageusement l'absence de but. Tant que le geek bouge, surfe, « transverse » à tout va, la vérité attendra...

La vérité n’a pas dit son dernier mot

Au final, la question est la suivante : la vitesse, le nomadisme généralisé peuvent-ils supplanter la vérité sans dommage pour la société ? Certes, le numérique n'épuise à lui seul l'ensemble des pratiques sociales. Cependant, l'importance qu'il a prise ces dernières années, surtout auprès des nouvelles générations, nous interroge relativement à la vision du monde qu'il induit chez ses utilisateurs. Qui dit vision du monde dit compréhension de la vérité. La société aurait tort de se désintéresser du sort réservé à celle-ci. Ce n'est pas parce que nous vivons dans un système « laïc », « axiologiquement neutre » (c'est-à-dire qui ne prétend pas dire ce qu'est le bien et le mal), que la problématique liée à la notion du Vrai serait soudain tombée en désuétude.

Certains idéologues du Web, en adoration devant cette pseudo communion des saints que représente l'économie numérique, où tout « se partage », tout se dit, vecteur d'une société soi-disant unifiée et globale, possèdent eux aussi une conception de la vérité, même si elle reste non-dite. À nous de discerner si elle n'est pas le signe avant-coureur d'une nouvelle servitude, présentée sous des atours d'autant plus dangereux qu'ils jouent de l'opposition entre tolérance et acception objective de la vérité, celle-ci étant comprise comme trop exigeante pour le cybernaute nomade, souple et passablement esseulé devant son écran.

Mais n'est-ce pas là mépriser un peu vite les nouvelles générations ? Qui nous dit qu'elles soient imperméables aux interrogations ultimes ? Que les questions de Dieu, de la mort, de l'au-delà, de la finalité de l'existence, de la nature humaine leur restent étrangères ? Ce n'est pas parce que l'utopie du Net est impuissante à y répondre que ces interrogations vont disparaître. Attention ! Le cyberespace n'épuise pas encore (c'est heureux !) notre monde commun. 

Tant qu'il restera des esprits libres, la question de la vérité sera toujours pendante. Aussi puissant qu'il soit devenu, le numérique ne peut prétendre la liquider, la brocarder comme une préoccupation antédiluvienne. D’autant plus qu'il peut devenir, s’il trouve des utilisateurs motivés pour cela, le vecteur des interrogations qu'elle nous lance. Ce n'est pas rendre en effet service à la vérité que de diaboliser a priori le Net. La prise de conscience de ses limites ne doit pas nous pousser à dédaigner les moyens qu'il est en mesure de procurer, s’il est utilisé avec discernement, à tous les chercheurs sérieux de la vérité.

 

Jean-Michel Castaing est essayiste et théologien. Il vient de faire paraître 48 Objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).

 

 

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