L'économie de la convoitise et ses impasses

La logique de "l'économie libidinale" (J.-Fr. Lyotard) inspire un modèle de développement qui finit par tourner en rond. Dès lors, est-il pertinent de parler de « développement » à propos de cette économie faussement libérale où l’homme n’est plus libre, mais possédé par son désir, et ouvert à toutes les manipulations ? Cette « croissance » n'a plus rien d'humaniste.

UN PHENOMENE INQUIETANT est en train de se dérouler sous nos yeux. Un processus si généralisé que son évidence n'arrive pas encore à se frayer un passage jusqu'à notre conscience. De quoi s'agit-il ? La société de spectacle et de consommation n'est plus en mesure de réguler le désir de l'homme « hyper-moderne », alors qu’elle a tout fait pour le stimuler dans des proportions encore inédites dans l’histoire. Cette impuissance ne concerne pas seulement la sphère privée des individus. L'anarchie désirante qui en résulte impacte aussi très fortement la collectivité elle-même. C'est la raison pour laquelle la convoitise généralisée n'est pas seulement un problème spirituel, mais concerne également la vie politique dans sa globalité.

Hors contrôle, obsédant, libéré de toutes les entraves des traditions — ce qui explique la collusion objective, comme subjective, de l’économie du « laissez faire » et de la culture du « laissez jouir » —, le désir fait désormais le siège de l'esprit du citoyen de nos modernes Babylone. Sur quoi se portera-t-il ? Car ce désir tout puissant ne lâchera pas sa proie, c’est-à-dire l’individu qui en est tour à tour le maître comme la victime, qu'elle ne lui ait désigné un objet auquel se raccrocher. Tant que la société, par l’intermédiaire des « prescripteurs » préposés à cette tâche, ou bien de son suppôt personnel, le « sujet désirant », ne lui aura pas donné sa pitance, quelle qu'elle soit, le désir ne désarmera pas.

Volatil, sinon volage, indéterminé, ne possédant plus de modèles à sa disposition afin de se guider, il fait penser à ces âmes errantes en quête de lieux où élire domicile. De plus, il y a fort à parier qu'il ne désertera pas la scène sitôt son premier appétit assouvi. En s’appuyant sur lui pour consolider son idéal de « croissance », le libéralisme a ouvert une boite de Pandore qu'aucune « main invisible » n'est plus capable de refermer. 

La marchandisation du désir

Dans l'immédiat il s'agit pour la collectivité de procurer au désir, sinon un hochet, du moins un objet. Mais lequel ? Qui en décidera ? Qui, ou « quoi », désignera au citoyen postmoderne ce sur quoi ses envies doivent se réguler, s'ajuster ? Qui décidera du modèle auquel elles doivent se conformer ? Comment se bâtir une image de soi lorsqu’il n’existe plus de héros, de pères de la Nation, de pères (et de mères) tout court, de maître à penser reconnu, de leader religieux ? Comme aucune instance transcendante (Dieu, la Nation, l'Église, la Révolution, le Bien, etc.) n'est plus en mesure de solliciter ses suffrages, le dernier homme ne peut plus se rabattre que sur ce que désirent les autres. C'est ce que l'on appelle le désir mimétique. Si aucune institution, aucune morale établie, aucune religion ne me désigne plus ce que je dois désirer, il ne me reste plus qu'à convoiter ce que mon voisin désire de son côté.

Or ce mimétisme engendre infailliblement la convoitise, c'est-à-dire un désir déréglé, désordonné, obsédant. Dépendant de celui des autres, il est en effet frappé du sceau de la concurrence, de l'« agonie », de la lutte (symbolique) avec mon prochain. Le succès du libéralisme économique n'est pas basé sur autre chose. La mode, la crainte du déclassement culturel, de la ringardisation, d'être out : c'est là quelques uns des effets de cette exacerbation du désir qui tourne à l'obsession, à la possession.       

L’économie des signes                                                                                            

Ne portant plus sur un bien précis, un but particulier, le désir stimulé par l’économie libidinale s'alimente tout seul. Tant et si bien qu’il finit par ne plus porter que sur lui-même. Il faut désirer pour être conforme aux autres, et si possible désirer les mêmes choses qu’eux. Désirer désirer : en l'absence d'indication relative à l'objet sur lequel le désir pourrait se diriger, c'est ce désir au carré qui devient lui-même désirable. Désirer le désir, et désirer les mêmes choses que les autres, c'est tout un.

