[Source : Blog de Jacques Sapir sur la Russie et L'Europe]
Extrait de l'article : de la laïcité (I) daté du 29 août 2016
Il est aujourd’hui évident que loin d’apporter le retour au calme souhaitable, la décision du Conseil d’Etat ne laisse pas d’autres solutions que celle d’une loi spécifique. Ce n’est pas la meilleure solution, car la question du « burkini » relève à l’évidence du contexte, et devrait être laissée à l’appréciation des autorités administratives.
Mais, la décision du Conseil d’Etat ne laisse pas d’autre choix, dans la mesure où les provocations vont se multiplier et s’amplifier. Ces provocations vont engendrer nécessairement des réponses, qui seront toutes aussi détestables, directement ou indirectement, que ce à quoi elles réagissent. Il convient ici de rappeler que, selon les sondages, une majorité absolue de Français (64%) s’oppose à ce vêtement, alors que seuls 6% des Français l’approuvent[20]. Ceci ne fait que plus ressortir le déséquilibre entre l’arrêt du Conseil d’Etat, qui aurait dû pacifier l’opinion, et l’état de cette même opinion. Il est donc clair que le Conseil d’Etat a commis ici un pas de clerc…
Il convient donc de rappeler ici le contexte général :
- La France fait l’objet de tests de la part d’une petite minorité qui cherche à imposer une discrimination visible à la fois entre ce que cette minorité considère comme des « bons » et des « mauvais » pratiquants de sa religion mais aussi une discrimination visible entre homme et femme. Le vêtement est ici clairement un prétexte à stigmatisation de la part d’une minorité à l’encontre d’une majorité.
- Le port d’un certain type de vêtements s’inscrit aujourd’hui clairement dans un projet politique d’affirmation explicite d’un culte et de prosélytisme de ce dernier sur la voie publique. A cet égard, il est donc clair que nous sommes en présence d’une affirmation agressive d’une religion par rapport à l’espace public.
- Cette volonté d’imposer une discrimination visible s’inscrit dans une affirmation identitaire de nature communautariste. On voit que si l’on cède sur ce point ressurgiront immédiatement d’autres revendications comme celles de non-mixité ou de refus de certaines disciplines à l’école. Il est, de ce point vue, étonnant (ou pas…) qu’une certaine « gauche » dénonce (et avec raison) les revendications identitaires quand elles proviennent d’une certaine aile de l’arc politique mais accepte celle émise par une fraction, clairement extrémiste, se réclamant de l’Islam.
- L’habillement est soumis à des règles, qu’elles soient dites « de mœurs » ou « d’ordre public ». Ainsi, il est interdit de se promener en ville en maillot de bain, de même que l’affichage d’un prosélytisme outrancier est strictement réglementé. Il convient de rappeler l’existence de ces règles.
- Il faut alors rappeler que l’interdiction du port d’un vêtement n’est pas le symétrique de l’obligation de porter un type spécifique de vêtement. En effet, une personne peut porter des milliers de types de vêtements. Le fait de ne pas pouvoir en porter un ne lui ôte pas la possibilité de porter les autres. De ce point de vue les comparaisons faites entre l’interdiction du « burkini » (ou de la « burqa ») et l’obligation faites par les hitlériens du port de l’étoile jaune ne sont pas simplement stupides, elles sont aussi injurieuses pour la mémoire des victimes de la persécution nazie.
Ces motifs laissent à penser qu’une loi pourrait donc être prise, condamnant le port de vêtements qui constituent, dans le contexte actuel, de véritables manifestes politico-religieux. Cela n’implique pas d’aller au-delà. La loi, tout comme la tradition républicaine, tolère les signes d’appartenance religieux que l’on qualifiera de « discrets » tout comme elle distingue les habits des ministres des cultes de ceux du tout venant. Si une loi devait donc être prise, il conviendrait qu’elle respecte cette tradition.
Le point important est donc qu’« il n’y a pas de parti politique du royaume de Dieu ». Nous voyons bien à quel point c’est aujourd’hui une idée fondamentale. Cette idée doit se traduire dans le droit. Elle signifie à la fois que l’on ne peut prétendre fonder un projet politique sur une religion, et que la démarche du croyant, quel qu’il soit, est une démarche individuelle, et de ce point de vue elle doit être impérativement respectée, mais qu’elle ne s’inscrit pas dans le monde de l’action politique qui est celui de l’action collective. C’est ici une des fondations de la laïcité. Cependant, comment devons-nous réagir face à des gens qui, eux, ne pensent pas ainsi ? Soit ils considèrent que le « royaume de Dieu » peut avoir un parti politique (et on l’observe des intégristes chrétiens aux Etats-Unis aux Frères Musulmans) soit qu’ils considèrent que les deux cités, pour reprendre Augustin[21], sont sur le point de fusionner, comme c’est le cas de courants messianiques et millénaristes comme les salafistes ou d’autres courants millénaristes. On voit bien ici le problème. Ces courants, pour des raisons différentes, contestent – par des méthodes elles aussi différentes – l’idée même de laïcité. Or, cette idée est essentielle à la formation d’un espace politique, qui est certes traversé d’intérêts et de conflits, mais néanmoins gouverné par des formes de raison, espace politique indispensable à la construction de la souveraineté et de la nation. Faut-il donc les laisser faire, au nom des libertés individuelles qui sont une application de la raison, en sachant qu’ils sont porteurs de principes absolument antagoniques qui, s’ils triomphaient, rendraient impossible l’existence de ce type d’espace politique – et donc les libertés individuelles – au nom desquelles, en particuliers ceux qui considèrent que le « royaume de Dieu » peut avoir un parti politique, prétendent avancer ? La question est moins compliquée avec les courants qui prétendent à la fusion entre les « deux cités ». Ceux-là, en un sens, se mettent directement hors-jeu. Mais il convient aussi de trouver les formes légales permettant de combattre les courants qui en apparence font allégeance aux règles (dans le sens du positivisme juridique le plus strict) pour en combattre en fait le contenu. Cela montre que la question de la laïcité n’est pas seulement politique et juridique, mais que cette question a aussi une nature culturelle. L’oubli de cette dimension, venant avec les contre-sens sur la nature politique du principe de laïcité et sur ses applications juridiques, explique dans une large mesure les discours à proprement parler « aberrants » que l’on a pu entendre sur ce sujet depuis ces dernières semaines.
[21] Saint Augustin, La Cité de Dieu, Trad. G. Combés, revue et corrigée par G. Madec, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1993,
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