Le désir n'est plus dès lors l'intermédiaire entre la marchandise et le consommateur. Dans l’économie libidinale privée de modèles transcendants, il devient lui-même une marchandise comme les autres. Aussi les prescripteurs du marketing économique et culturel tentent-ils de le vendre comme un produit parmi d'autres. Désormais ce n'est plus sur la marchandise que se concentrent les publicitaires, sur ses supposées qualités, son utilité, mais sur le désir qui porte le consommateur vers elle.

L'objet consommé devient un pur signe, dénué de valeur d'usage. Il s'agit d'exciter le désir à grande échelle, de l'exploiter. À cette fin les biens matériels, en eux-mêmes, sont indifférents. Ce ne sont plus eux qui sont échangés, transmués en argent, évalués, ce sont les envies qu'ils excitent. Ces dernières deviennent la véritable marchandise échangée.

À la bourse des cotations, il y a bien longtemps que le signe a remplacé l’utilité, que la valeur symbolique de l'objet a éclipsé sa valeur d'usage comme sa valeur d'échange. L'économie de convoitise ne flatte pas notre envie de possession de biens matériels particuliers. Maintenant que l’abondance est en passe de saturer tous les marchés traditionnels de demande, elle se met désormais en peine de stimuler nos désirs de désir. L’offre reprend la main. « Si vous ne désirez plus, c’est que quelque chose ne va plus en vous. Ressaisissez-vous ! Sinon la ringardisation vous guette ! »

De leur côté les prescripteurs se chargent d’allumer le second étage de la fusée, simple routine une fois la mise à feu réussie : vous signaler les meilleurs produits qui assureront ou conforteront votre promotion sociale. Ainsi se tisse une toile où l’individu, croyant agir de lui-même, est en fait prisonnier des rets d’une économie où dominent les codes mettant en rapport, ainsi qu’en concurrence, les consommateurs les uns avec les autres.

Perversité de l'économie du désir de désir

Cette économie se retrouve ainsi prise au piège d'une convoitise généralisé, d'un réseau de désirs désordonnés, compulsifs, impossibles à satisfaire. Elle fait tourner en rond, sans échappatoire possible, ceux qui se laissent prendre aux filets de cette addiction. Babylone, qui croyait pouvoir sustenter la soif de ses citoyens, leur faire oublier la religion avec l’ersatz de la pulsion consumériste, se retrouve piégée par son économie qui a transformé le désir en une fin en soi – processus dont elle a perdu le contrôle.

Dans ce dispositif pervers, il ne s'agit plus de satisfaire un besoin, une envie, une ambition particulière, mais de faire durer le plus longtemps possible l'instinct de convoitise. S’impose alors la logique, plus stratégique que jamais, qui veut que les hommes désirent ce que convoitent leurs prochains. C’est ici que le piège se referme sur le consommateur. De cette confrontation mimétique naissent en effet des signes de possession qui deviennent à leur tour les maîtres de leurs possédants.

Croyant augmenter son avoir symbolique, le consommateur constate que c’est au contraire son être qui se trouve affecté par contrecoup. Le possédant devient un possédé. D'autant plus qu'il devra rester sur ses gardes. Cette ronde mimétique, en alimentant, en fouettant en retour le désir de ceux qui restent encore temporairement dépourvus des objets à forte plus-value symbolique, l'expose à perdre son capital de prestige au profit des vaincus revanchards de la veille, sans qu'il ne recouvre pour autant sa sérénité d'antan.     

Ainsi possédants et non-possédants deviennent-ils les acteurs complices d'une danse macabre, à la fois victimes consentantes et artisans de leur propre aliénation. « L'objet » dont il s'agit de s'emparer n’est autre chose que le signe de la possession ! Quant à la prétendue « satisfaction » que la marchandise est censée procurer, est-il certain que tous soient dupes du prétexte qu'elle représente dans ce dispositif économique inédit ? Quoiqu’il en soit de la lucidité des postmodernes vis-à-vis de leur aliénation, les signes de possession se sont emparés à un point tel de leurs esprits que l'acquisition de la marchandise matérielle n'est plus référée à la satisfaction que procurerait sa valeur d'usage. Cette acquisition, ainsi que l’excitation qu’elle procure, en amont comme en aval, sont toutes deux devenues depuis longtemps déjà une fin en soi. Le consommateur de Babylone se retrouve ainsi littéralement « possédé » par son propre prurit de posséder.

Un marché de dupes

Désirer et posséder pour posséder, posséder pour le signe de la possession, au-delà de nos aspirations profondes : c'est toujours le Rien qui mène le bal. Du côté des ingénieurs en marketing, il s'agit de maintenir le dispositif désirant du consommateur à un degré d'intensité suffisant afin d’assurer le fonctionnement continu de la machine, sa pérennité. Pour cela l'économie libidinale exaspère le désir du consommateur en l'aiguillonnant par le modèle de ce que les autres désirent. De telle sorte que le désir de consommer s'alimente lui-même, sans être à la merci d'une quelconque déficience de la « qualité » de l'objet convoité.

Stratégie d'autant plus redoutable que l'individu n'a pas toujours conscience que son désir est mû par ceux de ses semblables. La machine désirante, en s'emballant, cache à ses dupes qu’en lui obéissant, ils n’agissent en fait qu’en fonction du désir des autres. La triste ironie de cette situation vient de ce que ce dispositif pervers entretient le consommateur-zombie dans l'illusion qu'il s'épanouit lui-même en suivant la pente (descendante) de ce conformisme. Croyant « briser les codes et les tabous », il ne possède en fait aucun recul qui lui permettrait d'apprécier la fausseté intrinsèque du mécanisme qui le manipule. Les prescripteurs culturels, en lui vendant une « rébellion » en peau de lapin, un anti-conformisme de pacotille, assurent la perpétuation de la ronde mimétique, si bien que la soumission aux diktats de l’économe de marché se déroule paradoxalement sous les auspices de la bonne conscience du « devoir de résistance » accompli ! 

Une rédemption au rabais

Notre consommateur ne désire pas l'objet pour lui-même, mais simplement comme signe. Et ce signe, c'est le mimétisme du désir qui le dépose sur l'objet. Plus celui-ci sera convoité par un grand nombre de personnes, de surcroît plus ces personnes seront prestigieuses, et plus l’objet sera revêtu d'un signe substantiel de « valeur », plus son coefficient de possession sera élevé. De telle sorte qu'acquérir telle ou telle marchandise reviendra à se positionner comme in, dans le « sens de l'histoire », du « progrès sociétal », au sein de l'économie en miroir du libéralisme.

Au fond, tout est question d'apparence. La substance des choses n'intéresse plus l'acteur-consommateur. La chose est réduite à sa valeur de signe, à son apparence, au coefficient de valeur que les autres lui donnent, indépendamment de sa valeur intrinsèque.

Cette convoitise généralisée, en s'alimentant elle-même, fonctionne comme une spirale devenue folle. Débouchera-t-elle à la longue sur le clash, la catastrophe finale ? La rotation du désir entre les partenaires de cette économie agonistique, basée sur la lutte pour l'obtention des signes de prestige ou de reconnaissance, peut en effet achever sa course avec l'abandon par KO de l'un des protagonistes. En retour, cet abandon, ce jet de l’éponge par l'une des parties, ne manquera pas de susciter un ressentiment qui alimentera à son tour le nihilisme d'ensemble du dispositif dans un registre beaucoup plus inquiétant, plus violent que l'obtention des signes positifs ou négatifs apposés sur telle ou telle marchandise. « Les choses que le mal a commencées se consolident par le mal » (Shakespeare, Macbeth, III,2).

Le nihilisme de la convoitise produit un ersatz, une contrefaçon de rédemption dont les effets peuvent s'avérer assez dévastateurs pour ceux qui y prêtent créance. Il s'agit d'être « dans le vent » ou pas, d'être in ou out, d'avoir le bon look, l'apparence en consonance avec son temps, ou bien ne pas « rater le train de l’histoire » avec la dernière innovation hight-tech. Comme si de l'obéissance aux diktats de la mode ou de la technologie dépendait notre félicité. Comme s'il s'agissait de vie ou de mort ! Comme si notre salut était indexé sur la valeur symbolique des biens que nous possédons ! Car ce que nous recherchons avec le dernier iPhone, ce n’est pas d’abord la facilité, la commodité, un accroissement de la performance, mais bien l’assurance d’avoir pris le bon train du « progrès », de ne pas décrocher dans cette course sans fin, et à élimination. Désirer le produit dernier cri, c’est conserver sa place parmi les vivants avant le déclassement définitif.

Désirer désirer

Dans ce dispositif, le plus inquiétant réside dans le fait qu’à la consommation de signes se substitue peu à peu le simple désir de consommer. C’est cette envie que le marketing essaye de capter et d’exciter maintenant, avant de la diriger vers tel ou tel produit. Le produit qu’il faut vendre, c’est le désir lui-même ! « Si tu ne désires pas, t’es foutu ! Définitivement out ! Ringard jusqu’au bout des ongles ! »

Lorsque la société ne vend plus que du désir à ses citoyens, et du désir intransitif, c'est alors que le nihilisme est en passe de gagner la partie. Consommer la valeur symbolique du produit, sans prendre en compte sa valeur d’usage, cela avait encore du sens. Mais lorsqu’il ne s’agit plus que consommer pour consommer, parce que si vous ne désirez plus le faire, cela signifie que vous êtes mort, alors il devient urgent de s’interroger sur la santé tant mentale que morale de notre société. Malheureusement, tout indique que nous soyons parvenus à ce degré zéro de l’activité de « l’agent économique ».

La communauté menacée

Les stratèges en marketing se gardent bien d’expliciter leur stratégie. Ils vous expliquent qu’ils vendent bien du « signe », et non pas du désir « au carré », en convenant que la valeur d’usage passe au second plan. Cet aveu les exonère d’aller plus loin dans leurs confessions. Cependant, même au niveau de la valeur symbolique des produits, les signes du déclassement culturel et social, pour aussi futiles qu'ils soient en eux-mêmes, sont à prendre au sérieux lorsqu'on s'intéresse à la problématique du vivre-ensemble. Dés lors en effet qu'une société se bâtit sur la ronde des désirs concurrents, ronde que des experts marketing ne manquent pas de manipuler avec brio, il y a fort à parier que des crises aiguës ne surgissent de temps à autre.                                                   

Ces crises seront d'autant plus graves et difficiles à gérer que les modèles victimaires de jadis (la désignation de boucs émissaires, par exemple) ne fonctionnent heureusement plus, comme René Girard l'a montré. L’idéologie postmoderne n’est plus en mesure (c’est un point positif) de désigner des coupables crédibles, qui seraient responsables des malheurs inhérents à l’impasse où s’enferre une économie tournant sur elle-même. C'est la raison pour laquelle le nihilisme de l'économie de convoitise est une réalité plus dangereuse qu'il n'y paraît de prime abord. Car l'homicide peut devenir le terme de ce qui, au départ, ne se présentait que comme une exaspération de désirs se succédant les uns après les autres à une vitesse de rotation croissante.

En effet, il existera toujours des catégories sociales qui n'arriveront pas, financièrement ou culturellement, à suivre le rythme effréné de cette circularité désirante, de ces saturnales permanentes où les déclassés veulent rivaliser avec les puissants en s’octroyant, à défaut de leur pouvoir, les insignes de celui-ci, même s’ils sont de simples simulacres. Qui leur dira, qui aura alors l'autorité nécessaire pour leur rappeler que la possession n'est pas une fin en soi ? Que le salut ne réside pas dans l'obtention de simples signes, dénués de profondeur existentielle ? Les religions instituées auront-elles gardé encore assez de crédit pour faire contrepoids au vide intérieur créé par l’échec prévisible de cette rédemption au rabais ? Ou bien la structure agonistique, sous les auspices de laquelle fonctionne cette économie de convoitise qui met les consommateurs en concurrence symbolique les uns avec les autres, devra-t-elle dérouler sa logique mortifère jusqu’au bout pour que nous en entrevoyons enfin la dangerosité ?

« Vous convoitez et ne possédez pas ? Alors vous tuez ! » (Jc, 4,2).

 

Jean-Michel Castaing est essayiste. Il vient de faire paraître 48 Objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).

 

** **